INTERVIEW
DE RABIH ALAMEDDINE
après le prix Femina 2016 sur Les vies de papier
Rabih
Alameddine : "On réduit encore la femme à sa capacité
à enfanter"
Sophie Pujas,
Le Point, 31 octobre 2016
"C'est le plus autobiographique de mes livres, ce que personne ne
suppose jamais, parce que le personnage est une femme", confie Rabih
Alameddine. © AFP/LIONEL BONAVENTURE
Comment
décririez-vous Aaliya, l'héroïne de ces Vies de
papier ?
Cette femme de soixante-douze ans, c'est moi. Nous avons le même
caractère. C'est le plus autobiographique de mes livres, ce que
personne ne suppose jamais, parce que le personnage est une femme. Il
m'a fallu trois ans pour l'écrire. La difficulté n'était
pas de me glisser dans la peau d'une femme, mais de trouver sa voix à
elle, spécifique, savoir de l'intérieur comment elle réagirait
à telle ou telle situation
Kafka,
Pessoa, Nabokov, Roberto Bolaño
Aaylia est une lectrice boulimique,
qui traduit pour elle seule de grands noms de la littérature mondiale.
Avez-vous le même panthéon littéraire qu'elle ?
Oui, à ceci près qu'elle est plus radicale que moi. Il y
a des écrivains qu'elle déteste, comme Hemingway, qui ne
m'intéresse pas spécialement, mais envers qui je n'ai aucune
animosité
Ce qui est radical aussi chez elle, c'est de traduire
tous ces textes sans jamais chercher à être publiée.
J'aimerais être capable d'écrire seulement pour moi. J'aimerais
être elle, ne pas me soucier de la façon dont on me voit.
Mais je dois l'avouer : quand j'ai une mauvaise critique, ça me
tue ! Et pourtant, mes écrivains favoris sont des auteurs qui n'ont
pas vraiment publié : Pessoa, Kafka, Bruno Schulz
Des écrivains
en marge, en dehors du monde.
Quand
avez-vous su que vous vouliez devenir écrivain ?
Il paraît que j'en ai parlé pour la première fois
quand j'avais quatre ans. Mais à l'époque, je rêvais
d'écrire des bandes dessinées, mon obsession d'alors
Mais c'est seulement à vingt-six ans que j'ai écrit mon
premier roman. À l'époque, je lisais beaucoup de livres
sur le sida. Des livres gentils, qui avaient l'air de s'excuser
Je me souviens d'au moins deux ou trois livres (je ne plaisante pas) racontant
un dernier voyage à Paris, avec le narrateur malade dégustant
son fromage favori pour la dernière fois, etc. J'ai décidé
d'écrire sur le sujet un livre que j'aurais envie de lire sur cette
épidémie. C'est-à-dire un livre porté par
la colère, qui s'est intitulé Koolaids:
The Art of War.
La
condition féminine, telle que vous la décrivez à
travers Aaliya, c'est une autre source de colère ?
La société la considère comme inutile puisqu'elle
n'est ni mariée ni mère. Le titre original du livre est
The Unnecessary Woman la femme non nécessaire. Mais
il ne s'agit pas seulement du Liban. Nous vivons toujours dans une société
où peu importe ce que fait une femme, quel métier elle exerce...
sa fonction première est de devenir mère. Je le vois au
Liban, mais aussi aux États-Unis, puisque je partage mon temps
entre les deux pays. On réduit encore beaucoup la femme à
sa capacité à enfanter. Je crois que nous avons encore du
chemin à faire
Vous
dressez aussi un portrait de Beyrouth, où Aaylia a passé
toute sa vie
Oui, parce que ce portrait était une métaphore d'Aaylia.
Beyrouth est une ville qui se porte mal, où beaucoup de choses
ne marchent pas - les feux de signalisation, par exemple. Beyrouth
a une façade, et Alya aussi. Elle se présente comme quelqu'un
de très fort, qui n'a besoin de personne. En réalité,
elle a vraiment besoin des autres. J'ai choisi en épigramme cette
phrase de Marianne Moor : "Le remède à l'isolement
est la solitude."
Elle
a besoin des autres, mais aussi de la vie parallèle qu'est la littérature
Mais nous menons tous des existences parallèles, imaginaires, qui
nous permettent de vivre. Quand je dis que la littérature est tellement
importante, est-ce que ce n'est pas un mensonge que je me raconte à
moi-même ? J'ai une sur qui vit un peu dans son monde ; par
exemple, elle est persuadée que tout le monde l'aime ou lui veut
du bien. Et au fond, c'est presque vrai ! Et quand ce n'est pas le cas,
elle ne le sait pas. Je me demande toujours ce qui arrivera si elle découvre
la vérité. Mais ce n'est encore jamais arrivé - donc,
comment lui donner tort ? Dans le roman, je raconte trois vies parallèles,
Aalya et deux de ses amies. L'une vit entièrement dans le fantasme,
rien ne menace le monde qu'elle s'est construit. Une autre, dont le rêve
est détruit, ne peut faire front. Et enfin Aalya, un peu entre
les deux : elle a eu un rêve, qui a été détruit
aussi, mais elle décide d'affronter la réalité. C'est
cette tension entre fantasme et scepticisme qui m'intéressait.
L'un
des sujets de scepticisme, pour Aaylia, c'est la religion. Un point de
vue que vous partagez ?
Sa religion à elle, c'est la littérature. Je suis athée,
comme elle. J'aime la religion comme réservoir d'histoires, de
mythes, mais je n'y crois pas. Pourtant je vis entre deux pays très
religieux. Ce sont deux pays fous. Tout le monde pense que Beyrouth est
un endroit insensé, mais la folie est plus grande encore aux États-Unis
ils présentent simplement une meilleure façade. C'est
très bien pour un écrivain, qui a toujours intérêt
à être là où la folie se manifeste.
Qu'est-ce
qui vous semble si fou, aux États-Unis, où vous êtes
arrivé à quinze ans ?
Je reste sidéré à l'idée que le président
des États-Unis ne puisse pas être athée. C'est de
la folie, au XXIe siècle. Je pense que nous ne sommes les histoires
que nous nous racontons. Chez vous, le mythe, c'est que tous les Français
sont des intellectuels. Aux États-Unis, le mythe, c'est celui de
l'individu, du héros à la John Wayne. Mais en réalité,
les États-Unis sont le pays le plus conformiste au monde. Et c'est
sans doute le pays qui a déclenché le plus de guerres au
cours des dernières années, mais peu importe : si vous demandez
à la plupart de mes compatriotes américains, ils vous diront
que les gentils, c'est nous ! Vous pourrez leur montrer des preuves de
crimes de guerre, comme à Abou Ghraib, ils vous diront que le coupable
est juste une brebis galeuse
Les peuples qui pensent agir au nom
du bien sont souvent les plus dangereux.
Lirelles
a programmé Les
vies de papier de
Rabih Alameddine en
novembre 2021
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