L'avis de Patricia
sur
Les
vies de papier de Rabih ALAMEDDINE
J'ai adoré à tous points de vue.
J'ai aimé la forme et l'écriture, une écriture très
rythmée pleine d'ironie et d'humour.
L'impression générale
Pour moi, il s'agit d'un roman sombre et désespérant sur
le parcours de vie de la narratrice, personnage asocial et désabusé,
qui a connu les guerres. Il s'agit aussi d'un récit nostalgique
sur la ville de Beyrouth dévastée par les guerres. On y
trouve ses réflexions philosophiques et des théories sur
la psychologie. L'ensemble du livre est jonché d'un tas de références
littéraires, musicales et cinématographiques (environ
200 que j'ai notées) pour illustrer ses réflexions,
pour décrire ; entre autres, on y fait aussi la visite du musée
de Beyrouth. Il y a aussi beaucoup de commentaires et de descriptions
amusants. Ça a été un régal pour toutes ces
raisons. J'y ai retrouvé des auteurs, musiques, films cités
que je connais et certains auteurs ont été lus à
Lirelles, d'autres que je ne connais pas mais aimerais lire. Il utilise
ces références pour décrire une personne ou une situation
(exemple : tomber sur les fesses comme Charlie Chaplin). Il a aussi recours
à la mythologie : Achille, Ulysse, etc. et aussi à des tableaux
(Goya) et même à des BD.
Les sujets abordés et la philosophie générale
Pour moi c'est un récit sur le sens de la vie
le temps qui
passe, la jeunesse, la vieillesse, la famille, la religion, l'amitié,
la maladie, la démence de sa mère. J'y vois une leçon
de vie contre l'individualisme, l'égocentrisme, l'égoïsme,
les certitudes, le sentiment de supériorité. Comme le titre
l'indique ("les vies de papier"), c'est à double sens
; premier degré : les livres, l'écriture ; et second degré
: nous ne sommes rien, comme du papier qui brûle, des vies qui sont
basées sur des leurres, c'est souvent (voire toujours) le cas.
Des châteaux de sable qui s'écroulent. Comme ses livres,
ses écrits
qui finissent inondés dans la chambre de
bonne. Une femme inutile comme son le titre du livre en anglais. C'est
un hommage aux arts et plus particulièrement à la littérature.
D'ailleurs elle dit : "L'art sauvera le monde".
Le personnage et son histoire
La narratrice n'est pas particulièrement attachante, elle ne semble
pas avoir beaucoup d'affects pour les gens, mais plus pour certains objets
de son quotidien, sa ville, ou pour ses livres, peut-être parce
qu'elle a vécu la guerre. Elle dort avec une kalachnikov, c'est
une intellectuelle autodidacte musulmane mais athée qui semble
avoir plein de certitudes, elle méprise les autres, se sent supérieure,
uniquement concentrée sur ses lectures et ses projets de traductions.
Elle fait comme si elle avait choisi sa solitude, son écart de
la société de son propre chef. D'ailleurs, elle cite :
"Le remède à l'isolement est la solitude"
de Marianne
Moore. Au début, le récit est une description de tâches
quotidiennes répétitives (cela m'a fait un peu penser à
La
femme au petit renard de Violette Leduc ou à Jeanne
Dielman de Chantal Akerman).
Le récit est progressif. On se rend compte au fur et à
mesure qu'elle se voile la face, que sa vie est une fuite ("Je
me suis enfuie en littérature"), un leurre, les événements
de sa vie ont orienté son destin, nullement choisi au départ.
Pessoa : "c'est la nostalgie de cet autre que j'aurais pu être
qui me désagrège et m'angoisse"
Elle : "Nous considérons rarement que nous sommes façonnés
par les choix que l'on n'a pas faits."
Arrivée à l'âge de 72 ans, elle réfléchit
sur son existence, ses traumatismes. Ses traductions inutiles puisque
non publiées, son mariage raté, sa solitude, sa famille
qu'elle n'aime pas
On lui découvre deux amis, les seuls, Ahmad et Hannah, dont le
destin est marqué aussi par les événements. Elle
les a perdus douloureusement alors qu'ils recherchaient un sens à
leur vie. Leur vie étant basée aussi sur un leurre. Elle
n'a pas su les aider, elle est passée à côté
d'eux.
De même, elle connaît les personnages des romans mieux qu'elle
ne connaît sa mère, maintenant démente.
Finalement elle découvre qu'elle a plus de points communs avec
sa mère qu'elle ne le pensait : mariages douloureux, Chopin, Asmahan
- chanteuse diva scandaleuse.
La description de Beyrouth évoque tous les stigmates de la guerre,
mais aussi la mondialisation, BlackBerry, pizza Hut, Starbucks, Kenzo,
thé Lipton jaune. Le tourisme, la pauvreté aussi.
On y trouve des contradictions, entre ce que pense la narratrice et ce
que semble penser l'auteur. Exemple : La narratrice méprise les
"épiphanies" (c'est-à-dire les prises de conscience),
alors que l'auteur en met une ou plusieurs à la fin du livre. On
arrive mieux à comprendre le personnage qu'on finit par trouver
attachant malgré tout. Prise de conscience par rapport à
sa mère, prise de conscience par rapport à ses voisines
qui l'aident à sécher les feuilles de ses traductions noyées,
et prise de conscience que son travail de traduction est plus fort que
tout, même quand elle a tout perdu.
En revanche, j'ai eu beaucoup de mal à me persuader que la narratrice
était une femme, car je trouve que l'écriture est masculine,
un peu brusque, puissante et très rythmée. Parfois on ne
sait pas s'il parle de lui ou d'elle. Ou bien est-elle son double ? Beaucoup
de références gays : Pessoa, Wilde, Woolf, Djuna Barnes,
Yourcenar, Proust, Foucault, Couleur pourpre, le film La
Rumeur, etc. etc.
Elle aimait Anna Karénine, Emma Bovary sa chérie. Le personnage
est-il lesbien comme lui est gay ?
Conclusion : à mon avis le meilleur livre qu'on ait lu à
Lirelles
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