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Préface
à La Cloche de détresse de Colette Audry
éd.
Imaginaire Gallimard
Lors de sa parution à Londres en 1963, un
mois avant le suicide de son auteur, ce livre écrit par une Américaine
de trente ans, mariée au poète anglais Ted Hughes et poète
elle-même, fut accueilli avec un vif intérêt en Angleterre
et aux États-Unis. Mais c'est en 1971, quand il fut réédité
à New York, que lui vint la célébrité.
En 1963, le récit n'était encore que prémonitoire
de la révolte féminine qui allait se développer :
The Feminine Mystique (1)
de Betty Friedan, qui devait tant contribuer à son déferlement,
paraît la même année que The Bell Jar. Huit
ans plus tard, en revanche, toute une jeunesse pouvait se reconnaître
dans cette étudiante de dix-neuf ans, écartelée entre
sa vocation d'artiste et d'intellectuelle et le modèle féminin
que lui impose l'entourage ; entre les routines, l'assoupissement de sa
petite ville d'origine et le tumulte publicitaire de son expérience
new-yorkaise. Aventure datée et située donc - et datée,
de surcroît, par le fait qu'elle baigne dans l'atmosphère
trouble des premiers temps du maccarthysme - mais ni plus ni moins datée
après tout que celle de Werther
ou de René.
Pour que The Bell Jar en vienne à prendre la place qui lui
revenait dans la littérature anglo-saxonne, il a donc fallu quelques
circonstances favorables. Et cela parce que d'autres circonstances lui
avaient au départ obstrué la voie. Tout s'était conjugué,
en effet, dans un premier temps, pour que le caractère de témoignage
du livre rejette au second plan l'exceptionnelle réussite artistique
de l'uvre.
Et d'abord la réputation déjà assurée du poète
qu'était Sylvia Plath. Public et critiques sont portés à
croire en pareil cas qu'un roman, a fortiori un roman autobiographique,
ne recueille que la surabondance créatrice de l'écrivain.
Ils ne veulent y voir qu'un moyen d'accès à la lecture des
poèmes, une sorte de glose marginale. Or, Sylvia Plath elle-même
a involontairement prêté la main à cette méconnaissance.
Elle avait écrit ses premiers vers à huit ans. À
dix-sept ans, elle conduisait son apprentissage de poète avec autant
de rigueur que de passion. Le travail du pur intellect, qui consiste à
se mettre en disposition de faire accéder au jour l'imaginaire
profond avant que de le maîtriser, et qui est la marque des très
grands poètes, était chez elle exemplaire. Par contre, et
bien qu'elle eût écrit des nouvelles dès l'adolescence,
elle se sentait beaucoup moins sûre d'elle en prose : "J'étais
traumatisée à l'idée d'écrire un roman",
confie-t-elle à une amie. Et il est vraisemblable que le temps
lui a manqué pour se détacher de l'histoire qu'elle s'était
arrachée (parce que, dit-elle, rien ne pue autant qu'un tas d'écrits
non publiés
Je tiens toujours à ce que le rituel s'achève
par l'édition) et apprécier à sa valeur sa propre
création.
Et telle était son incertitude qu'elle publia The Bell Jar
sous un pseudonyme, celui de Victoria Lucas.
Car de ce procès-verbal implacable et désespéré
émanait un parfum de scandale. Nul n'y était bien traité
(à commencer par l'auteur) et tous pouvaient s'y reconnaître.
"Sans commentaire, ce livre représente la plus vile ingratitude"
écrit en 1970 la mère de Sylvia Plath à l'éditeur
américain. Elle sait que toute tentative pour empêcher la
publication est d'avance vouée à l'échec. Mais elle
s'efforce de montrer dans cette lettre - pour minimiser la portée
du livre ? pour décourager le public de le lire ? - que sa fille
n'était pas elle-même quand elle l'écrivit. Et elle
se réfère aux paroles mêmes de Sylvia : "Ce
que j'ai fait - je me souviens l'entendre - c'est ramasser ensemble des
événements de ma propre vie, ajouter de la fiction pour
donner de la couleur
Cela donne une vraie soupe, mais je pense que
cela indiquera combien une personne solitaire peut souffrir quand elle
fait une dépression nerveuse."
Tel était bien l'ultime danger de marginalisation qui guettait
le livre de Sylvia Plath : celui d'être versé une fois pour
toutes au dossier du morbide, de l'anormal, du pathologique, d'aller rejoindre
ces documents saisissants mais inclassables que sont les dessins de fous.
Car tout l'intérêt que porte notre époque à
ce genre de production, la modification qui s'est opérée
dans le regard que nous portons sur les névrosés et les
aliénés ne change rien au fait que cet intérêt
même, appliqué à une uvre littéraire,
risque de nous détourner, si nous n'y prenons garde, de nous arrêter
sur sa dimension littéraire. Alors que le fait littéraire
est justement la voie royale qui nous amène à sympathiser
en profondeur avec celui qui écrit, à oublier qu'on a abordé
son histoire comme une curiosité, à cesser de le considérer,
lui, comme un autre que nous - les gens normaux. L'Aurélia
de Gérard de Nerval nous avait déjà appris ces choses,
mais nous n'avons que trop tendance à les oublier.
C'est au tour du public français aujourd'hui de
pouvoir relire ce livre et le découvrir "tel qu'en lui-même"
- dans toute sa richesse.
Il y trouvera bien un témoignage en effet, un constat sans la moindre
complaisance, la description clinique d'une dépression vécue
de l'intérieur et qui s'achève par un suicide raté
- mais qui aurait dû réussir si le cur de Sylvia Plath
n'avait pas été exceptionnellement constitué. Il
y trouvera aussi l'histoire d'une longue bataille au jour le jour et à
ras de terre - bataille perdue - menée par une fille brillante
et pleine de vie contre l'attirance de la mort. Et c'est encore, ce livre,
le poème du miroitement de la mort dans les replis fouillés
et décapés d'un monde humain sans consistance. Poème
heurté, éclaté comme ceux qu'écrivait Sylvia
Plath, mais splendidement construit, comme on le voit par l'introduction,
la reprise et l'irrésistible orchestration finale de ses deux thèmes
fondamentaux que sont le vide et le suicide.
Le premier apparaît dès la seconde page : "Je
me sentais très calme, très vide, comme doit se sentir l'il
d'une tornade qui se déplace tristement au milieu du chaos généralisé."
Et l'on voit par l'image qu'il ne s'agit pas d'un vide qui serait simple
absence, mais du vide aspirant, celui de la cloche transparente et isolante
en train de descendre.
Quant au second thème, il fait son apparition en plein cur
du récit, le jour où la jeune fille apprend à skier.
On ne l'entr'aperçoit alors que du coin de l'il.
"Une voix intérieure me conseillait de ne pas me conduire
en idiote - sauver ma peau, enlever mes skis, et descendre par la forêt
de pins qui bordait la pente - elle s'est envolée comme un moustique
inconsolable. L'idée que je pourrais bien me tuer a germé
dans mon cerveau le plus calmement du monde, comme un arbre ou une fleur."
Et, curieusement, tandis qu'elle fonce vers l'accident, elle sent ses
poumons s'emplir d'air.
L'écriture poétique du livre est perpétuellement
brassée, malaxée avec une écriture parlée :
langage de film américain, humour robuste et positif.
(1) Traduit en
français aux éditions Denoël-Gonthier sous le titre
: La
femme mystifiée.
Colette Audry
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