Borges
et Michel Foucault
"Ces catégories ambiguës, superfétatoires, déficientes
rappellent celles que le docteur Franz Kuhn attribue à certaine
encyclopédie chinoise intitulée Le marché céleste
des connaissances bénévoles. Dans les pages lointaines
de ce livre, il est écrit que les animaux se divisent en a) appartenant
à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons
de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté,
h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent comme
des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un très fin
pinceau de poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser
la cruche, n) qui de loin semblent des mouches."
Jorge Luis Borges
"La
langue analytique de John Wilkins"
in Autres inquisitions, 1952
(n'oublions pas que Borges invente des références érudites...)
Préface
Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges. Dans le rire
qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée
- de la nôtre : de celle qui a notre âge et notre géographie
-, ébranlant toutes les surfaces ordonnées et tous les plans
qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller
et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du
Même et de l'Autre. Ce texte cite "une certaine encyclopédie
chinoise" où il est écrit que "les animaux se
divisent en : a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés,
c) apprivoisés, d) cochons de lait e) sirènes, f) fabuleux,
g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification,
i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec
un pinceau très fin en poils de chameau, l) et cætera, m)
qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches".
Dans l'émerveillement de cette taxinomie, ce qu'on rejoint d'un
bond, ce qui, à la faveur de l'apologue, nous est indiqué
comme le charme exotique d'une autre pensée, c'est la limite de
la nôtre : l'impossibilité nue de penser cela.
Qu'est-il donc impossible de penser, et de quelle impossibilité
s'agit-il ? À chacune de ces singulières rubriques, on peut
donner sens précis et contenu assignable ; quelques-unes enveloppent
bien des êtres fantastiques - animaux fabuleux ou sirènes ;
mais justement en leur faisant place à part, l'encyclopédie
chinoise en localise les pouvoirs de contagion ; elle distingue avec
soin les animaux bien réels (qui s'agitent comme des fous ou qui
viennent de casser la cruche) et ceux qui n'ont leur site que dans l'imaginaire.
Les dangereux mélanges sont conjurés, les blasons et les
fables ont rejoint leur haut lieu ; pas d'amphibie inconcevable, pas d'aile
griffue, pas d'immonde peau squameuse, nulle de ces faces polymorphes
et démoniaques, pas d'haleine de flammes. La monstruosité
ici n'altère aucun corps réel, ne modifie en rien le bestiaire
de l'imagination ; elle ne se cache dans la profondeur d'aucun pouvoir
étrange. Elle ne serait même nulle part présente en
cette classification si elle ne se glissait dans tout l'espace vide, dans
tout le blanc interstitiel qui sépare les êtres les uns des
autres. Ce ne sont pas les animaux "fabuleux" qui sont impossibles,
puisqu'ils sont désignés comme tels, mais l'étroite
distance selon laquelle ils sont juxtaposés aux chiens en liberté
ou à ceux qui de loin semblent des mouches. Ce qui transgresse
toute imagination, toute pensée possible, c'est simplement la série
alphabétique (a, b, c, d) qui lie à toutes les autres chacune
de ces catégories.
Encore ne s'agit-il pas de la bizarrerie des rencontres insolites. On
sait ce qu'il y a de déconcertant dans la proximité des
extrêmes ou tout bonnement dans le voisinage soudain des choses
sans rapport ; l'énumération qui les entrechoque possède
à elle seule un pouvoir d'enchantement (...)
Ce texte de Borges m'a fait rire longtemps, non sans un malaise certain
et difficile à vaincre. Peut-être parce que dans son sillage
naissait le soupçon qu'il y a pire désordre que celui de
l'incongru et du rapprochement de ce qui ne convient pas ; ce serait
le désordre qui fait scintiller les fragments d'un grand nombre
d'ordres possibles dans la dimension, sans loi ni géométrie,
de l'hétéroclite ; et il faut entendre ce mot au plus
près de son étymologie : les choses y sont "couchées",
"posées", "disposées" dans des sites
à ce point différents qu'il est impossible de trouver pour
eux un espace d'accueil, de définir au-dessous des uns et des autres
un lieu commun. (...)
Michel Foucault
Les
mots et les choses
Gallimard, 1966
Préface en
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