LE LIVRE QUE NEIGE SINNO AIME OFFRIR

A la question posée par Le Monde en période de Noël à seize écrivains, intellectuels et artistes "Quel livre aimez-vous le plus offrir ?", Neige Sinno choisit un livre argentin : L'Ancêtre de Juan José Saer.

D’Agnès Desarthe à Georges Vigarello, en passant par Christian Lacroix ou Angelin Preljocaj… Ils sont seize à avoir répondu à la question posée par Le Monde des livres. S’ils ne devaient en choisir qu’un… De la part de Neige Sinno : L’Ancêtre, de Juan José Saer.

L'Ancêtre, de Juan José Saer, est un livre que j'aime offrir à deux sortes d'amis : des lecteurs très littéraires avec une attirance pour les choses étranges et des lecteurs plutôt intéressés par des questions anthropologiques, qui n'ont pas peur des œuvres de l'imagination. En tant que Française vivant au Mexique, j'ai moi-même un intérêt particulier pour certaines de ces questions. Qu'est-ce qui s'est passé, pas seulement sur le plan historique, mais sur les autres, esthétique, spirituel, sociologique, ontologique, au moment de cet impensable choc des cultures qu'a été la colonisation européenne ? Qu'est-ce que ça veut dire, l'autre, le grand autre, l'étranger fondamental ? Comment est-ce que je peux imaginer penser, vivre, rêver, parler autrement, vraiment autrement, puisque je suis enfermée en moi ?

L'Ancêtre (Flammarion, 1987 ; rééd. Le Tripode, 2018) ne répond évidemment pas à ces questions, mais il les pose de façon tellement bizarre, tellement inattendue, tellement hors de tout chemin balisé dans la littérature, et en même temps depuis son cœur palpitant, que la lecture de ce court texte de fiction devient une expérience radicale, à la fois dérangeante, déroutante et mélancolique. Il y a des moments où ça devient drôle, mais le comique est toujours bizarre aussi chez Saer, délicatement grotesque, pourrait-on dire.

C'est l'histoire d'un orphelin, au début du XVIe siècle, embarqué un peu malgré lui comme mousse dans une expédition coloniale sur un bateau espagnol qui arrive en Amérique, mais qui est attaqué par des sauvages dès son arrivée. Les Indiens tuent tout le monde sauf lui, et l'emmènent dans leur village. Il devient alors un témoin de leur vie - on ne sait si c'est à dessein ou par hasard -, et peu à peu ce jeune homme de 15 ans se métamorphose au contact d'une culture et d'une langue qu'il n'arrivera pas à dominer complètement, tout en perdant sa langue d'origine. Il sera récupéré dix ans plus tard par une autre expédition, qui le ramènera en Europe, à jamais marqué par cette expérience qu'il essaie de retrouver dans le récit qu'il nous en fait au moment de sa vieillesse.

Il n'y a jamais, dans l'œuvre de Juan José Saer (1937-2005), écrivain argentin originaire de la pampa, qui a vécu en France une grande partie de sa vie, d'idéalisation ni de fascination facile pour le monde sauvage, mais tout n'est pas pour autant cruel et horrible dans ce village anthropophage, dans les relations entretenues entre les Indiens et notre personnage, qui n'est plus ni d'une culture ni d'une autre. On retrouve, dans l'intrigue et dans l'imaginaire que charrie ce texte tel un fleuve boueux, les constructions des romans d'aventures et des textes anthropologiques qui ont façonné notre conscience européenne de l'exotisme américain depuis des siècles, mélange de désir, de haine, de rêverie et de questions philosophiques et morales irrésolues. L'étrangeté de cet espace flou, de mutations où nature, culture, bestialité et érudition se rencontrent, est ce qui nous reste après la lecture, une sensation douce-amère d'avoir traversé un monde incompréhensible, inquiétant, opaque et intensément vivant.

L'Ancêtre (El entenado), de Juan José Saer, traduit de l'espagnol (Argentine) par Laure Bataillon, Le Tripode, 172 p., 10 €.
Dernier ouvrage paru de Neige Sinno : Triste tigre (P.O.L, prix littéraire "Le Monde" 2023).

Agnès Desarthe, Ananda Devi, Mathias Enard, Julia Kerninon, Christian Lacroix, Marie-Hélène Lafon, Bernard Lahire, Florent Marchet, Akira Mizubayashi, Ovidie, Corine Pelluchon, Angelin Preljocaj, Alice Renard, Franck Thilliez, Georges Vigarello ont également confié leurs goûts en matière de cadeaux littéraires (Le Monde, 8 décembre 2023)

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