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Nous avons lu pour le 17 novembre 2024 :

Triste tigre de Neige Sinno

DES INFOS AUTOUR DU LIVRE
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 Les textes de Neige Sinno
› Articles et entretiens

 NOS RÉACTIONS sur ce livre


Le livre

Quatrième de couverture : J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée.

Prix littéraire du Monde,
prix Les Inrockuptibles,
prix Femina,
Prix Blù Jean-Marc Roberts,
prix Strega Europeo
et vingt prix Goncourt

 

 

Voir, concernant ces innombrables prix :

Neige SINNO,
Triste tigre, POL, 288 p.

Triste tigre
,
éd. Voir de Près, 2023

Triste tigre
, lu par Neige Sinno, avec un CD audio, durée d'écoute 7h, Gallimard, coll. Écoutez lire, 2024

Neige Sinno : ses textes

Voici la présentation des deux livres publiés en français avant Triste tigre : un recueil de nouvelles, puis un premier roman.

La vie des rats, Marseille, La Tangente, 2007
La Vie des rats est un recueil de douze nouvelles qui racontent des moments de vies à la dérive se croisant sur les routes du sud de la France et dans les rues de Marseille. Des personnages attendent que quelque chose arrive, se demandant vaguement ce qui est arrivé avant ou ce qui arrivera ensuite, comme si le réel était pour eux dans une brume, impossible à distinguer clairement. Par moments, une combinaison de hasards et d'actes de volonté leur permet d'avoir pour quelques instants le sentiment d'exister, leur révélant alors la présence des autres. Un livre sur la jeunesse et la solitude, ces abîmes dont on ne peut s'échapper qu'en acceptant de se perdre un peu.

Le Camion, Christophe Lucquin éditeur, 2018
C'est l'histoire d'une jeunesse, peut-être la vôtre. C'est l'histoire de jeunes gens qui ont rêvé dans leur enfance, leur adolescence, que le monde serait ouvert pour eux, qu'ils seraient libres, que tout serait possible. Ils se prennent ensuite la crise, la réalité, en pleine face ; le chômage, les frontières, la nature dévastée. On les rencontre à ce moment-là, autour d'un camion qu'on leur a prêté, avant qu'ils ne se lancent chacun de leur côté dans leurs vies, comme dans une attente de vivre.
Ils sont jeunes adultes, frustrés, rêveurs, ambitieux, résignés, tous partagent l'envie d'ailleurs. Pour cela, ils ont un camion. Il ne les transporte pas loin, il tombe souvent en panne, mais il les amène à rêver de destinations lointaines : la Chine, l'Afrique, etc.
Le camion c'est comme leur propre vie, la possibilité de s'échapper, mais l'impossibilité de prendre l'élan. C'est un groupe d'amis qui aimerait voyager loin, mais la vie s'impose et les rêves passent.
Ce n'est pas un livre nostalgique, ni un road book, c'est un roman d'aventures qui se passe dans un camion qui n'avance pas très vite, mais qui va quand même plus loin que prévu.

Ô étonnement concernant Christophe Lucquin, éditeur du roman de Neige Sinno Le Camion ! Voilà Christine Angot qui rapplique, pas sous son meilleur jour...

Cet éditeur a été pris dans une polémique car Christine Angot l'a accusé dans une tribune de Libération de publier "des textes à caractère essentiellement pédophile. De l'avis même des amateurs d'érotisme, ces textes sont un peu limites, un peu lourds et ne rencontrent pas le public".

Libération a publié son droit de réponse =>ici.

Finalement, la cour d’appel de Paris a jugé que l’écrivaine avait publiquement diffamé l’éditeur Christophe Lucquin ainsi que sa maison d’édition. Christine Angot est donc condamnée, civilement et solidairement avec Laurent Joffrin, directeur de la rédaction et de la publication du quotidien Libération.

Auparavant, Neige Sinno avait soutenu une thèse en 2005 à l'Université d'Aix-Marseille 1 : L'écriture de l'inquiétude dans les nouvelles de Raymond Carver, Richard Ford et Tobias Wolff

                                                                                            
Et elle a publié au Mexique un essai sur les figures du lecteur, intitulé Lectores entre líneas: Roberto Bolaño, Ricardo Piglia y Sergio Pito, récompensé en 2010 par le prix Lya Kostakowsky.
                                                     

Voici enfin la présentation de l'album de BD Amatlan d'Edmond Baudoin, L'Association, 2009
Un jour d’octobre 1996, Edmond Baudoin rencontre Neige Sinno à la terrasse d’un café à Nice. Quelques années plus tard et des milliers de kilomètres plus loin, c’est à Amatlan au Mexique que les deux amants se retrouvent.
Amatlan commence comme un carnet, et prend vite une consistance imprévue qui en fait l’un des livres les plus accomplis et les plus touchants d’Edmond Baudoin.
Si Baudoin entreprend dans son carnet de dessiner les paysages d’Amatlan et de ses magnifiques montagnes – où Zapata s’est jadis caché –, il dessine aussi Neige, la bien-aimée qui l’accueille là-bas. Et sa relation avec Neige s’éclaire de façon inattendue au moment où celle-ci, écrivain, décide de rédiger un texte sur le carnet en cours, où Baudoin l’intègre et y réagit en retour.
Ce texte magnifique de Neige pousse le dessinateur dans ses retranchements, et l’ensemble transcende ce carnet en un témoignage unique sur l’amour, au dessin toujours plus magistral.
Si Baudoin fait, selon ses dires, “toujours le même livre”, il va néanmoins toujours un cran plus loin, et atteint avec ce volume-ci une épure contemplative et apaisée, en même temps qu’il témoigne d’un enchevêtrement emblématique de la complexité de nos sentiments.

Articles et entretiens

Rencontres et entretiens
- Le livre est sorti depuis peu : un long entretien avec Johan Faerber dans Diacritik, 28 août 2023. Extraits :

Vous l’avez sans doute remarqué, le texte commence par une phrase qui inclut la mention de me too : moi aussi, mais ce n’est pas pour dire moi aussi j’ai été victime, c’est pour affirmer que moi aussi ce qui me fascine c’est la violence, c’est le monstre : "Car à moi aussi ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau".

Le caractère presque ludique des passages où sont introduits les articles de journaux me permet de faire raconter la partie la plus terrible de l’histoire par la voix du journaliste qui commente les faits au moment du procès, c’est lui qui titre 7 ans de calvaire pour une fillette, au lieu de devoir prendre en charge cet aspect directement à travers la voix narrative. On ne s’en rend peut-être pas compte à la première lecture mais il y a dans tout le texte des stratégies de ce genre qui me permettent de protéger mon lecteur, de l’épargner un peu, car je pense qu’il n’est pas nécessaire d’aborder les faits trop frontalement.
Cette forme "ma vie comme…" [ma vie comme un film d'horreur, ma vie comme une succession de faits divers] est un clin d’œil à un texte de non-fiction qui a eu son importance pour moi pendant l’écriture,
In the dreamhouse de Carmen María Machado, qui emploie ce procédé pour donner différentes entrées possibles à la maison de rêve, qui devient cauchemar, qu’a été sa relation amoureuse avec une personne toxique.

À noter : Lirelles a déjà programmé ce livre Dans ma maison rêvée. Voir nos impressions =>ici.

- Premier prix littéraire "Le Monde" : "Une petite brèche dans la chape de silence", rencontre, par Raphaëlle Leyris, Le Monde, 6 septembre 2024. Extraits :

Pourquoi le cacher ? Au moment de voter pour le prix littéraire Le Monde 2023, nombre de jurés ont confessé avoir été saisis de crainte en découvrant que Triste tigre, l’un des dix livres en lice, portait sur un inceste.

Si l’idée d’une thérapie individuelle de l’auteur par l’écriture la "dégoûte", elle nous précisait, au printemps, en revanche, espérer en la possibilité d’une forme "collective" de catharsis, qui ferait de la littérature "un espace privilégié, une table sur laquelle on peut poser des choses conscientes et inconscientes qu’on essaie de régler en tant que groupe social".

- Prix Femina 2023 : "Ce qui me rend très fière c’est que ce prix soit rendu par un jury féminin", un entretien avec Aude Ferbos, Sud Ouest, 9 novembre 2023. Extrait :

Le vécu me permet de faire la narration de faits écrits dans ma chair. Mais ce point de vue énonciatif, c’est aussi la lectrice que je suis, moi qui lis des articles de presse, entends des émissions de radio sur l’inceste.
Il y a donc eu un dédoublement permanent qui me permet d’alterner entre la narration et une partie un peu plus spéculative où je ne suis plus seulement la personne à qui il est arrivé ça, mais une conscience, une universitaire, une lectrice…

- Le succès est là : une interview approfondie avec Livres Hebdo, 6 décembre 2023. Extraits :

Je rencontre beaucoup de lecteurs avec lesquels je parle de mon texte, qui est déjà un peu à eux aussi. Je fais des rencontres extraordinaires et à chaque discussion, d'une certaine façon, je suis encore en train d'écrire ce livre.

Il y a des traductions complètement inespérées, comme en coréen. Les Coréens ont écrit une lettre extraordinaire dans laquelle ils expliquent pourquoi ils sont intéressés par ce livre. Ça le sort complètement du contexte, ils y ont perçu des choses inattendues, sur la question de la non-fiction, de la forme notamment. Et sur la façon dont mon texte est spéculatif par le biais de la narration. Ça m'a beaucoup touchée, car ils ont noté par exemple que je fais référence au côté obscur de la Lune, celui qu'on ne voit pas. Ça leur a rappelé des légendes dont j’ignore l’existence, et leur a semblé un filtre intéressant pour réfléchir au sujet du mal, et ça m'a beaucoup interpellée, car au moment où je cherchais un titre au début, je voulais qu’il renvoie à cette image. Je pensais à Lune noire, ou à une formule qui faisait écho à cette obscurité. Pour moi, c'est extraordinaire de voir des lectures différentes qui parfois résonnent en moi. C'est assez mystérieux.

- Parmi "Les 100 livres de l'année", Triste tigre de Neige Sinno, propos recueillis par Margaux Morasso, Lire Magazine, décembre 2023-janvier 2024. Extraits :

J'avais peur qu'en publiant ce livre le fait d'avoir été victime d'inceste soit accolé à mon nom pour toujours. Maintenant, je me dis que ça n'est plus entre mes mains. Je dois continuer mon chemin, écrire ce que j'ai à écrire et qui est sans rapport avec ça.

À la radio, j'ai eu parfois l'impression que les journalistes cherchaient à me faire dire des choses que je n'avais pas écrites, comme si ce que j'avais écrit n'était pas suffisant. Or, si je n'ai pas mis certaines choses dans mon livre, c'est que je n'ai pas envie d'en parler.

Votre livre a été retiré du CDI d'un lycée privé de Bretagne. Quel effet cela vous fait-il ?
J'aimerais comprendre la démarche de la directrice du lycée. J'aimerais qu'il y ait une conversation entre elle et les directeurs d'établissements scolaires qui ont choisi de proposer
Triste tigre aux élèves, qui ont choisi la parole. En parlant le moins possible, on entretient le déni. À qui pense la directrice en retirant le livre ? Qui croit-elle protéger? Elle ne pense pas aux 10 % d'élèves qui sont abusés. Elle pense aux autres. Est-ce par rapport aux scènes de viol ? Il y en a quelques-unes. Peut-être qu'elle se dit que c'est trop pour des jeunes qui découvrent la sexualité, mais c'est ignorer ce à quoi des lycéens de 15-18 ans sont exposés sur Internet. Peut-être qu'elle assimile mon livre à de la dark romance ? Triste tigre n'a rien à voir avec ça. Jamais je ne mets en doute le consentement, quand la dark romance explore une zone grise entre domination et consentement. J'aimerais avoir plus d'éléments afin de réfléchir à cette censure. À vrai dire, je suis surprise qu'il n'y ait pas eu plus de cas. Moi-même, je trouve cela osé d'avoir mis mon texte sur la liste du Goncourt des lycéens.

Voir le détail de cette interdiction au lycée La Mennais de Ploërmel (Morbihan) dans le journal Le Ploërmelais et dans Le Monde.

- Un dialogue entre Neige Sinno et Annie Ernaux, Le Monde, 4 juin 2024. Extraits :

"C’est votre exigence qui m’a saisie, j’ai senti très vite que votre livre allait être quelque chose d’important", confie Annie Ernaux en s’adressant comme en un dialogue exclusif, sans personne autour, à sa consœur. (...) "C’est un grand livre, vous allez jusqu’au bout de l’horreur, mais vous le faites avec des moyens littéraires", poursuit Annie Ernaux, avant de glisser un constat bienveillant, certainement pas une leçon : "Moi, je récuse la question que vous vous posez quand vous doutez que ce soit de la littérature, je la récuse", soutient-elle. Neige Sinno plie sans rompre sous le poids d’un tel compliment. "C’est très émouvant pour moi que ces lectures existent, elles ajoutent du sens à mon travail, souffle-t-elle. Je fais un effort énorme pour m’exposer ainsi et j’ai cette angoisse que ce soit mal réceptionné." Mais oui, être lue et appréciée par Annie Ernaux, bien évidemment, est bouleversant. "Le premier livre que j’ai lu de vous, c’était Les Années, ça a ouvert une porte (…). J’ai lu vos textes pour découvrir des choses que j’étais en train de chercher pour moi-même."

• Revue de presse concernant le livre sur le site de l'éditeur =>ici

• Vidéos
- Neige Sinno commente son livre aux Correspondances de Manosque, diffusion vidéo Librairie Mollat, 22 septembre 2023, 10 min.
E
lle donne des précisions sur le choix du titre "Triste tigre" dans =>cette séquence.
Un rapprochement tiré par les cheveux ? Le titre de la revue Well Well Well, créé en 2014 par Marie Kirschen pour traiter de la culture lesbienne, a été choisi, certes pour montrer qu'"être lesbienne, c'est bien bien bien !", mais aussi en référence au titre d'une chanson du groupe de punk rock américain Le Tigre, proche des milieux militants lesbiens.

- Un entretien vidéo avec les lycéens lors des Rencontres nationales du Goncourt des lycéens dont elle est lauréate, 1er décembre 2023, 23 min.

• L'histoire de la publication du livre
- "Du manuscrit refusé au prix Femina, itinéraire d’un livre inattendu",
Télérama, 6 novembre 2023. Extrait :

J’ai reçu entre quinze et vingt lettres de refus. (...) J’avais donc abandonné les envois, tout en continuant de croire très fort à mon texte – pour ne pas désespérer, et parce que je ne pouvais pas le lâcher, j’avais commencé à le traduire en espagnol. Quand je me suis aperçue, tardivement, que les éditions P.O.L acceptaient de recevoir des manuscrits par mail, je le leur ai quand même adressé, en janvier dernier. Deux jours plus tard, j’avais une réponse.

- "À chacun son poche", Marie-Anne Georges, La Libre (Belgique), 8 août 2024. Extrait :

Après combien de temps un grand format passe-t-il en poche ?
Les titres qui ont bien marché en grand format (ce qui se traduit par des chiffres de vente dépassant les 5000 exemplaires) passent au format poche dans une fourchette comprise entre un et deux ans. Jean-Paul Hirsch (P.O.L) cite ainsi
Triste tigre de Neige Sinno qui, continuant de bien se vendre (on parle alors de long-seller), ne sera pas en poche avant 2025 (sorti en 2023, il a, notamment, reçu le prix Femina et le Goncourt des lycéens). Et paraîtra sans doute en Folio à qui P.O.L cède entre 7 et 10 titres quand #formatpoche en publie 3 ou 4, plus confidentiels.

Lectures de Neige Sinno
- Un article de Neige Sinno sur un livre argentin qu'elle aime offrir (L'Ancêtre de Juan José Saer)


- Un article de Neige Sinno sur un livre de nouvelles argentines (Sept maisons vides, de Samanta Schweblin).


Et voici NOS RÉACTIONS sur le livre


Les lectrices

Ce 16 novembre 2024, nous étions 12 à réagir sur le livre :

en direct : Claire Bo, Flora, Laetitia, Patricia, Véronique
en visio : Agnès, Aurore, Felina, Joëlle M
par écrit : Marie-Yasmine, Sophie
par audio : Stéphanie.

Prises ailleurs : Anne, Claire Bi, Joëlle L, Muriel, Nathalie, Nelly, Sandra.

Les tendances concernant le livre

Ont beaucoup apprécié : Agnès, Claire Bo, Felina, Flora, Laetitia, Patricia, Sophie, Stéphanie et Véronique.

Ont des réserves en demi-teinte : Aurore et Joëlle M. Ou très vives : Marie-Yasmine.

La succession des avis

Stéphanie (avis transmis en audio)
Je suis en pause pendant la formation professionnelle que je suis en train d'animer. J'ai beaucoup aimé le livre. J'ai été captivée par la douceur de la langue, par cette écriture très douce malgré le sujet extrêmement violent. En dépit de la violence des mots dits, il y avait quand même une douceur dans la progression de ma lecture et quelque chose qui faisait que je l'ai lu presque d'un trait, en tout cas très rapidement.
En même temps, c'est un livre que je n'arrivais pas à envisager de façon distincte du livre qu'on avait lu juste avant, Nos armes : alors que je n'ai pas apprécié cet écrit, enfin pas apprécié la façon dont c'est écrit, alors que je me suis souvent ennuyée, même s'il y a des nuances - je ne vais pas y revenir - en tout cas c'était une lecture assez pénible pour moi. Alors Triste tigre, c'était un peu comme une bouffée d'air, ce qui était très curieux parce que le sujet est horrible. Le livre parle de faits extrêmement difficiles à relater, et pourtant je l'ai lu avec une certaine légèreté. Et j'ai beaucoup apprécié la lecture de ce livre.
Une fois le livre refermé, au bout de 3 ou 4 jours c'est Nos armes qui revient, et non Triste tigre que j'ai oublié, peut-être je devrais dire refoulé, du fait de cette étrangeté d'avoir pris plaisir à lire un livre, bien écrit certes, mais qui relatait des choses extrêmement difficiles. Donc je l'ai oublié et j'y ai repensé il y a quelques jours en me disant tiens, le jour s'approche, je me faisais vraiment une joie de vous retrouver toutes même si finalement ce n'est pas le cas, et je me disais mais qu'est-ce que je vais raconter, et dans mon esprit pendant ces derniers jours les deux livres, Nos armes et Triste tigre, se mélangeaient. C'est comme si ça faisait un amalgame. J'essayais de penser à Triste tigre et puis des images de Nos armes revenaient et je me suis dit tiens comme dans Nos armes il y avait cette violence parfois un peu gratuite, cette violence "révolutionnaire" qui était présente dans ce livre, je me suis demandé si le fait d'avoir oublié Triste tigre et d'intercaler dans ma mémoire comme ça des images de Nos armes, ce n'était pas dû au fait que finalement Triste tigre c'était très doux et il y manquait une réaction violente à ces viols perpétrés pendant plusieurs années.
Comme si Neige Sinno ne s'était pas suffisamment rebellée, et c'est pourquoi j'intercalais de la violence par rapport aux crimes commis contre elle. Je pense que je vais essayer de revenir au livre pour réfléchir. Enfin c'est un livre que j'ai lu avec plaisir aussi parce que moi aussi j'ai un côté où je réagis avec douceur à la violence. Elle cite des auteurs, et c'est aussi un peu ma façon de réagir ; je ne savais pas que Virginia Woolf que j'aime beaucoup avait été abusée dans son enfance.
En tout cas c'est une lecture que j'ai appréciée. J'y reviendrai parce qu'elle est troublante. Je vais m'arrêter là et vous laisser débattre de ce livre violent sans violence. C'est vraiment curieux de vous parler de tout ça depuis un bureau où je me suis enfermée pour pouvoir vous parler alors qu'il y a une formation qui se déroule en bas et il faut que j'y retourne très vite, je suis très frustrée de ne pas être là avec vous et j'espère qu'à la séance sur les Sœurs Nardal, nous pourrons reparler de façon informelle de Triste tigre.

Marie-Yasmine
Je ne peux pas être parmi vous aujourd'hui car je suis retenue à un stage d'arts martiaux (viet vo dao - vo co truyen) ; j'avais pourtant beaucoup de choses à dire sur Triste Tigre, mais je vais pouvoir vider mon sac sur le tapis et dans cet avis.
Je ne peux pas donner un avis sincère sans séparer la dimension littéraire et la dimension opinion du livre.

Je n'ai rien à redire à la dimension littéraire, c'est bien écrit, la structure qui semble décousue sert le propos et n'est pas si chaotique au final. Le fond est puissamment amené par la forme, et en tant que lectrice j'ai été baladée dans le monde de l'autrice de façon puissante, choquante et fluide. C'est donc très réussi.

Sur la dimension opinion, c'est tout le contraire. Je trouve ce livre et son propos extrêmement dangereux.
Le terme "brisé pour la vie" qu'elle emploie de façon filée dans le livre et ses longs épanchements sur le fait qu'il n'y aucun espoir, qu'elle marche dans un enfer sombre en permanence, qu'elle peut reconnaître ceux qui, comme elle, marchent de ce côté de la vie et n'auront jamais droit à la paix et l'insouciance, tout cela est tout simplement dangereux, et tout simplement faux. Son désespoir est très réel, sa souffrance est très réelle, mais son diagnostic et son pronostic est parfaitement erronés. Elle n'est pas capable de le voir parce que c'est un symptôme du C-PTSD, de penser qu'il n'y a aucune solution et aucun espoir.
Elle n'a aucun recul parce justement elle refuse de se traiter, mais en plus elle clame à toutes les autres victimes de maltraitance infantile et/ou d'inceste qu'il est illusoire de chercher un soulagement, c'est criminel. Elle sous-entend que se traiter allègerait le poids pour son agresseur de ce qu'elle a subi, alors que c'est tout le contraire. Elle vit chaque jour dans le monde de son agresseur en refusant de se soigner, elle continue d'être sa victime, et de le laisser envahir toute sa vie, son corps et son esprit.
Si son beau-père lui avait brisé la jambe, et qu'elle avait refusé le plâtre et les séances de kiné, aurait-elle clamé partout qu'être boiteux quand on a été agressé c'est normal et qu'il ne faut chercher aucun salut dans des traitements dont la science a pourtant prouvé l'efficacité ? Son discours serait immédiatement perçu comme absurde et dangereux. Et bien c'est exactement la même chose pour son cerveau, qui a été brisé et qu'elle refuse de soigner en clamant ensuite que de toute façon c'est impossible.
Pire encore, elle a choisi d'avoir un enfant, et de vivre avec des pensées intrusives et des images d'elle agressant sexuellement son enfant lorsqu'elle s'en occupe. Si elle ne le fait pas pour elle (la perte de l'estime de soi est aussi un symptôme), pourquoi ne le fait-elle pas pour son enfant ? C'est parfaitement irresponsable.
Je pense aussi à toutes les victimes qui vont lire ce livre et recevoir la confirmation qu'elles sont foutues, que leur vie est gâchée et que rien ne sert de se battre. Elles n'ont vraiment pas besoin de ça dans leur vie déjà si dure. J'aimerais pouvoir leur dire que c'est faux, qu'elles ne sont pas brisées, elles ont juste besoin d'un plâtre et d'un kiné pour leur esprit, qu'elles le trouveront en poussant la porte d'un cabinet de psychologie pratiquant la psychologie scientifique (TCC et EMDR notamment).
Je suis très triste que la diffusion de ce livre puisse permettre à cette idée de prospérer dans l'esprit de victimes.
Je vous souhaite une séance passionnée, et j'ai hâte de lire vos échanges !

Sophie (depuis Nice)
Je n'avais pas envie de lire le livre.
Car je pensais que cela allait être de nouveau un témoignage sur le sujet.
Je n'avais pas envie d'un nouvel écho à ma propre histoire ni à celles des 160 000 enfants agressés chaque année en France.
Finalement comme tout le monde en disait le plus grand bien, je me suis décidée à le lire.
Je l'ai lu, au bord d'un lac, pour respirer la nature et sentir la beauté. Car j'avais un peu peur de ce que j'allais y trouver.
Je l'ai lu en une fois, captée de suite, par le va-et-vient constant entre son vécu, ses références, ses analyses. Son langage cru et un peu retenu. Le ton intimiste et un autre plus neutre. Son expérience, ses ressentis et ceux des autres. La négation de l'aspect thérapeutique de son écriture malgré cet aspect bien réel. La progression non chronologique des faits mais plutôt une progression dans son analyse, recul sur ses émotions, et possibilité de survivance.
J'ai aimé les multiples références, artistiques, littéraires (romans, poésies, chansons) et leurs extraits, ou cinématographiques, et leur mise en lien avec son histoire et son analyse.
Les références sociologiques, journalistiques, sous toutes leurs formes, essais, journaux, podcast. Les références juridiques et pénales. Les lettres manuscrites.
J'ai aimé la structure en deux parties, qui étonne par leur nom de chapitres judicieux, les titres non équivoques, le titre et son explication un peu complexe. La réflexion sur son travail d'écriture et sur l'art.


Factuel : la faible peine rendue par la Justice à son agresseur est révo
ltante. Autant que la facilité à refonder une famille par cette même personne.
Un petit plus très narcissique : j'ai apprécié découvrir que l'auteur de romans graphiques niçois avec qui elle a une relation et qui va l'encourager à porter plainte, est un auteur que j'apprécie depuis mon adolescence, que j'ai immédiatement reconnu. J'aime son travail. Il est venu faire une conférence avec Ernest Pignon Ernest cette année à Nice. Il est très à l'écoute des gens qu'il dessine avec un bel imaginaire et un style épuré.

Je joins à mon avis deux photographies prises :
- lors de ma lecture :

- et une autre prise le lendemain en écoutant Claude Ponti parler de son travail et de sa résilience :

Elles sont pour moi un écho à la lecture de ce livre.

Sur la suggestion de Claire, j'ajoute que j'ai fait deux fois un travail sur ce sujet :
- en 2012 : Être IMMUNE
- et en 2024 : FILLETTE

Agnès
J’ai lu ce livre une deuxième fois pour notre groupe, puisque je l’avais déjà lu au début de cette année. J’avoue que je redoutais un peu cette relecture, à cause de son sujet. Mais je n’ai pas regretté de m’y être à nouveau plongée.

La première fois, cette lecture faisait suite à d’autres livres sur les sujets de l’inceste et du viol, deux romans de Christine Angot, Le consentement de Vanessa Springora et La familia grande de Camille Kouchner. J’avais alors trouvé Triste tigre un peu moins intéressant que ces livres, moins poussé dans l’analyse, moins réflexif, moins percutant.

Je change d’avis après cette deuxième lecture. J’ai trouvé pertinent qu’elle remette en question le concept de résilience (qui est précieux, mais de plus en plus pris pour une injonction). Elle y revient plusieurs fois dans son livre, l’art, la littérature, ne sauvent pas du traumatisme de la violence et de l’anéantissement, du moins le processus est compliqué et peut échouer.
J’ai aimé qu’elle appuie ses réflexions sur de nombreux textes littéraires d’auteurs et d’autrices (qui sont pour la plupart des écrivain-es que j’aime) et sur certaines œuvres cinématographiques. Elle cite Nabokov (d’ailleurs, elle m’a permis de comprendre le roman Lolita sans plus faire de contresens), V. Woolf, Annie Ernaux, Maylis de Kerangal, Camille Kouchner, Emmanuel Carrère, Jean Hatzfeld, Hannah Arendt, Sartre, Genet, Eribon, V. Despentes, Christine Angot, Claude Ponti, Céline Sciamma, etc.
Je partage totalement son opinion sur l’incompréhension qu’elle mentionne au début du portrait de son violeur : comment est-ce possible d’avoir l’idée de violer un enfant et, pire, de passer à l’acte ?
Deux passages m’ont paru particulièrement insoutenables (mais nécessaires dans le déroulé du récit et la démarche de vérité) : le fait que son beau-père mette un point d’honneur à provoquer un orgasme quand il la viole, pour se déculpabiliser (il utilise même cet argument au procès pour se faire passer pour un "mec bien"). Une horreur. Et le moment où sa fille lui demande de lui masser le dos et où elle éprouve un vertige, s’imaginant violer l’enfant. Un passage qui met très mal à l’aise.
Elle mentionne qu’elle livre un témoignage, que ce récit est une autobiographie, mais je trouve que son texte va bien au-delà, puisque c’est aussi une analyse de notre société, qui tolère les viols et l’inceste. La phrase la plus percutante est celle citée à deux reprises, pourquoi passent-ils à l’acte ? Parce qu’ils le peuvent.
Elle mène aussi une réflexion sur l’écriture, outre le fait qu’elle n’y voit pas de vertu thérapeutique, elle s’interroge sur l’idée de faire de la beauté avec de l’horreur. Elle le répète, faire de l’art avec de la souffrance est une voie sans issue. Je ne partage pas son opinion, mais je trouve intéressant qu’elle lance ces pistes.

En bref, un ouvrage important, essentiel même, dans la lignée des ouvrages que j’ai cités plus haut.

Flora
Je rebondis sur ce que dit Agnès, d'accord avec elle pour dire qu'il est important de lire ce livre. Je suis fière qu'on l'ait proposé et qu'on le lise ensemble.
Plus on parle de ces drames, plus on libère la parole et plus on peut aider les victimes.
Comme Stéphanie, j'ai aussi oublié le livre, mais grâce à vous, le contenu m'en revient.
C'est un livre facile à lire, bien écrit, cru aussi. J'ai aimé comme elle s'adresse à nous.
Je le lirai peut-être une deuxième fois, mais le conseiller, je ne sais pas...
Les références m'ont aidée. J'avais lu Lolita, mais j'étais un peu jeune ; là, je l'ai vu autrement, c'est éclairant.
Une fois de plus, je suis contente d'avoir lu le livre choisi.

Véronique
Je n'ai pas fini le livre, l'ai juste commencé. Et dans l'intervalle, j'ai été invitée par une copine au vernissage d'une exposition, Bestiaire intime (avec des dessins d'animaux accompagnés d'un texte) : à 30 ans, après avoir eu un enfant, l'inceste oublié est revenu. J'ai envie de vous lire ce qui est dit sur la jolie page en ligne présentant l'exposition :
"Tous ces animaux sont nés du ventre sombre du traumatisme. En revanche, leur représentation se veut lumineuse, et directement accessible. Les textes, autant que les dessins, sont des supports pour apprivoiser des monstres blessés (qui traînent sous le tapis de la conscience) et leur trouver un sens, une utilité, des qualités.
Faire grandir un jardin zoologique privé, c’est une manière de survivre à l’inceste, en acceptant les vagues d’émotions fossilisées qui enveloppent comme les couches d’un oignon. Par la peinture, l’écriture et l’imagination, les animaux du dedans s’expriment, s’apprivoisent et se soutiennent. Ainsi, il est possible de réconcilier les parties de soi prisonnières du passé et de l’amnésie traumatique.
Ce travail pourra toucher évidemment les survivant.es, celleux qui cherchent sans cesse à se colmater de l’intérieur, mais également un public plus large. Le Bestiaire intime permet à chacun et chacune de s’interroger sur son propre monde intérieur. Car personne ne sort indemne de l’enfance : il y a toujours des morsures à panser, des fauves à apprivoiser, et une enfant intérieure à consoler.
"
Pour en revenir au livre que j'appréhendais de lire, il se lit facilement, c'est bien écrit, avec ces références à Lolita, à Virginia Woolf, on saisit aisément. Elle se met dans la tête de son violeur, c'est terrifiant, je n'avais jamais lu quelque chose comme ça. Je vais le finir, encouragée en plus par vos échos.

Laetitia
Il s'agit du troisième livre que je lis sur le sujet du viol après Le consentement de Vanessa Springora
(lu avec Lirelles en avril 2020) et La familia grande de Camille Kouchner. J'avais une certaine appréhension à entamer cette lecture au regard de ce sujet, pour le moins délicat.
Pourtant, je l'ai trouvé bien plus intéressante que les deux autres citées précédemment - d'un point de vue "littéraire". Dès le titre, la référence "aux textes" est là : le "Tigre" renvoie ainsi notamment à un poème de William Blake, The Tyger.
J'ai par ailleurs relevé cette parole de l'auteure lors d'une interview : "Il y a plusieurs tigres dans mon titre et ils sont tristes de différentes façons". Cela interroge !

Trois aspects m'ont plus particulièrement intéressée :
- Tout d'abord, le projet du livre : il ne s'agit pas cette fois de l'histoire du dévoilement du viol - puisque l'enquête et la condamnation ont déjà eu lieu - mais d'appréhender la figure du violeur en la questionnant socialement et depuis la littérature. C'est la forme multiple du récit qui me semble la plus audacieuse. Neige Sinno décortique et met à nu tous les rouages à travers différentes formes, différents registres, différents angles.
Un format hybride entre récit et faits, entre reportage, documentaire, récit de voyage et roman.
J'ai apprécié les références à Lolita, Virginia Woolf, Céline Sciamma...
Pour reprendre la définition de la non-fiction des Éditions du sous-sol (spécialisées dans la traduction du genre), il s'agit "d'écrits entre fiction et réalité. La narrative non-fiction est une littérature inspirée de faits réels qui emprunte à l'enquête journalistique et à l'écriture romanesque. Des reportages à lire comme des romans. Un genre littéraire à part entière".

- Ensuite, elle écrit que "la littérature ne l'a pas sauvée", contrairement à de nombreux auteurs/autrices pour lesquels c'est le contraire.
C'est une position atypique.
C'est parce qu'elle va mieux (ou semble l'être... je suis d'accord avec Marie-Yasmine : elle n'est pas guérie) qu'elle s'autorise à écrire.
Elle renvoie à l'importance de la santé mentale, tout en refusant pour elle-même une aide psychiatrique (mais pas pour les personnes emprisonnées...).

- Enfin, l'actualité du propos. À l'heure du procès des viols de Mazan, le texte de Neige Sinno résonne tout particulièrement. La figure du beau-père est insupportable (lui-même est une victime, etc.). La première phrase du livre renvoie au contexte post "Me too" ("moi aussi"). Et tout le texte s'inscrit dans une réflexion plus globale sur la définition du Mal.

Pour conclure, je voulais revenir sur les extraits de journaux (à l'intérieur du livre) qui ont un écho particulier pour notre groupe dans la mesure où nous nous sommes rendues à Vars il y a deux ans.
Il nous fallait lire ce livre. Merci Lirelles.

Felina
J'ai lu le livre avec intérêt, quasi d'une traite, happée.
Il s'agit d'une histoire vraie, d'une autofiction, je n'ai rien à dire sur l'histoire proprement dite, c'est la forme qui m'intéresse, avec ce questionnement continue de l'autrice, ce récit découpé, avec des documents.
De l'extérieur, il s'agit d'une famille "normale", et derrière la photo souriante, c'est l'horreur.
J'ai apprécié que ce soit un récit non linéaire, sans climax. J'ai apprécié la façon dont tout est amené, en prenant en compte plein de points de vue : elle analyse avec l'appui d'études, elle effectue un travail de comparaison pour appréhender ce qui s'est passé. Elle dit que l'écriture n'a pas de rôle thérapeutique, mais les livres sont d'une grande aide : on se soigne par les livres.
Comme Laetitia, j'ai fait le lien avec le procès de Mazan, et comme Agnès, je vois confirmé dans le livre que les violeurs violent car ils le peuvent : l'occasion est propice. Cela me bouleverse à chaque fois, de constater qu'il s'agit de personnes apparemment ordinaires.
Bref, Triste tigre est une œuvre sincère, importante, que j'ai beaucoup appréciée, pour moi à lire dans les écoles.

Patricia
J'ai lu Triste tigre de Neige Sinno à la sortie du livre, il y a plus d'un an. Je me souviens en avoir parlé à une séance Lirelles et dit que j'avais beaucoup aimé ce livre. Je ne pensais pas à ce moment-là qu'on le retiendrait à Lirelles, donc je n'ai pas pris de notes. Pour la séance je n'ai pas eu le courage de relire le livre, j'ai essayé de me remémorer, mais je ne me souviens plus de tous les détails.
En fait, je l'avais lu dans la foulée des livres qui concernaient les abus sexuels sur mineurs par des proches, et l'inceste. Parmi ces livres, il y avait Le consentement de Vanessa Springora, La familia grande de Camille Kouchner, Un si long silence de Sarah Abitbol (la championne de patinage artistique), entre autres. Et aussi les livres de Christine Angot et son film sorti il y a peu.
Je pense que tous les témoignages sur ce sujet sont absolument nécessaires et que plus il y en a qui osent en parler mieux c'est. Je compare ça aux témoignages sur la Shoah écrits par les familles des victimes, pour montrer que ça a existé et pour qu'on n'oublie jamais.

Pour revenir à Triste tigre, j'avais trouvé que la lecture de ce livre avait été facile, livre bien écrit, bien structuré, et intéressant avec des idées nouvelles. Je l'ai vu plus comme un essai, matière à réflexion, que comme un roman. Neige Sinno analyse de façon fouillée l'ensemble des processus autour de l'inceste, sur tous les points de vue. Elle en parle sans aucun affect, d'une manière concrète, les pieds sur terre, malgré des propos très crus, et avec un certain humour quand même. Elle s'appuie sur son propre cas, mais aussi sur plein de références, notamment le livre Lolita, qu'elle interprète autrement que ce qui est montré dans le film (que je n'ai pas vu). Et elle m'a, du coup, donné envie de le lire.
Neige Sinno se démarque des autres autrices citées ci-dessus, car on n'y retrouve pas des propos qui emportent le lecteur dans des émotions excessives, par exemple pour Sarah Abitbol avec Un si long silence qui avait réussi à me faire pleurer.
De même, on n'y retrouve pas la colère comme dans les œuvres de Christine Angot, ni un esprit de vengeance.
De plus, elle réussit en un seul livre à traiter tous les sujets, car le sujet est complexe, alors qu'il aura fallu à Christine Angot plusieurs livres et un documentaire (vue du père, vue de la mère, vue de son inceste, vue des proches et de sa fille, son conjoint, la plainte à la police, etc.). L'ensemble de l'œuvre de Christine Angot est plus percutant, elle y a consacré sa vie. Il semble que Neige Sinno veuille rapidement passer à autre chose.

En écoutant l'avis de Marie-Yasmine, je trouve qu'elle a effectivement raison, je n'avais pas pensé en lisant ce livre aux victimes potentielles qui le liraient et l'impact qu'il aurait sur elles, son côté désespérant, du genre "on ne s'en remet jamais". Et c'est d'ailleurs ce que j'ai pu percevoir aussi dans les autres livres que j'ai cités : "on ne s'en remet jamais".

Par rapport au titre du livre, la métaphore du tigre, essayer d'apprivoiser le tigre qu'on a en soi, je suis surprise de voir qu'à chaque témoignage on y retrouve souvent un animal. Par exemple :
- Neige Sinno : le tigre
- Sophie ayant vécu un traumatisme similaire, dans son avis elle nous joint une photo illustrant cela par un chat noir ou une panthère…
- Véronique nous parle d'une amie ayant aussi vécu cela, qui fait une thérapie par l'art et qui peint des fauves…
- Je pense à Barbara avec L'aigle noir qui illustre l'inceste de son père
- Je me souviens aussi d'un livre de Thérèse Bertherat qui décrivait une méthode de gymnastique douce (tirée de Françoise Mézières) destinée à soigner le corps et l'esprit, et elle avait appelé son livre Le repaire du tigre.

En conclusion, ce livre est pour moi un incontournable pour qui veut s'informer sur l'inceste.

Joëlle M
Ce que j'ai aimé, c'est le style, et pour ce qui est du fond, je réagis comme Felina.
Elle a réussi à garder un ton suffisamment léger en dépit du sujet.
Le livre est rythmé par des citations ou références, ce qui casse le rythme, et c'est plutôt pas mal.
J'ai apprécié qu'elle essaie de rentrer dans la tête du violeur, ce qui change des autres livres sur le sujet.
J'ai lu le livre d'une seule traite (un livre dont j'apprécie d'ailleurs le nombre de pages...).
Ce que j'ai moins aimé, ce sont les répétitions : pourquoi ces redites, je n'ai pas compris et n'ai pas du tout apprécié.
Mais bon, j'ai plutôt aimé lire le livre alors que j'avais des craintes du fait du sujet.
Bref, une belle trouvaille de Lirelles.

Aurore
J'ai du mal à avoir un avis construit sur ce livre au sujet important.
Je suis plus touchée par les livres de Christine Angot que celui-ci : les deux sont horribles.
Neige Sinno tourne en rond, elle se répète.
Par ailleurs, je n'ai pas du tout aimé les passages où elle essaie de nous guider, j'ai réagi comme Joëlle L qui avait critiqué l'absence de liberté du lecteur que Marion Brunet imposait dans Nos armes. Ainsi je n'aime pas quand elle dit "Je suis dure avec ma mère. Je sais que le lecteur, la lectrice, auront tendance à être durs avec elle aussi" : c'est au lecteur d'avoir son avis.
Je n'aime pas non plus quand elle évoque la lectrice : c'est un lecteur, mon père, qui a lu le premier ce livre avant moi.
L'écriture n'est pas une thérapie, dit-elle ; elle dit pourquoi elle n'a pas fait de thérapie : "Je n’ai pas vu de psychologue, ni de psychanalyste. Je n’ai jamais parlé de cela avec des professionnels. Dans mon milieu, on ne consulte pas, on a peur, et on sait aussi que dans les structures qui nous sont ouvertes, le service public submergé, les praticiens de province pas très bien formés, les services gratuits dont les salles d’attente sont remplies de cas sociaux, de véritables cours des miracles de la souffrance mentale, on a pas mal de chances de tomber sur quelqu’un de trop débordé ou d’incompétent." Elle n'arrive pas à se libérer du traumatisme, alors que la démarche EMDR a fait ses preuves.
Finalement je n'arrive pas à dire que j'ai aimé ou que je n'ai pas aimé. C'est un livre intéressant, mais des choses m'ont dérangée dans la forme qui est intéressante pourtant.
À la fin de chaque chapitre, dans le dernier paragraphe, c'est comme si elle baissait de registre, ça me bloquait, ce n'est pas fluide.
Angot m'a plus touchée et son film m'a émue. Ici, c'est cru mais sans émotion.

Claire Bo
J'ai lu sur "le sujet" en 2020 avec Lirelles Le consentement de Vanessa Springora que j'ai trouvé remarquable, par son ton, sa composition, son écriture et son enjeu. Certes le contenu dépasse la dimension littéraire, mais je l'ai considéré avant tout comme une œuvre.
Ici, il en va de même pour ce livre. Moi non plus, je ne voulais pas le lire quand il est sorti en raison de son "sujet". Mais la litanie d'échos sur sa qualité littéraire m'a convaincue a priori que c'était un livre important. Je suis vraiment contente de l'avoir lu dans le cadre d'un groupe "littéraire" plutôt qu'un groupe "militant".
Je n'ai lu qu'un livre de Christine Angot, Un amour impossible, pas uniquement centré sur l'inceste, et qui m'avait plu. Mais son auteure me gêne par rapport à ses textes, alors que pour V. Springora et N. Sinno, leur parole me semble porter la littérature. Irais-je jusqu'à dire que Christine Angot en a fait son fonds de commerce ? Non, mais...
Si je considère mon expérience de lecture, ma réaction est très positive. Je trouverais bien des réserves dans une phrase par ci, une image par là. Mais je trouve le tissage que constitue ce texte une grande œuvre. Je comprends qu'Aurore et Joëlle soient gênées par des redites. Moi non, au contraire : j'ai aimé comme des spirales, des sillons tracés, parcourus, reparcourus autrement, un entrelacement de sentiments (dont la colère je trouve) et d'analyse.
J'ai aimé l'aspect (en)quête.
J'ai aimé les sarcasmes, par exemple au sujet de la fellation : "un acte qui peut se pratiquer facilement, sans faire de bruit, qui ne laisse pas de trace. Un bon rapport qualité-prix, on pourrait dire".
J'ai aimé qu'elle revienne sur ses propos : "Voilà des phrases bien pompeuses. Je me laisse emporter, là. Je ne devrais pas faire de généralités, il y a tellement de chance de se tromper." Et plus cruel pour elle-même quand elle relativise les horreurs : "Ça pourrait toujours être pire. Il ne me fait pas manger mes excréments, il ne me force pas à le regarder décapiter des animaux", sans parler de la Syrie ou de la Shoah qu'elle évoque. Plus d'une fois dans la lecture, j'ai pensé que sa réflexion sur le mal était illustrée par le procès de Mazan.
J'ai été submergée par l'émotion quand elle dit : "Moi aussi j'ai mon foyer aujourd'hui. Je regarde tendrement ma fille et son père marcher devant moi main dans la main sur un sentier. Vous savez maintenant à quoi je pense volontiers et ce que je ne peux m'empêcher d'imaginer."
J'ai aimé la réflexion sur la littérature en train de se faire, l'interrogation fiction/non-fiction, la référence jamais décorative à des auteurs.
J'ai aimé la voix. Je la suis, elle m'appelle. Je la suis dans sa démarche, dan
s le texte où je marche.
Je trouve l'écriture dense, sèche et vibrante. Et le livre est pour moi une grande œuvre d'une femme que j'admire.
Maintenant, il y a l'avis de Marie-Yasmine, qui m'a semblé très intéressant et alors que la question ne m'était pas venue, je m'interroge : mais oui, pourquoi n'a-t-elle pas fait de démarche vers un psy ?
Au fait, et comme l'évoque Laetitia, le drame de Neige Sinno se passe à Vars où nous avons organisé notre semaine littéraire en 2021... Nous étions au col de Vars à 2000 m, dans notre Spoutnik isolé ; Vars comporte quatre hameaux : Les Claux, Sainte-Catherine, Sainte-Marie et Saint-Marcellin, le plus bas à 1 500 m, où est née Neige Sinno dans un chalet d'alpage (voir =>les détails des circonstances de sa naissance).


Sophie et Marie-Yasmine, qui n'étaient pas présentes, découvrent leurs avis respectifs - parmi les premiers ci-dessus - et se centrent volontairement dans leur dialogue sur la question de la thérapie (et non l'aspect littéraire).


Sophie
Même si Neige Sinno ne cesse de répéter que son écriture n'est pas thérapeutique, elle l'est par le fait même d'être écriture. C'est-à-dire une activité artistique qui met en mots. Qui dit les choses. Qui les dit à elle-même, et qui les dit aux autres, puisque le livre est édité et diffusé.
Ce travail d'écriture est cathartique, même si elle écrit le contraire, car elle se libère pour partie par le récit de son vécu.
Thérapeutique dans le sens où, comme dans une thérapie, elle ne fait pas que raconter ce qu'elle a vécu, elle revit ses émotions et s'en éloigne petit à petit. Le travail thérapeutique généralement fait avec un psy, elle le fait seule à travers ses lectures, ses analyses, ses recherches de sens, de tristes réalités systémiques. Grâce à ce travail, elle replace la culpabilité là où elle doit être, c'est à dire chez l'agresseur et non plus chez la victime.

Concernant les vies brisées, je pense comme Neige Sinno qu'elles le sont.
Un vase que l'on casse, même si on peut en recoller les morceaux, le vase gardera malgré tout trace de ses morceaux recollés. Il restera fragile et portera trace de son passé.
Dans le cas de l'inceste, en plus des morceaux à recoller, à l'inverse d'un vase déjà formé, la construction de l'enfant est en cours.
L'adulte devra donc vivre avec non seulement les traces de son passé, mais aussi avec une construction déstructurée ou bancale ou... En cela sa vie est brisée.
Brisée ne veut pas dire impossible à vivre, ni impossible à dépasser. C'est pourquoi on parle de personne survivante à l'inceste.

Comme toi, je crois en la thérapie, par des professionnelles, mais aussi par l'art, les rencontres.
Tous les chemins sont possibles. Comme celui de Neige Sinno par exemple.

Je n'ai peut-être pas lu le livre comme elle l'a écrit.
Je l'ai lu avec mes idées.

Marie-Yasmine
Je pense en effet, Sophie, que notre discussion n'est pas littéraire mais sur le fond du sujet.
J'ai une vision beaucoup plus "médicale" et je crois que l'on peut bien sûr "bricoler" pour s'en sortir, et mener dans ce cas une vie "brisée" tant bien que mal, mais je crois aussi qu'il existe aujourd'hui des outils qui ont fait leurs preuves scientifiquement et qui ne sont pas simplement des rustines comme peuvent l'être les activités que tu évoques, mais un vrai traitement et une vraie thérapie qui laissent la place à une vie qui n'a rien de brisée, et où la déstructuration initiale n'est plus qu'un événement parmi d'autres, dans son identité et son quotidien.

Je pense aussi que l'auteure doit à son enfant et aux victimes qui vont la lire de ne pas propager l'idée qu'il est inutile de se soigner et que ce serait soulager son bourreau de sa responsabilité.

L'art ou les rencontres permettent parfois d'arriver à un stade où on est capable de consulter mais ne seront jamais capable de réparer le fonctionnement cérébral dysfonctionnel qui est la source des symptômes du C-PTSD. En revanche des thérapies en sont capables. L'EMDR a des effets sur le cerveau visibles sur IRM et des effets sur les symptômes concrètement mesurés. Il ne viendrait à l'idée de personne de dissuader une victime de se soigner d'une blessure physique, pourquoi le tolérer pour les blessures psychiques. Et comme je ne recommanderais pas les huiles essentielles à un blessé par balle, je ne recommanderai pas la lecture ou l'art à une victime de trauma infantiles graves comme outil thérapeutique.


Anne (très débordée, entre deux coups de violoncelle)
Je n'ai pas eu le temps de me replonger dans Triste tigre hélas. En un mot ? J'avais moyennement aimé.

Claire Bi (devait être présente, ne s'est pas réveillée de sa sieste, nous donnera son avis plus tard)


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