La quatrième de couverture
 :
« Je nomme violence une audace au repos amoureuse des périls. On la distingue dans un regard, une démarche, un sourire, et c'est en vous qu'elle produit des remous. Elle vous démonte. Cette violence est un calme qui vous agite. On dit quelquefois : "Un gars qui a de la gueule." Les traits délicats de Pilorge étaient d'une violence extrême. Leur délicatesse était violence. »
Jean Genet

 


Portrait de Genet
par Giacometti (Centre Georges Pompidou)

 


Voici comment Jean-Paul Sartre avait présenté ce livre en 1952 :
"Montrer les limites de l'interprétation psychanalytique et de l'explication marxiste et que seule la liberté peut rendre compte d'une personne en sa totalité, faire voir cette liberté aux prises avec le destin d'abord écrasée par ses fatalités puis se retournant sur elles pour les diriger peu à peu, prouver que le génie n'est pas un don mais l'issue qu'on invente dans les cas désespérés, retrouver le choix qu'un écrivain fait de lui-même, de sa vie et du sens de l'univers jusque dans les caractères formels de son style et de sa composition, jusque dans la structure des images, et dans la particularité de ses goûts, retracer en détail l'histoire d'une libération : voilà ce que j'ai voulu ; le lecteur dira si j'ai réussi."


Jacqueline a apporté de quoi rappeler "une scène d'amour" du livre (p. 57)
 :
"D'un geste de sa main vivante il me fit signe qu'il voulait se déshabiller. Comme les autres soirs je m'agenouillai pour décrocher la grappe de raisin.
A l'intérieur de son pantalon il avait épinglé une de ces grappes postiches dont les grains, de mince cellulose, sont bourrés de ouate. (Ils ont la grosseur d'une reine-claude et les femmes élégantes à cette époque et dans ce pays les portaient à leurs capelines de paille dont le bord ployait.) Chaque fois, à la Criolla, troublé par la boursouflure, qu'un pédé lui mettait la main à la braguette, ses doigts horrifiés rencontraient cet objet qu'ils redoutaient être une grappe de son véritable trésor, la branche où, comiquement, s'accrochaient trop de fruits
."


Photo prise à Barcelone par Marie Odile
 : "j'ajoute une photo que j'ai faite à Barcelone ce week-end de fin octobre. J'y ai flâné en pensant à Cabre, Zafon, Mendoza, Genet et j'ai rencontré par hasard ce petit signe à l'entrée du Bario Xino... qui est en pleine évolution."

Jean Genet
Journal du voleur

Nous avons lu ce livre en octobre 2015.
Nous avions lu de Jean Genet Notre-Dame-des-Fleurs, en 1989.

Richard (avis transmis)
Décidément, je suis un mauvais élève, car je dois encore renoncer à la réunion de ce vendredi soir. Je suis d'autant plus déçu car j'aurais voulu entendre les commentaires du groupe sur le livre de Genet, car il ne m'a pas plu (c'est rare) : le début est difficile à lire (j'ai fait lire la deuxième phrase à trois Françaises* bien éduquées et aucune ne pouvait m'en expliquer le sens). La suite est plus facile, mais je n'arrivais pas à m'y adhérer. Faut-il lire le commentaire édité par Folio pour bien comprendre... ?
*Richard est écossais...

Rozenn (non avis transmis)
J'ai pas lu Genet. Sauf les trois premières pages et je n'ai pas eu le temps ni l'envie de poursuivre. Je suis en train de lire Sapiens, c'est intéressant et drôle !!!
Serge (d'Avignon)
J'ai hâte de lire les "retours" sur le Journal du Voleur... Nous voici au bagne avec l'auteur, presque en uniforme rayé des Daltons... Mais là où Morris nous offrait le rire, Genet, lui, nous entraîne dans la misère des forçats et surtout dans leur érotisme, leurs désirs qu'avec la grandiloquence de l'époque (cela m'a paru très daté après-deuxième guerre mondiale) il épanche. "Sex addict" Genet ? Sans aucun doute. J'ai de la compassion pour lui qui a dû affronter la misère dès l'enfance. D'où ce style pompeux, où il raconte trop, et face à son lyrisme le lecteur que je suis perd pied et ne prend pas le sien. Le mérite de ce texte est de relater une réalité. Ça a existé. Et il n'est pas sans me rappeler le bouquin de Denis Belloc Néons. Mais je dois avouer qu'il me barbe ce journal qui n'en est pas vraiment un.
Monique L (avis transmis)
J'ai eu beaucoup de mal à lire ce livre ; principalement à cause de son écriture baroque, ses phrases inversées, ses digressions, ses répétitions. Il a écrit : "Pour me comprendre une complicité du lecteur sera nécessaire. Toutefois je l'avertirai dès que me fera mon lyrisme perdre pied". Je n'ai pas réussi à être complice. Certaines phrases que j'ai relues plusieurs fois me paressaient artificielles : une enfilade de mots qui pour moi ne faisaient pas sens. Je trouve que c'est un texte qui a vieilli.
Mais j'ai également été gênée par son contenu provocateur : inversion des valeurs, extraordinaire séduction exercée par le mal, fascination pour des hommes brutaux Cela m'est apparu comme une reconstruction a posteriori et du coup j'ai eu du mal à m'y intéresser. Le lyrisme sur l'art du voleur ne m'a pas touchée et j'ai été gênée par les répétitions à ce sujet.
Il y a cependant de bons passages de descriptions, comme le passage des bourgeois étudiant et photographiant les mendiants à Barcelone. L'épisode du tube de vaseline mêlé à la rêverie autour d'une vieille femme qui pourrait être sa mère est plutôt cocasse...
Lisa (avis transmis)
Je ne pourrais pas être des vôtres ce soir : pour faire court, je suis envoyée 4 mois à Lyon pour mon travail. Je devrais revenir certains week-ends à Paris, je ferai en sorte que ce soit les week-ends où le groupe lecture se réunit !
Concernant Jean Genet, je dois reconnaître que ce livre m'est tombé des mains... Je n'ai pas pu dépasser 50 pages. Oui, le style est beau, on voit l'effort que Genet a mis dans la construction de chaque phrase. Mais c'est pompeux ! Au bout de deux pages, j'en avais assez de certaines figures de style et des inversions nom/adverbe, verbe/adverbe. Par exemple : "La police française sur moi exerce...", "Pour sélectionner le fil téléphonique qui très imprudemment passait..." Ce ne sont que deux exemples, mais on retrouve cette construction de phrase très (trop !) souvent. D'habitude j'aime ce style de livre (dans le fond j'entends), assez sombre, quelque peu "malsain", mais le style pompeux et lourd m'a perdue. C'est dommage.
Je l'ouvre d'un quart, pour l'effort de style et pour le fond qui, j'en suis persuadée, m'intéresserait beaucoup.

Laurène (avis transmis)
J’ai apprécié le style, mais j’ai eu du mal du fait que ce n’est pas linéaire. M’a gênée aussi de ne pas savoir si c’est une réalité fantasmée ou pas. Mais j’ai trouvé intéressant la construction de la beauté à partir de l’univers décrit.
Nathalie (avis transmis)
Une des raisons qui motive mon désir d'intégrer ce groupe de lecture, c'est bien d'être confrontée à des mondes ou des écritures que je ne connais pas. Me voici servie avec Jean Genet ! Saisie en plein fouet au milieu de ma méconnaissance totale de cet auteur dont le nom résonnait en moi comme ceux considérés comme les plus nobles de la littérature dite classique !
Quel étonnement quand, passées les premières pages, j'ai dû plusieurs fois faire demi-tour car je n'y comprenais rien ! Et de relire un paragraphe et puis un autre, m'arrachant à la construction des phrases qui me semblaient complètement aberrantes voire absconses. Je me suis sentie bien stupide et bien limitée dans ma capacité à aborder son univers. Encore plus quand j'essayais de repérer une trame narrative cohérente. Bref, peu à peu, il m'a semblé évident que je devais lâcher prise et glisser dans une lecture plus poétique de son texte.
Genet semble annoncer son projet en page 80 : "nous savons que notre langage est incapable de rappeler même le reflet de ces états défunts, étrangers", [le journal] n'est pas une recherche du temps passé, mais une œuvre d'art dont la matière prétexte est ma vie d'autrefois". Cette annonce aurait pu trouver sa place au début de son œuvre, cela m'aurait peut-être réconciliée avec cette dernière. J'ai souvent forcé mon cerveau à remettre les propositions dans un ordre à peu près cohérent afin d'appréhender en une seule lecture, le contenu du texte. Mais comme cela a été pénible et contrariant. L'univers complètement étrange de celui des "mariconas", brutal et proche d'un ballet maudit dans un monde qui ne semble plus exister avait beau m'intéresser, j'ai été très vite découragée par l'absence apparente de logique interne.
Même si, une fois apprivoisée, j'ai pu enfin prendre du recul et trouver matière à me mettre quelques perles sous la dent ; une petite merveille que la description de la prison p. 98 : "Au détenu la prison offre le même sentiment de sécurité qu'un palais royal à l'invité d'un roi […] deux bâtiments construits avec le plus de foi, ceux qui donnent la plus grande certitude d'être ce qu'ils sont" ou le passage au cours duquel le narrateur devient l'abri universel du soleil (bas de la p. 78) ! Genet annonce une victoire "verbale" qu'il doit "à la somptuosité des termes mais qu'elle soit bénie la misère qui [lui] conseille de tels choix", mais pour la lectrice que je suis, j'avoue que je referme le livre parce que je n'y ai pris que très peu de plaisir.
Il me tarde d'avoir vos retours.

Jacqueline
J'ai eu beaucoup de mal à le lire au début, je n'accrochais pas. J'en suis arrivée à la moitié. Je garde de Notre-Dame-des-Fleurs un souvenir extraordinaire, du mélange de détails concrets, sordides et de lyrisme : je l'avais lu comme un poème. Querelle de Brest m'a rasée. J'aime le théâtre de Genet (Les Bonnes, que j'ai envie de voir dès qu'elles passent) ; j'aime le côté provocateur et un peu outrancier de certaines pièces. J'essaie de comprendre pourquoi je n'y arrive pas avec le Journal du voleur. Peut-être parce que cela parle du désir d'un homme : que peut-on comprendre du désir de l'autre ? Comment le mettre en mots ? En tant que femme, le désir de l'homme est étranger, comment le comprendre ? D'autant plus quand un homme parle du désir pour un autre homme, c'est opaque. Il y a beaucoup de détails provocateurs : la vaseline, la grappe de raisin (voir photo ci-contre). Mais ce n'est pas si concret que cela, cela me demandait un effort de lecture. Après son départ de Barcelone, il parle de son enfance (Jacqueline lit une page) : c'est une vision qui me touche énormément, je trouve ce passage de toute beauté. Si ce livre me fait réfléchir, je l'ouvre aux 3/4 (je ne sais pas quels critères adopter pour savoir comment l'ouvrir…). Mais j'ai eu tellement de mal à lire le début que je n'ai pas pu (encore) le finir. Au moment de sa parution, il s'agit d'un brûlot dans son époque sur le monde.

Brigitte
"Immonde" peut être entendu comme "en dehors du monde".
Claire
J'aime bien quand il y a des liens entre les livres qu'on lit : je trouve intéressant qu'on ait commencé l'année avec Cabré et de la fiction, Ferrari lui s'inspire de faits réels mais qu'il n'a pas vécus, avec Genet et ce faux journal il s'agit de matière autobiographique, comme pour Édouard Louis la prochaine fois il s'agira d'autobiographie mais intitulée "roman"… Et on retrouve aussi dans Genet la Barcelone de Cabré…
Au début je n'ai rien compris. Sans un voyage en train qui m'a permis de ne pas interrompre la lecture, et sans le groupe, il est certain que j'aurais abandonné ce livre. D'abord, une interrogation sur le genre : un journal ? C'est un genre fragmentaire, et ça ne l'est pas ou alors si on considère que c'est "des notes" comme le narrateur d'ailleurs le dit : ça sent donc déjà l'imposture ; ce n'est pas un journal intime, pas des mémoires, plutôt des confessions, des anti-confessions… J'ai apprécié l'aspect documentaire sur son errance (ça m'a renvoyée aux migrants d'aujourd'hui) et les bas-fonds, m'interrogeant sur le voyeurisme auquel il se prête en construisant sa légende comme il le répète. L'aisance par rapport à l'homosexualité est étonnante en 1949. J'ai été sensible au fait qu'il y a beaucoup d'amour de la part du narrateur alors que les relations sont hyper dures ; c'est un des contrastes, avec celui de la langue, belle, pour décrire des horreurs. Oui, comme dit Lisa, il y a des procédés. Certaines scènes sont fortes, comme celle qu'a relevée Monique : les "touristes" qui regardent les mendiants comme au zoo (cela m'a rappelé les tour-opérateurs dans les banlieues dans le livre qu'on avait lu de Lydie Salvayre). Mais dans l'ensemble, le livre me donne l'impression d'un simple matériau, de notes, sans composition d'ensemble, sans progression, c'est répétitif, souvent monotone.
Je ne comprends pas sa morale, cette morale de l'amoral, avec la "réhabilitation de l'ignoble". J'ai lu plein de choses autour (y compris le livre commentaire dont parle Richard qui ne m'a pas fait valoriser le texte davantage) et je suis allée consulter le gros livre de Sartre en bibliothèque, vous proposant de lire quelques extraits du chapitre "Prière pour le bon usage de Genet". Sartre dit en effet qu'il ne s'agit pas d'une simple autobiographie, mais "d'une cosmogonie sacrée" : blablablabla.
Je n'avais pas été emballée par Notre-Dame-des-Fleurs tout en appréciant la langue. J'ai vu plusieurs fois Les Bonnes, une grande pièce, et l'an dernier Les Nègres, monté par Bob Wilson, après avoir lu la pièce à laquelle je n'ai rien compris (comme au début du Journal du Voleur) : pénible !

Brigitte
J'avais découvert Genet avec Notre-Dame-des-Fleurs dans le groupe, surprise par le titre. Le Journal évoque aussi un tube de vaseline... Il faut 160 pages avant qu'il y ait un alinéa...

Claire
Si, des alinéas il y en a, c'est des espaces...

Brigitte
Oui. Pas de chapitres, pas de table des matières... C'est un livre bilan d'une étape de sa vie. Une série de notes publiées peut-être parce qu'il était déjà célèbre. Pourquoi a-t-il intéressé tous ces intellectuels de l'époque ? Il y a un beau passage vers la fin : la description d'un corps lors d'un meurtre, qui fait penser au "Dormeur du val" avec une écriture extraordinaire, avec notamment le sang comme des fleurs. Il y a une glorification de l'abjection. Je suis tout à fait en accord avec le prologue de Sartre : Genet est comme un Narcisse qui ne peut donner que des reflets de lui-même, différentes facettes qu'on n'arrive pas à coordonner. Je pense aussi à la description de Stilitano, perdu dans un labyrinthe, reflet de Genet peut-être... L'homosexualité, la trahison, le vol, qu'il annonce comme les trois thèmes du livre, vont-ils vraiment ensemble ? Qu'est-ce que la trahison ? Genet tend à la sublimer dans le Journal. Être son ami devait pas être de tout repos…

Claire
Il était très ami avec Giacometti qu'il admirait et il lui aurait piqué un Matisse…
Brigitte
Je suis contente de l'avoir lu, c'est un livre intéressant, mais dur à lire.

Denis
J'ai commencé et dans un premier temps j'ai trouvé cela épouvantable. Déjà, la dernière fois, je n'ai pas pu lire Ferrari à cause des tortures (c'est pour cela que je ne suis pas venu)… Qu'est-ce que la vaseline goménolée ?

Françoise
C'est à la menthe, et en plus ça pique.

(voir détails d'importance... sur Genet et la vaseline goménolée… : ICI dans Jean Genet Une jeunesse perdue, de Louis-Paul Astraud, éd. Au Diable Vauvert)

Denis
Il faut rendre grâce à Genet d'être très pudique et de parler d'amour plutôt que de détails sexuels. Il doit avoir des pulsions spéciales et une forme de perversion (au sens des sexologues). Par ailleurs, il parle à l'imparfait du subjonctif, c'est artificiel.

Claire
Ca frise parfois le ridicule : "La coutume permettait que j'empochasse mon argent, et que je partisse".

Denis
On est dérouté par sa prose, mais il ne faut pas trop lui jeter la pierre étant donné ce qu'il est.

Claire
Genet n'est pas cinglé !

Brigitte
Il n'a pas été en hôpital psychiatrique… Mais il a été en prison...

Denis
Comme tu disais, Jacqueline, pour le désir, c'est difficile d'appréhender une parole qui m'est étrangère. L'homosexualité est également difficile à appréhender ; quand on est hétérosexuel, on sait bien que l'homosexualité peut aussi vous concerner. Il y a des moments ou je ne comprends plus rien, il déconne complétement. Il essaie de valoriser des choses odieuses pour des hommes "ordinaires". Je suis arrivé à la moitié, en zappant un peu. J'ai trouvé cela très ennuyeux : il n'y a pas d'intrigue et on ne sait pas où il va. Il y a tout de même des moments beaux même si les douceurs sur l'amour sont parfois gnangnan.

Plusieurs
Gnangnan !...
Denis
Il y a aussi des passages rigolos. Est-ce vraiment autobiographique, ou inventé, ou expression de ses fantasmes ? Le travail du lecteur n'est pas facile.

Françoise
Je l'ai survolé… J'ai retrouvé chez moi la biographie la biographie d'Edmund White avec laquelle je me suis rafraîchi la mémoire : dans ce livre, il s'appuie sur sa réalité vécue et modifie des points. C'est répétitif, un peu pesant. L'écriture m'a plu, je trouve qu'il y a une belle écriture, même si c'est un style auquel on n'est plus habitué. Le récit n'est pas rigoureux, il exagère beaucoup son vécu, magnifie et fait des raccourcis. Il cache notamment ses années d'armée.

Claire
Six ans !

Françoise
Il exagère un peu son expérience en prison.

Claire
Il est arrêté de nombreuses fois, mais grâce à ses amis intellos (pétition à l'initiative de Sartre et Cocteau), il finit par être gracié par le président de la République…

Françoise
En prison, il n'était pas du tout au mitard, comme il dit ; il était seul, et installé pour écrire. Il est dans la provocation permanente, il prend toujours parti pour le Mal : comment peut-on dire que le bagne, c'est magnifique ! Il avait une sorte de magnétisme, de charisme. Il était brillant, ce qui lui a permis de se faire une place auprès des intellectuels.

Claire
Il a eu plusieurs "esclaves" femmes : Paule Thévenin, Monique Lange, la femme de Goytisolo (dont nous avions lu Pièces d'identité), qui se pliaient en quatre pour lui...

Françoise
Il prend toujours le contre-pied pour être du mauvais côté.

Claire
Finalement l'intérêt pour l'homme prime sur le livre ?

Françoise
Oui, c'est vrai, l'homme est intéressant et je rejoins ceux qui disent que le livre peut être barbant. J'étais en train de lire Les Voix du Pamano de Cabré et cela me perturbait de lire Genet. Le livre est peut- être dépassé pour l'époque.

Jacqueline
Il n'y a plus la peine de mort, ni le même regard sur l'homosexualité.

Denis
Et si l'on compare avec d'autres livres écrits par des malfrats...
Françoise
Mais ce ne sont pas des livres littéraires. Bref, j'ouvre à moitié.
Fanny
J'ai pas aimé. Mais j'étais curieuse d'avoir les avis des autres. Les deux premières pages, je n'ai rien compris. Puis je me suis dit je vais aller à la moitié, puis au bout… Mais je me suis ennuyée. Je trouve le style mauvais, pas beau. Il y a eu quelques passages pseudo philosophiques, par exemple p. 230 sur le signifiant/signifié : "Le raccourci que propose le symbole porté par ce qu'il doit signifier donne et détruit la signification et la chose signifiée" ; ça ne valait pas la peine de relire pour comprendre… Et le passage sur la moquette p. 170 ! Le style lourd, haché, reflète peut-être son état. L'éloge de la crasse, de la laideur ne m'a pas convaincue. Le passage sur les poux était quand même très drôle. Même le titre se pose comme modèle : ce n'est pas le journal "d'un voleur", ce n'est pas "le journal du voleur", c'est "Journal du voleur". Bref : aucun plaisir de lecture !

Mireille
J'ai eu des difficultés jusqu'à la moitié. Je l'ai lu, mais je ne comprenais pas grand-chose. Mais j'ai été très intéressée à partir de la page 150, lorsqu'il rencontre Lucien : sa relation à Lucien m'a beaucoup touchée. Il va dans les détails de l'amour dans la relation à ses hommes, mais ce n'est jamais vulgaire. Il parle souvent d'amour. Il a dû profondément aimer les hommes et en être aimé. Julien et Robert sont plus falots, Stilitano et Armand l'aiment. Stilitano disparaît et revient plusieurs fois dans le livre. Mais au-delà de cet amour, il y a toujours un moment où il faut voler l'ami. Genet ne peut pas aimer jusqu'au bout. Ces rapports entre hommes, qui se terminent mal, m'ont intéressée. J'aime beaucoup les polars, et je n'avais jamais entendu parler de ce rapport au vol, de ces rapports entre hommes. Les répétitions ne m'ont pas gênée : c'est répétitif d'accord, mais la vie c'est un peu ça, routinier… Le livre a tout de même été écrit en 1949, il y avait alors peu d'écrits sur la pédérastie. C'est inventé ou pas ? Peu importe. Moi ce qui m'a intéressée c'est leurs rapports à la fois tendres et violents. Il y a de la philosophie, j'ai essayé de m'accrocher, mais c'était dur à suivre.

Brigitte
Qu'est-ce qu'il y a derrière la bonté : "La bonté d'Armand ne consistait pas à faire le bien" ? Son sens du mot bon est celui de ce pain est bon". Il passe son temps à penser ce que pensent les autres de lui.

Mireille
C'est plus compliqué lorsqu'il mène une réflexion sur le coupable. Il parle beaucoup de l'orgueil : ces passages, je les trouve beaux.

Brigitte
Ce ne sont pas nos références.
Mireille
C'est peut-être ça qui m'a intéressée… J'ai été intéressée car il décrit des sentiments contradictoires et il parle du mal. Il discourt beaucoup. Je ne connais pas de gens comme cela. C'est loin de moi ? Je ne sais pas. L'orgueil et la culpabilité m'ont fait réfléchir.

Claire-Lise
Je n'avais pas d'a priori sur Genet. Je n'ai pas compris les deux premières pages, mais j'ai continué, et sans me poser de questions sur le genre. Mais j'ai été gênée par l'inversion des valeurs. Son écriture ne m'a pas convaincue. J'ai trouvé qu'il y avait une forme de complaisance malsaine dans l'avilissement. J'ai également trouvé cela très égocentrique et je n'y ai rien trouvé d'universel. Vos commentaires m'ont intéressée, m'ont donné d'autres formes d'approche. Je me suis arrêtée au quart du livre. Je n'ai pas senti l'amour. Le début est compliqué, il ne nous mène pas par la main. Cela me donne une porte d'entrée sur un auteur que je ne connaissais pas et j'ai envoie d'aller voir sa pièce.
Roger Nimier (avis transmis d'outre-tombe..., nous avions lu son livre Les Épées)
Jean Genet est un peu comme ces danseuses qui se sont montrées surtout dans les cercles privés. On les admire et on les ignore à la fois. Malheureusement, Journal du Voleur est un livre détestable. Deux ou trois pages sont touchantes ; et avec un peu de patience, on pourra lire encore ceci : "Le talent est une politesse à l'égard de la matière". Ou bien : "C'est parce qu'elle n'est pas achevée qu'une action est infâme". Le meilleur Genet, cette fois-ci, est moraliste. Dans Miracle de la Rose et même dans Querelle de Brest, il y avait un véritable romancier. Nous en sommes bien loin à présent. À la trentième page de ce nouveau livre, les prestiges du crime sont déjà dissipés, toutes ces aventures galantes nous endorment et Jean Genet n'est plus bientôt qu'une Mlle de Scudéry du bagne. (La Table ronde, n° 22, octobre 1949)

Séverine (avis transmis)
Lire vos avis à l'instant me conforte dans mon ressenti du peu que j'ai lu du Journal du voleur. J'ai presque lu la moitié lors d'un voyage en train, mais une fois en gare, à la maison et par la suite, impossible de remettre le nez dedans. Je n'ai pas du tout accroché, et c'est peut-être dommage car j'étais curieuse de lire le sulfureux Genet. Je suis d'accord avec vous que le style n'aide pas à vouloir aller plus loin. Je n'ai rien d'autre à en dire ayant déjà effacé de mon esprit ces quelques pages lues.

Claire
Au fait, L'homme blessé de Chéreau est une adaptation du Journal du voleur.

Plusieurs
Ah bon ?

Claire
Je ne suis pas d'accord avec toi Denis quand tu parles de perversion. Sexuellement, c'est sado-maso, ordinaire quoi !

Denis
Je parlais de perversions au sens où elles sont répertoriées en tant que telles par les sexologues, dans les rapports scientifiques…

Claire
Par contre, dans le domaine moral, je trouve qu'il y a là de la perversion avec cette admiration du mal pour le mal.

Brigitte
Est-ce qu'aujourd'hui il admirerait Daesh ?....

Claire
Je n'arrive pas à comprendre son rapport à la moralité, son exigence morale, dont il parle ("la sainteté est mon but") et qu'on lui attribue : Sartre mais aussi Cocteau qui dit de Genet qu'il faudra bien un jour le "considérer comme un moraliste, si paradoxal que cela paraisse, car on a coutume de confondre le moraliste et l'homme qui nous fait la morale", (dans le livre La Difficulté d'être qu'on a lu en juin dernier (quand on a visité la maison de Cocteau).

Claire-Lise
Il grossit le mal, revendique l'étiquette qui lui est posée pour se distinguer des autres.

Mireille
Il provoque peut-être à travers le crime - ce pourrait être une autre façon de parler de son homosexualité assumée, qui était considérée comme un crime à l'époque.

(Après vérification ultérieure à nos échanges, ce n'était pas un crime : voir "Une rapide histoire juridique de l'homosexualité")

Denis
Chez Genet, la jouissance le guide. Le terme de "perversion" s'appliquait à l'approche de la sexualité pour l'époque.

Mireille
Genet fait bouger les frontières et les lignes de la morale.

Claire
Je ne comprends pas que Genet soit à ce point encensé. Je l'associe à Sade qui est porté aux nues : quand j'ouvre un livre, il me tombe des mains tellement c'est atroce. C'est le parcours de ces hommes, la place de l'écriture dans leur vie, leur style, qui sont exceptionnels, qui construisent leur légende. L'écriture a sauvé Genet de la fange.

Brigitte
Comment il a pu acquérir cette culture si tout ce qu'il dit est vrai ?

Jacqueline
Il a beaucoup lu en prison.

Claire
C'est intéressant quand il parle de la façon dont il parle de la façon dont il a "appris les subtilités de la langue française" (voir ci-dessous en rouge).

8 AVIS du groupe "VOIX AU CHAPITRE Morbihan" réuni le 17 novembre 2015 (Lona, Marie-Claire, Marie Thé, Marie, Lil, Chantal, Edith, Marie Odile)

2 lecteurs "ouvrent aux ¾", 4 à ½, 2 à ¼

Chantal (de Bretagne)
Une lecture qui bouscule !
D'abord ce qui m'a rebutée, ce que j'ai détesté :
- l'apologie, la déification qu'il fait du crime, qui le fascine, qui le hante dit-il, du mal
- la "décision" qu'il prend de magnifier, de sublimer sa vie de mendiant, de voleur, de prostitué ; de se placer hors de la société bien-pensante qu'il abhorre
- j'ai ressenti du dégoût lors de certains passages : sa description des crachats de Stilitano et des scènes dans les pissotières.
Bref, je n'adhère pas au "fond"... surtout après ce 13 novembre ! Le mal absolu pour enfin trouver une place.
Mais j'ai beaucoup aimé :
- son amour revendiqué de la langue française : comment a-t-il pu acquérir une telle maîtrise de cette langue, à l'école de la république de cette époque ?
- la richesse de son écriture, de son style : quelquefois c'est vrai on s'y perd, notamment sur le thème de la sainteté ; mais quel talent dans les descriptions : celle de cette vieille dame qui pourrait être sa mère, celle des rues de Barcelone avec ses mendiants, ses voyous, ses prostituées...
- les passages poétiques, ces étincelles qui jalonnent le livre : "à ce moment, je connaissais la joie inquiète, aussi fragile qu'un pollen sur la fleur de noisetier, la joie matinale et dorée de l'assassin qui s'échappe..." et ses pages sur son amour ! Un régal !
- un style qui secoue, qui passe du langage ordurier à des tournures "savantes" qu'on n'a plus beaucoup de chances de rencontrer dans les romans contemporains
- sa façon de nous prévenir "qu'on sache donc que les faits furent ce que je les dis, mais l'interprétation que j'en tire c'est ce que je suis devenu"
- sa phrase qui reste mystérieuse : "on ne peut supposer une création n'ayant l'amour à l'origine".
Enfin, à la relecture de certains passages, j'ai été touchée par ce gamin de 20 ans, abandonné à la naissance, rejeté ou plutôt se sentant rejeté par la société, tombé dans la déchéance totale, oui, touchée par la grande solitude qui se dégage de ses lignes et par sa recherche constante, désespérée de l'amour.
Lona
J'ai eu de la peine à entrer dans ce livre, tellement je l'ai trouvé dur, inaccessible pour moi. Je me suis fixé l'objectif de ne pas le lâcher avant la centième page... j'ai tenu bon... j'ai même essayé de le reprendre !
Alors comment parler d'un livre dont je n'ai lu qu'une petite moitié et que je ne compte pas finir ? Une biographie de l'auteur, dédiée à JP. Sartre et à Simone de Beauvoir (du beau monde, ma foi !)
Les vols, les cambriolages, les larcins, les bagarres, les luttes, la criminalité (j'ai bandé pour le crime), la misère de la rue, la mendicité, l'errance, la délation, la destruction, la violence, l'enfermement en milieu carcéral, les milieux sombres des jeux et de la prostitution, des travestis... Genet utilise ces "éléments ignobles de misère purulente, il s'en sert et s'y complait" (p.80). Il parle beaucoup d'homosexualité, surtout de la sienne : il faut replacer cette publication à son époque, où il était difficile, voire impossible, d'aborder ce sujet (donc Genet est un précurseur). Mais je me pose la question : assume-t-il son homosexualité puisqu'on est sans cesse dans le rôle de dominant/dominé ?
La violence est partout, comme "une audace au repos amoureuse des périls... une violence qui vous piège..." (p.14) On retrouve cette même violence dans la beauté du corps de Stilitano, le manchot.
Quelques belles phrases :
- la description des genêts de la lande
- la rencontre de la vieille qui sort de prison et qui pourrait être sa mère => donc il est capable de sentiments (p. 18)
- cette mère qui a accouché d'un enfant monstre et qui la tue dans un incendie volontaire (p. 30)
- son attachement à la France uniquement par la langue française
- et les poux !!! (p. 29)
- une note d'humour avec les Carolines qui tricotent ou font du crochet devant les pissotières en attendant le client, les Tapettes travesties, ou la grappe de raisin dans la culotte de Stilinato !
L'écriture est relativement facile, claire, les mots sont simples, les personnages sont fouillés, bien décrits, mais que de violence, de misère, de laideur, de déchéance dans lesquelles l'auteur semble s'installer durablement. La solitude est omniprésente, collante, la fascination pour le Mal étouffante ! Si l'écriture est "salvatrice" pour Genet (mais je ne suis pas arrivée jusque là dans ma lecture), je conclus que rien n'est jamais définitivement perdu, ni acquis...
A quand un livre plus joyeux ?
Je l'ouvre au 1/4 à cause de l'espoir de réhabilitation que permet l'écriture.
Lil
J'ai été, à la fois, fascinée, abasourdie, intriguée et écœurée par ce journal.
Fascinée et surprise - sans doute à cause de mes a priori sur Genet - par l'écriture qui peut être alambiquée, ampoulée, absconse, avec des constructions de phrases inhabituelles (de récurrentes inversions, par exemple), mais aussi sublime, lyrique, poétique. J'ai adoré - à chacun ses petites faiblesses ! - les imparfaits du subjonctif et les conditionnels passé deuxième forme... Il y a des passages admirables sur l'enfance, la prison, les miséreux du Barrio Chino, les poux, les photos, la nature, la solitude, le tourisme social (qui rappelle le livre de Lydie Salvayre), son œuvre, la création, l'amour… J'ai aussi été très sensible à l'utilisation des différents niveaux de langue : lyrisme et langage de gouape mêlés, par exemple. La langue française, l'écriture furent, sans nul doute, la résilience de Genet.
L'objet du livre (Une volonté de réhabilitation des êtres, des objets, des sentiments réputés vils... une œuvre d'art dont la matière-prétexte est ma vie d'autrefois..., je me forçais à considérer cette vie misérable comme une nécessité voulue, les signes les plus sordides me devinrent signes de grandeur), m'a permis de mieux appréhender ce texte qui nous écartèle sans cesse entre l'horreur et le sublime : une tragédie joyeuse, le suprême bonheur dans le désespoir...
Me sont revenus en mémoire les livres d'Édouard Louis, de Pierre Jourde, d'Annie Ernaux, également récits de vie devenus œuvres littéraires.
Grâce à ce journal, intriguée et abasourdie, j'ai effectué un voyage découverte en voyouland : les malfrats, leurs rituels, leurs valeurs, leur fascination pour le mal absolu - quelques fréquentations de Genet avait rejoint la Gestapo française et en font l'apologie (sinistres personnages dont les actes et paroles résonnent bien tristement dans le contexte actuel). Tout ce qui est choquant dans les contre-valeurs, exposées ici, m'a tenue à distance du récit : je n'ai pas connu la sensation si agréable d'adhérer pleinement à un texte dans sa forme et son contenu, de s'y sentir confortée et réconfortée.
Heureusement, dans tout ce glauque, quelques rires (jaunes, il est vrai) : le vol des couronnes mortuaires, la Grande Thérèse, tricotant sur son tabouret dans les vespasiennes, entre chaque passe, la tenue vestimentaire des macs, l'étron sentinelle… Voyage également étonnant dans ce monde où les relations homosexuelles masculines semblent devoir s'exprimer uniquement sur le mode dominant/dominé avec toutes les humiliations qui vont avec…  : Je connus le vertige de rencontrer la brute parfaite indifférente à mon bonheur ! Gloups !
Et Genet, si ambivalent entre ce désir de reconnaissance de la société qu'il rejette et la revendication de son infamie dans ce monde, en le magnifiant par les mots ; Genet, si touchant dans son regard sur son enfance, sa mère, dans sa solitude absolue (34 références dans le livre), sa détresse (Je transportais avec moi un tel fardeau de détresse… Ma misère était si grande qu'il me parut que j'étais composé d'une pâte pétrie d'elle… Elle était mon essence même), dans sa quête d'amour (être important pour quelqu'un, quels que soient les actes à accomplir ou les conséquences, sa sensibilité face à la nature dont sa détresse physique et morale le rapprochent, son côté fleur-bleue (Il me sourit pour le 1ère fois, cela suffit, je l'aimai) et son amour de la langue française dont il utilise le pouvoir (Dominer Guy, à mon tour, par une autorité que m'accordait ma maîtrise du langage).
La lecture de ce livre, que je ne regrette absolument pas, me donne l'impression d'avoir essayé de maintenir sans cesse l'équilibre dans le grand écart imposé à chaque instant par ce journal, c'est peut-être pour cela que je ne l'ouvre qu'à moitié !
Marie Odile
Au départ, je me refuse à accorder à l'auteur/narrateur "cette nécessaire complicité du lecteur" qu'il réclame pour être compris (j'abordais pourtant ce texte avec un réel appétit qu'avait ouvert la lecture de la biographie amoureuse de Lydie Dattas par G. Gallienne sur France inter). Puis, petit à petit, ma réticence s'est estompée. Petit à petit, ce livre au départ "fermé", s'est ouvert de plus en plus grand avant de finir tout de même par me lasser un peu.
Le récit est celui d'un être à part, d'une vie en oxymore où l'ignoble tend au sublime et le sordide à la grandeur, où la fragilité côtoie l'insensibilité, la victoire la déchéance, la force la faiblesse, la délicatesse la violence, etc.
Avant même de m'interroger sur la finalité d'un tel texte, je rencontre des éléments de réponse :
Il peut s'agir d'une écriture rédemptrice dans "la volonté d'utiliser à des fins de vertus, mes misères d'autrefois", dans "une volonté de réhabilitation des êtres, des objets, des sentiments réputés vils".
Mais le texte se veut surtout, quoi qu'en disent les dernières pages "une œuvre d'art dont la matière-prétexte est ma vie d'autrefois. Il sera un présent fixé à l'aide du passé et non l'inverse". Cette notion de vie-prétexte revient plus loin "Ma vie doit être légende, c'est à dire lisible, et sa lecture donner naissance à quelque émotion nouvelle que je nomme poésie. Je ne suis plus rien qu'un prétexte."
L'écriture au départ me dérange : composition fracturée, phrases heurtées où les mots ne sont pas à la place attendue. Mais très vite, j'ai été sensible à l'originalité du texte. Genet tord les mots et les phrases pour être au plus près de lui-même, ex : "les pauvres, je les suis" (du verbe être et non pas suivre). Puis, je rencontre des pages sublimes sur le mendiant, la prison, le pauvre... En frère de Rimbaud, le narrateur nous offre sa bohème, son errance dans la solitude de ses 17 ans. Il vogue entre ascension et déchéance, passe de l'humiliation à l'humilité, de l'humilité à l'orgueil... Moment fondamental que celui de l'enfance où il décide de devenir ce qu'on l'avait accusé d'être. "Je me reconnaissais le lâche, le traître, le voleur, le pédé. Je devins abject".
Le narrateur appréhende le corps des hommes rencontrés, les détaille avec l'acuité de son regard, les définit, cerne l'essentiel de leur force et de leur beauté. Les portraits de salauds sont parfois émaillés d'un vocabulaire religieux, avec un certain goût du sacrilège. Ils deviennent divinité à qui se sacrifier.
J'ai pensé parfois en lisant ce texte à la définition de la perversion par M. Tournier, à savoir que c'est la beauté du Mal. J'ai aussi parfois eu le sentiment de retrouver une sorte de Gavroche devenu adulte, celui dont V. Hugo dit que "les perles ne se dissolvent pas dans la boue". Mais sans doute suis-je là victime d'une confusion entre ce qu'est le narrateur et ce que je voudrais qu'il soit. Malgré cette désagréable impression d'être dans le contre-sens, et même de "me faire avoir", je suis restée étrangement sensible à l'écriture ce journal.

A propos de Journal du Voleur, voici un extrait d'un entretien avec Pierre Vicary de 1981 diffusé à la radio australienne Australian Broadcasting Commission, publié dans Poetry Nation Rewiew, 1983

- Pierre Vicary : C'est une œuvre très autobiographique n'est-ce pas, un roman très autobiographique ?
- Jean Genet : Oui. Dans la mesure où... Non, c'est exactement l'histoire de ma vie. Mais, bien sûr, il vous faut tenir compte de choses comme la mémoire, qui change ou magnifie certains faits et en oblitère d'autres totalement. Il y a aussi d'autres facteurs. Et aussi, quand j'ai commencé à écrire le Journal, j'essayais d'écrire un livre, une œuvre d'art si possible, de sorte que j'étais forcé de faire ressortir certains faits et d'en minimiser d'autres. Mais dans l'ensemble, c'est l'histoire de ma vie.
- Pierre Vicary : Vous parlez du besoin de faire de Journal du Voleur une œuvre de littérature, et pourtant vous aviez si peu d'expérience littéraire... (...) vous n'aviez pas de tradition dans laquelle écrire. Je me demande simplement d'où provenaient les idées qui vous ont permis de mettre en forme votre livre ?
-Jean Genet : Pour commencer, je me demande si la question que vous posez... si cette question est bien originale dans mon cas. Ce que je dis, c'est qu'aucun écrivain, je le redis, aucun écrivain ne se met à écrire avant d'avoir rejeté tout ce qu'il a appris, que ce soit à l'École ou à Université. Je me demande si tous les écrivains, dans la mesure où ils écrivent sur eux-mêmes, sur leurs propres expériences, ne sont pas des autodidactes. Prenez par exemple le cas qui me vient à l'esprit - celui de Proust. Si vous prenez ses premiers essais littéraires, ses pastiches ou même Du côté de chez Swann, le premier volume de sa grande œuvre À la recherche du temps perdu. Eh bien, Du côté de chez Swann n'est pas du Proust, pas encore. Proust ne commence en tant que Proust qu'avec À l'ombre des jeunes filles en fleurs et il continue avec Sodome et Gomorrhe et Le Côté de Guermantes. Proust alors est Proust, mais il n'écrit plus alors dans le style de n'importe qui ; dans le style qu'on lui a ou non enseigné pour passer ses examens. Il écrit différemment et j'ai fait pareil. J'ai eu la chance, si vous voulez, de pouvoir aller à l'école de 1915 (j'avais cinq ans à l'époque) jusqu'à treize ans et de rencontrer des instituteurs laïcs. Comprenez bien qu'à cette époque, les instituteurs en France étaient surtout ce qu'on appelle des vétérans de guerre. De même qu'ils enseignaient dans les petits villages (j'ai été élevé dans un petit village), ils étaient membres du conseil paroissial et comme tels considérés parmi les gens importants de la communauté, d'une importance pareille à celle du maire, du prêtre ou des conseillers municipaux. Vous voyez le tableau. Et comme j'étais pupille de la nation, j'étais toujours le premier en classe, presque toujours. Vous savez pourquoi ? Parce que la maison de la famille qui m'élevait touchait l'école, pile la porte à côté. Bref, il n'y avait rien à faire pour éviter l'école et faire l'école buissonnière. Pour couronner le tout, l'Assistance publique avait un inspecteur qui venait nous visiter tous les mois pour contrôler que j'allais bien à l'école tous les jours. Pas moyen pour les gens qui m'élevaient de m'envoyer dehors pour travailler, m'occuper des vaches. De fait, ils me l'ont fait faire, ainsi qu'écorcer des arbres pour le tannage du cuir, mais ils ne l'ont pu qu'après les heures de classe. Pendant les heures de classe, j'étais toujours présent, seul parfois, aussi j'étais obligé d'être le premier. Les autres dans ma classe étaient fils de paysans ; ils avaient mon âge mais pouvaient s'occuper des vaches, travailler la terre, des choses comme ça, des choses que je ne pouvais pas faire. Mais j'ai appris chez ces maîtres d'école, ces instituteurs laïcs, à l'époque de la Troisième République. C'est grâce à eux que j'ai appris les subtilités de la langue française.

Journal du Voleur est dédié à Sartre et au Castor. Sartre, dans Saint Genet, comédien et martyr, publié en 1952 trois ans après Journal du Voleur, intitule le dernier chapitre "Prière pour le bon usage de Genet". En voici un extrait, brillant mais peut-être pas si convaincant que cela...

« Essayons de dire quel est le "bon usage" de Genet.
Il joue son œuvre à qui perd gagne et vous êtes son partenaire : donc vous ne gagnerez qu'en acceptant de perdre. Laissez-le tricher ; surtout, ne vous défendez pas par des attitudes : il ne servirait à rien de vous mettre en état de charité chrétienne, de l'aimer par avance et d'accepter le pus dont ses livres ruissellent avec l'abnégation du Saint qui baise les lèvres du lépreux. De belles âmes se sont penchées sur cette âme infectée : elle les remerciait d'un pet et c'était bien fait car leur bienveillance de commande n'était qu'une précaution pour désarmer ses ruses ; vous ne déplorez les malheurs qu'il subit que pour vous masquer sa libre volonté de nuire ; or, c'est aider un voleur que de lui chercher des excuses ; en chercher au poète, c'est lui faire injure. Ne vous réfugiez pas non plus dans l'esthétisme, il vous en débusquera. J'en ai vu qui lisaient sans broncher les récits les plus crus : "Ces deux messieurs couchent ensemble ? puis ils mangent leurs excréments ? Après quoi, l'un court dénoncer l'autre ? la belle affaire ! C'est si bien écrit." Ils s'arrêtaient au vocabulaire de Genet pour se garder d'entrer dans son délire ; ils admiraient la forme pour se défendre de réaliser le contenu. Mais forme et contenu ne font qu'un : c'est ce contenu qui exige cette forme ; tant que vous jouerez l'amoralisme, vous resterez au seuil de l'œuvre. Alors ? Alors il faut vous laisser faire, vous laisser duper, rester vous-même, vous indigner naïvement. N'ayez point honte de passer pour un sot : puisque cette contestation fanatique de tout l'homme et de toutes ses amours est expressément destinée à choquer, soyez choqué, ne luttez pas contre l'horreur et le malaise qu'on veut provoquer en vous ; vous n'apprécierez les traquenards de ce sophiste que si vous tombez dedans. "Mais, dira-t-on, si je m'indigne, qu'est-ce donc qui me distinguera de M. Rousseaux ?" Je vous entends : les foudres de M. Rousseaux sont dérisoires et ce critique est d'une incompétence si soutenue qu'on est tenté de prendre en tout le contre-pied de ce qu'il dit. Pourtant c'est l'épreuve nécessaire : si nous voulons gagner, il faut pousser l'humilité jusqu'à nous rendre pareils à M. Rousseaux. »

*André Rousseaux est une figure du Figaro littéraire ; il a écrit un article sur Genet, titré "Décomposition littéraire"

Genet se voit proposer une émission à la radio "Carte blanche" : le texte qu'il propose et publiera en 1949, L'enfant criminel, est refusé. On peut comprendre pourquoi... Voir aussi sa note introductive concernant le refus (ICI).

Puisqu'on se divise - depuis nous avons voulu, qui osâmes cette rupture - entre non coupables (je ne dis pas innocents), entre non coupables dont vous êtes, et les coupables que nous sommes, sachez que c'est toute une vie qui vous conduisait de ce côté de la barre d'où vous croyez pouvoir, sans danger, et pour votre confort moral, tendre une main secourable. Quant à moi j'ai choisi : je serai du côté du crime. Et j'aiderai les enfants non à regagner vos maisons, vos usines, vos écoles, vos lois et vos sacrements, mais à les violer. (...)

Ce qui les conduit au crime, c'est le sentiment romanesque, c'est-à-dire la projection de soi dans la plus magnifique, la plus audacieuse, enfin la plus périlleuse des vies. (...)

Notons que je distingue très vite le Bien du Mal, mais qu'en fait ce sont des catégories que vous seuls pouvez distinguer après coup ; toutefois, c'est encore à vous que je m'adresse, je vous accorde cette politesse - si l'on entreprend, dis-je, d'accomplir le Bien, on sait où l'on va et que c'est le Bien, et que la sanction sera bénéfique. Quand c'est le Mal, on ne sait pas encore de quoi l'on parle. Mais je sais qu'il est le seul à pouvoir susciter sous ma plume l'enthousiasme verbal, signe ici, de l'adhésion de mon cœur.
En effet, je ne connais pas d'autres critères de la beauté d'un acte, d'un objet ou d'un être, que le chant qu'il suscite en moi, et que je traduis par des mots afin de vous le communiquer : c'est le lyrisme. Si mon chant était beau, s'il vous a troublé, oserez vous dire que celui qui l'inspira était vil ? (...)

Votre littérature, vos Beaux-Arts, vos divertissements d'après-dîner, célèbrent le crime. Le talent de vos poètes a glorifié le criminel que dans la vie vous haïssez. Souffrez qu'à notre tour nous méprisions vos poètes et vos artistes. Nous pouvons dire aujourd'hui qu'il faut une rare outrecuidance au comédien qui ose feindre sur la scène un meurtre quand il y a chaque jour des enfants et des hommes dont le crime, s'il ne les conduit pas toujours à la mort, les charge de votre mépris ou de votre délicieux pardon. (...)
Cependant vos héros dans vos livres, vos tragédies, vos poèmes, vos tableaux sont gonflés, ils continuent d'être l'ornement de votre vie quand leurs modèles malheureux vous les méprisez. Vous faites bien : ils refusent votre main tendue.

Pour sourire, un extrait de la rubrique des chiens écrasés d'un quotidien de 1940, suite à un vol commis chez Gibert...

« A l'étalage d'un libraire du quartier Latin, un homme dérobait hier trois volumes : une histoire de France, une histoire du Consulat et de l'Empire, et un ouvrage de philosophie, saine lectures.
Conduit au commissariat du quartier Saint-Germain-des-Prés le bibliophile déclara se nommer Jean Genet, 31 ans, ce qui fut admis sans trop de réticence.
Mais on se permit de sourire lorsqu'il exposa le mobile de son larcin.

"N'eussé-je pas été voleur, dit-il, je serais ignare, toutes les beautés de la littérature me seraient étrangères car c'est pour apprendre l'A.B.C. que j'ai dérobé mon premier volume. Un second a suivi, puis un troisième.
J'ai, ainsi, pris goût aux nourritures spirituelles. Certes, je ne lisais pas n'importe quoi, je choisissais des auteurs de qualité. Les Dix de l'Académie Concourt avaient toute ma confiance ; chaque année je me procurais le roman de leur lauréat. Sauf de rares exceptions, j'ai toujours approuvé le choix de ces Messieurs. Les lauréats, je peux tous vous les citer, d'Antoine Nau à Philippe Hériat. Peu de critiques en pourraient faire autant.
Au début, je revendais les livres après en avoir humé la substantifique moelle, mais j'en ai eu bientôt un amer repentir. C'est pourquoi, après avoir pris connaissance des volumes que je me trouve dans la triste obligation d'emprunter, je les dépose discrètement dans les étalages ou dans les boîtes de bouquinistes. Je m'éloigne ensuite sur la pointe des pieds, le cœur réchauffé d'avoir fait incognito une bonne action. Car la discrétion, messieurs, a toujours présidé à tous les actes de ma vie.
"

Genet, envoyé au Dépôt, y sera vraisemblablement privé de sa distraction favorite, mais il lui restera la ressource de se pencher sur son casier judiciaire, d'une lecture, paraît-il, copieuse et fort édifiante. »

Aujourd'hui était un quotidien français créé en juin 1940 par Henri Jeanson pour remplacer Le Canard enchaîné avec l'accord des Allemands.


Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme au rejet :

à la folie, beaucoup, moyennement, un peu, pas du tout


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