Avis de Claire
Tout d'abord j'ai une admiration inconditionnelle pour Simone, j'ai défilé derrière son corbillard le jour de son enterrement en 1986, j'étais non loin d'elle à la Foire des femmes en 1973... :

 
"Foire aux femmes", organisée à la Cartoucherie de Vincennes par le MLF en 1973
photos JANINE NIEPCE/ROGER-VIOLLET

Sylvie Le Bon et Simone de Beauvoir

La petite Boniface au fond à droite
 

J'adore aussi Sartre, sans parler de leur couple (aaaahhhh) et je refuse d'écouter toute critique, je ne veux rien savoir par exemple des Mémoires d'une jeune fille dérangée révélées par Bianca Lamblin...
Groupie totale donc, j'ai accumulé des articles, des revues, des livres de ou sur SdB (sans pour autant les lire) : je compte 18 publications dans ma bibliothèque...

J'avais lu pour de bon Les belles images et La femme rompue, dont je gardais un souvenir de gravité (pas rigolo-rigolo).
J'ai cherché dans La force des choses
ou de l'âge pour certains moments de vie (avec Lanzmann ou la rencontre avec Sylvie Le Bon), mais je n'aime pas le principe du journal ou des mémoires où tout est raconté par le menu et j'avais l'impression qu'on ne nous y privait d'aucun détail.

C'est moi qui ai lancé l'idée de lire ce livre des Mémoires d'une jeune fille rangée, à l'occasion de la lecture d'Annie Ernaux qui m'avait amenée à lire en même temps Didier Eribon, également transfuge de classe, et qui affirme dans Retour à Reims à quel point Mémoires d'une jeune fille rangée a compté, mais sans dire pourquoi : j'étais curieuse. J'ai été étonnée que l'idée soit acceptée – et ravie...

En découvrant l'épaisseur du volume (hérité de la bibliothèque de mes parents, dans la collection d'origine avec pages coupées et jamais lu), la taille microscopique des caractères, le genre (des mémoires), j'étais disposée à sauter "autant que de besoin" détails, voire pages...

 

Et je vais enfin parler de ma lecture du livre…

J'ai d'abord ressenti de l'étonnement  : alors que Simone de Beauvoir est pour moi une contemporaine, ce qui m'a sauté aux yeux, c'est que sa vie commence en un autre siècle, c'est un roman "en costume" (au sens propre, d'ailleurs, car Nizan à Normal sup porte des pantalons de golf...) : la place de la religion est stupéfiante, le pouvoir des parents nous ramène chez Molière, l'aspect rigide, conventionnel, des mœurs est incroyable : c'est si guindé que Zaza et elles, camarades de classe, se vouvoient et que leurs lettres sont lues par leurs mères. On sent aussi une idéologie réactionnaire et la haine des intellectuels.

J'ai souvent ressenti de l'admiration : pour la façon dont elle s'extrait de ce conformisme, en pensant, en sentant, en analysant. Curieusement il reste la pruderie, l'éloignement du corps, l'absence de toute affection physique, contrebalancés par une passion pour la nature qu'elle rend très bien non sans excès ("mon amour pour la campagne prit des couleurs mystiques") ; j'adore quand, préparant l'agrég, elle va au parc de Bagatelle : "Je lus Homère au bord d'une rivière ; des ondées légères et le soleil, par grandes vagues, caressaient le feuillage bruissant. Quel chagrin, me demandais-je, pourrait résister à la beauté du monde ? Jacques, après tout, n'avait pas plus d'importance qu'un des arbres de ce jardin".
J'ai découvert en quoi, comme Ernaux et Eribon, elle est transfuge de classe : en faisant des études, observe-t-elle, "j'allais trahir ma classe et déjà je reniais mon sexe ; cela non plus, mon père ne s'y résignait pas : il avait le culte de la jeune fille, la vraie. Ma cousine Jeanne incarnait cet idéal : elle croyait encore que les enfants naissaient dans les choux." J'adore.

Alors que SdB est peu reconnue par son écriture, j'ai aimé son style, fait de netteté, de fermeté, et qui donne lieu à des formules qui m'ont beaucoup plu : Sartre "ne confondait pas les sentiments avec les idées et je me rendis compte, sous son regard impartial, que bien souvent mes états d'âme m'avaient tenu lieu de pensée" ; quant à Jacques, "s'il ressemblait à tous, alors que je le savais, sur un grand nombre de points, inférieur à beaucoup, quelles raisons avais-je de le préférer ?". Elle narre certes les années qui passent, mais le récit est fait de pensée, elle analyse sans arrêt, avec recul. Et si elle se montre parfois arrogante, elle est impitoyable avec elle-même de façon que je trouve jubilatoire, surtout quand elle se sait, respectivement, aveugle : "dénuée de sens psychologique" ; "mon indigence, mon impuissance m'auraient moins inquiétée si j'avais soupçonné à quel point j'étais encore bornée, ignare" ; "mes idées restèrent fumeuses", etc.). Les affaires du monde sont loin de ses préoccupations, ce qu'elle ne laisse pas passer : "Le redressement du franc, l'évacuation de la Rhénanie, les utopies de la SDN me paraissaient du même ordre que les affaires de familles et les ennuis d'argent".

Comme un roman, le récit vaut aussi par ses personnages, et il y a de quoi faire ! Le père extraordinaire, assez féministe paradoxalement, passionné de théâtre, avec une place immense pour les lectures (j'imagine cette scène de la famille qui lit à l'unisson tous les quatre ensemble), Zaza bien sûr, Jacques (on a envie de lui donner des claques à Jacques, ainsi qu'à Simone).
J'ai beaucoup aimé son enthousiasme pour Garric qui illumine ses jours et dont elle boit les paroles, et qui contribue aussi à la sortir de sa classe : "autour de moi, on prônait le dévouement, mais on lui assignait pour limites le cercle familial ; hors de là, autrui n'est pas un prochain. Les ouvriers en particulier appartenaient à une espèce aussi dangereusement étrangère que les Boches ou les Bolchevicks. Garric avait balayé ces frontières : il n'existait sur terre qu'une immense communauté dont tous les membres étaient mes frères. Nier toutes les limites et toutes les séparations, sortir de ma classe, sortir de ma peau : ce mot d'ordre m'électrisa". Elle entend une voix intérieure : "Il faut que ma vie serve !" qui trace sa voie : "m'exprimer dans une œuvre qui aiderait les autres à vivre" : projet abouti, chapeau Simone !
J'ai beaucoup aimé aussi le ballet des normaliens : les travaux d'approche, les jeux : les talas (ceux qui vont-à-la-messe), les femmes humeuses, les sujets de dissertations rigolos ("Différence entre la notion de concept et le concept de notion"), les bars avec les sketches... Et la place de l'écriture : tous prévoient de faire œuvre, c'est vraiment sidérant.
La narratrice, le personnage principal, est formidable : ce que j'ai trouvé palpitant est que le récit nous fait assister à sa prime formation intellectuelle, sa passion de la culture (philosophie, littérature, cinéma, théâtre, peinture...), ses goûts d'avant-garde qui tranchent avec son milieu. Elle aussi fera œuvre et ce qu'elle rêve d'écrire, c'est un "roman de la vie intérieure". Bien joué !
Son féminisme est déjà bien en germe en ces années 20 : "J'appris avec stupeur en lisant un fait divers que l'avortement était un délit ; ce qui se passait dans mon corps ne concernait que moi ; aucun argument ne m'en fit démordre", tout en étant sommaire : "Je me flattais d'unir en moi "un cœur de femme, un cerveau d'homme". Je me retrouvai l'Unique" ; et vache : "je me développais tandis que, pour s'adapter à leur existence de filles à marier, elles commençaient à s'abêtir"....
Ce qui m'a frappée aussi, c'est la tragi-comédie, avec de vraies "scènes" : car elle aime "les larmes, l'espoir, la peur" ; elle passe de la dépression à l'amour passionné de la vie : "admirant les suicides métaphysiques", elle se décrit ainsi : "tremblante, les mains moites, je criais, égarée : "je ne veux pas mourir !". Quand elle tient aux êtres, elle y va franco, par exemple à propos de sa soeur... : "quand je poussais mes sentiments au tragique, je me disais que si Jacques mourait, je me tuerais, mais que si elle disparaissait, je n'aurais même pas besoin de me tuer pour mourir." J'aime ses excès...
A ce sujet, j'aime sa sorte d'humour : "Je trouvais d'autant plus affreux de mourir que je ne voyais pas de raisons de vivre" ou "je me récitais ironiquement le mot de Heine : “Quelles que soient les larmes qu'on pleure, on finit toujours pas se moucher” ou encore : "J'allai voir un certain abbé Beaudin, dont Jacques même m'avait parlé avec estime, et qui se spécialisait dans le renflouage des intellectuels en perdition". Elle cherche à figurer ce double aspect en elle par l'écriture : "j'écrivis, dans la bibliothèque de la Sorbonne, un long dialogue où alternaient deux voix qui étaient toutes deux les miennes : l'une disait la vanité de toutes choses, et le dégoût et la fatigue ; l'autre affirmait qu'il est beau d'exister, fut-ce stérilement. D'un jour à l'autre, d'une heure à l'autre, je passais de l'abattement à l'orgueil."
Humour qu'on trouve dans d'autres domaines : "Riesmann me fit lire son roman que je jugeai puéril, et je lui lus quelques pages du mien qui l'ennuya vivement" ou "Feuilleté chez Picart les Onze chapitres sur Platon d'Alain. Ça coûte huit cocktails : trop cher." ou encore "j'avais grillé de lui dire quelque chose d'intelligent : malheureusement je n'avais rien trouvé"...

J'ai aimé l'évocation de Paris : elle prend l'autobus S (qui donna lieu aux exercices de style de Queneau), va au Balzar (où je prends parfois un café), au night-club Le Jockey au 146 boulevard du Montparnasse (qui hélas n'existe plus), à la bibliothèque Sainte-Geneviève, à la BN (je l'imagine travaillant "à bride abattue" et Stépha qui l'emmène déjeuner), à la librairie Picart boulevard Saint-Michel qui a des revues d'avant-garde, elle est abonnée à La Maison des amis des livres "où trônait en longue robe de bure grise Adrienne Monnier" (la compagne de Sylvia Beach qui tenait la librairie Shakespeare and Company et publia l'édition originale d'Ulysses de Joyce, avant qu'Adrienne Monnier pulbie la première traduction en français). Elle est tout le temps fourrée au théâtre ou dans les cinés : studio des Ursulines, le Vieux-Colombier, le Ciné-Latin, le cinéma des Agriculteurs dans la Nouvelle Athènes...
Quant à la lecture, elle est omniprésente, avec plein de surprises, comme l'effet incroyable du Grand Meaulnes ou le mépris pour "la platitude des romans de Maupassant"...

Un seul bémol : alors que le suspense devient insoutenable vis-à-vis de Sartre, il y a une accélération en fin de livre, mais pas à propos de Sartre, on ne sait même pas si elle réussit l'agrég, s'ils couchent ensemble (remboursez !) et la mort de Zaza est trop longue : frustration de fin de volume donc.

Je n'ai rien lu sur sa jeunesse avant de lire ce livre et après, alors qu'elle évoque les noms de Raymond Aron, Lagache, Levi-Strauss, Simone Weil (rencontre gratinée ICI), j'ai été vraiment impressionnée voire déçue d'apprendre que des noms d'étudiants philosophes sont pseudoïsés : Herbaud correspond à René Maheu (entre autres futur directeur de l'Unesco), Clairaut à Maurice de Gandillac, Pradelle à Merleau-Ponty (à cause de qui Zaza est morte...) : dommage, non ?
Mais c'est un détail et j'ouvre en grand ce livre qui m'a passionnée tout du long...

 

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