Première parution en 1983
La
quatrième de couverture
:
Ce livre est écrit sous la forme
d'un dialogue entre Nathalie Sarraute et son double qui, par ses mises
en garde, ses scrupules, ses interrogations, son insistance, l'aide à
faire surgir « quelques moments, quelques mouvements encore
intacts, assez forts pour se dégager de cette couche protectrice
qui les conserve, de ces épaisseurs [...] ouatées qui se
défont et disparaissent avec l'enfance ». Enfance
passée entre Paris, Ivanovo, en Russie, la Suisse, Saint-Pétersbourg
et de nouveau Paris.
Un livre où l'on peut voir se dessiner déjà le futur
grand écrivain qui donnera plus tard une uvre dont la sonorité
est unique à notre époque.
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Nathalie Sarraute
Enfance (1983)
Le nouveau groupe parisien a lu ce livre
en février 2019.
Nous avions lu
Enfance
en février 1997. Et les gourmands avaient lu également Vous
les entendez ?
Nous avions lu auparavant Les Fruits
dor en 1991 (et vu son adaptation au théâtre) et
lirons par la suite Entre
la vie et la mort
en 2014.
Anne
J'ai avancé dans ce roman comme dans un jardin. Une biographie ?
Une fiction ? Peu importe, tout m'y a semblé juste, approprié
et naturel. Un jardin avec le ciel, les plantes, l'eau dans laquelle se
reflètent les ombres et les lumières, soi-même, l'intime,
et les personnages que Nathalie Sarraute crée au fur et à
mesure où elle avance dans la construction des souvenirs. Ce que
l'enfant se dit à lui-même face au monde des adultes qui
est parfois insensé. Personne ne l'a préparé aux
séparations et il doit se raconter des histoires pour ne pas être
violent ou inexistant. L'auteure avance par petites touches puis plus
brusquement. Sa voix intérieure l'aide à évoluer,
à chercher l'inspiration pour découvrir des strates de plus
en plus profondes nichées dans ce passé présent.
Ce qui pourrait sembler désuet est d'une finesse merveilleuse et
j'ai été charmée par l'enfance de Nathalie Sarraute
qui est aussi la mienne et celle des autres. La joie, l'étonnement,
la créativité
Mais oui ! Ils viennent de là.
Ils sont là de façon permanente, là quand je pourrais
être triste ou désolée, là quand je voudrais
ne plus rien savoir de cette étrange période. Ce livre nous
parle aussi de l'enfance de l'inconscient, avec ses désirs complexes
et parfois destructeurs (aussitôt réprimés par l'entourage).
Ainsi découvre-t-elle que sa mère, si belle et idéalisée,
a pour tout vêtement une peau de singe. L'horreur absolue, la terreur,
car la mère qui protégeait est devenue hideuse, haïssable.
Voilà ce que l'esprit de l'enfant peut inventer lorsqu'il est déçu
ou se sent abandonné. Et il s'en sentira longtemps coupable
Mais un enfant peut tout inventer et il peut le dire avec les mots-jeu
dans toutes les tonalités émotionnelles que l'on cherche
plus tard à éviter car ils sont "trop", comme
disent les ados. Nathalie Sarraute dit avec une intelligence exceptionnelle
comment elle a sublimé ses pulsions grâce aux mots, aux phrases,
au langage. Comment ils ont émergé, comment elle les a créés
en même temps que découverts. Il y a aussi l'enfance touchante,
émouvante, sensuelle, ses liens privilégiés aux choses :
"nous voici le flacon
et moi seuls dans ma chambre. Je le tourne en tous sens pour mieux voir
ses lignes arrondies
on va commencer par t'enlever ce qui t'enlaidi,
d'abord ce vilain ruban noué autour de ton goulot".
Elle s'approprie le flacon, petit à petit, elle l'aime puis elle
l'abandonne et à plus de quatre-vingts ans elle règle ses
comptes gentiment mais sûrement. Avec la sur, avec la belle
mère, avec la mère et
avec le père ? On
n'a jamais fini de régler ses comptes, je le pense. Tant qu'il
y a de la vie il y a des comptes, tout dépend de la façon
dont on le fait. Elle nous dit que c'est avec l'étude qu'elle s'en
est sortie. L'école l'a structurée et elle la respecte.
Sa sagesse n'est pas une soumission de petite fille timorée, mais
une relation réfléchie avec, au fond, un père admiré
et salvateur dont elle peut prendre la force et le savoir. Elle se sert
des règles de grammaire, certes exigées par "l'oncle",
pour la séparer de ses tentations narcissiques, de ses peurs originelles,
et l'obliger à structurer son rapport aux choses. Je rappelle ici
la façon dont elle parle des personnages d'un roman qu'elle a tenté
d'écrire dans l'enfance et j'en ai été impressionnée :
"e m'efforce avec mes
faibles mots hésitants de m'approcher d'eux
Ils sont rigides,
lisses, glacés
leurs surfaces glissantes miroitent, ils sont
comme ensorcelés. A moi aussi un sort a été jeté.
Et voilà que ces paroles magiques surgissent, "avant
de se mettre à écrire un roman il faut apprendre l'orthographe",
rompent le charme et me délivrent". Ainsi sait-elle
dire combien la loi l'a délivrée et séparée
des séductions originelles.
Pour le style, j'ai songé à certaines manières de
peindre, notamment celles de Cézanne qui travaille l'intérieur
des choses pour créer les contours et non les contours pour définir
l'objet. Tout part de l'intérieur aussi avec Nathalie Sarraute
pour faire émerger les situations et les personnages, sa propre
personne et ses sentiments. Elle se souvient comment l'enfant était
aux prises du bien et du mal, comment elle les a différenciés,
traités, élaborés. Comment elle a transformé
sa vie. Ce livre est-il là le bilan de fin de vie de Nathalie Sarraute ?
Fin de vie
elle a tout de même vécu encore seize années
dont je ne doute pas qu'elles fussent riches.
Je souhaite aussi rappeler ce souvenir pour dire mon émotion, quand
elle comprend que de la mort surgit la vie : "La
tête couverte d'un long voile de mousseline blanche et ceint d'une
couronne de pâquerette
je conduis la procession qui porte
en terre une grosse graine noire et plate de pastèque. Elle repose
dans une petite boité sur une couche de mousse
nous l'arrosons
nous irons nous pencher sur cette tombe jusqu'au jour où
enfin nous aurons la chance de voir sortir de terre une tendre pousse
vivace". A côté de cette tombe, précise-t-elle,
vit un serpent dangereux. Voilà donc le bien et le mal qui se côtoient
et forment le paysage du livre. La vie est un paradoxe, mais les mots
pour dire l'enfance la rendent vivable. S'il en est ainsi, je veux bien
vivre à livre grand ouvert.
Françoise
Bravo à Anne pour avoir donné tant de profondeur à
ce récit, car pour moi c'était très ennuyeux, "chichiteux".
On s'étale sur du détail. Le narrateur est artificiel :
ce n'est pas un enfant, pas un adulte. On dirait des souvenirs vagues
qu'elle fait mal apparaître. Cela ne soutient en rien la comparaison
avec une autre autobiographie, La
Bâtarde de Violette Leduc, qui est d'une poésie extraordinaire,
qui pose des questions.
J'ai l'impression d'avoir déjà lu cela 100 000 fois. Livre
fermé.
Ana-Cristina
J'aime le style de Nathalie Sarraute. Il est le résultat d'un travail
où l'intelligence, la sensibilité et l'élégance
jouent de conserve. Son écriture est pour moi une cause d'émerveillement.
Dans Enfance, ses mots choisis avec soin, ses silences disposés
avec attention et si éloquents, font que j'ai lu cette autobiographie
atypique souvent comme un poème.
Quand elle tente de fixer avec des mots, de transformer "l'informe"
(p. 9) en pensée, quand elle prend ce temps-là, moi
j'ai le temps de saisir d'anciens sentiments et de voir ressurgir des
images et des sensations de mon passé. Son écriture agit
comme un révélateur. Par exemple : elle, enfant, est
assise "au Luxembourg,
sur un banc " entre son père et sa belle-mère. On vient
de lui lire un passage, peut-être des Contes d'Andersen"
(p. 66-67). L'auteure décrit ce qu'elle
a ressenti à cet instant-là, cette "sensation
d'une telle violence qu'encore maintenant" elle s'en souvient.
A ce moment-là, elle ne m'exclut pas de son travail d'excavation
de la mémoire, de la mise en lumière de cette ancienne sensation
mémorable ou plus exactement j'ai la possibilité de voguer
sur cet espace-temps qu'elle a éclairé sans trop m'aveugler.
Elle a d'ailleurs installé des coussins pour mon confort :
des points de suspension. J'adore les points de suspension de Nathalie
Sarraute !
Écrivant, l'auteure libère ses souvenirs de leur carcan,
les abandonne au vent. Ils deviennent très légers car faits
dorénavant d'éléments volatiles, pas encore complètement
identifiables, enfin pas toujours. Sa proposition littéraire pour
approcher au plus près, de la façon la plus sensible, ses
souvenirs, en les effleurant pour ne pas les abîmer, me paraît
juste.
L'auteure, depuis sa plus tendre enfance, donne une importance considérable
à l'épanouissement de son esprit, de son intelligence. Les
pages sur l'école, sur ce que cette institution lui a apporté
sont magnifiques. "Quelque
chose s'élève encore, toujours aussi réel, une masse
immense
l'impossibilité de me dégager de ce qui me
tient si fort, je m'y suis encastrée, cela me redresse, me soutient,
me durcit, me fait prendre forme
Cela me donne chaque jour la sensation
de grimper jusqu'à un point culminant de moi-même, où
l'air est pur, vivifiant
un sommet d'où si je parviens à
l'atteindre, à m'y maintenir je verrai s'étendre devant
moi le monde entier
rien ne pourra m'en échapper, il n'y
aura rien que je ne parviendrai pas à connaître..." (p. 173).
Et plus grande, au lycée elle comprendra qu'on n'a jamais fini
d'apprendre, que "ce
monde bien clos, entièrement accessible" de l'école
primaire "s'ouvrait
de toutes parts, se défaisait, se perdait..." (p. 174).
Je dirais aussi qu'en lisant Enfance, je sentais intensément
l'instant présent, le mien. Il était mis en valeur. Comme
si le processus d'aspiration de l'auteure de ses instants passés
si fragiles et sa faculté d'ausculter les sensations ressenties
dans son temps éloigné, passaient en moi une
transfusion en somme et que cela me permettait d'observer
plus intensément ce que je vivais alors.
J'ai lu que Jouvet
et Vassiliev
chargeaient le théâtre d'accompagner chaque spectateur au
plus profond de lui-même pour le rendre plus conscient, plus vivant.
J'ai la sensation que N. Sarraute demande à la littérature
de faire la même chose pour le lecteur : l'accompagner au plus
profond de lui-même pour le rendre plus conscient, plus vivant.
J'ouvre le livre en grand.
David
C'est du nouveau roman. C'est précieux, sableux. Ça peut
être joli, mais il ne reste rien. Est-ce que ça donne envie
de le lire ? De le dévorer ? C'est un style qui peut-être
mieux fait pour le théâtre. C'est très touchant, mais
quelle est la trame ? C'est très narcissique, mais très
désincarné. Il ne peut y avoir une incarnation que si l'on
se rattache à quelque chose d'analogue. Ça donne l'impression
de regarder quelqu'un qui se regarde : "Regardez
comme je me regarde bien".
Ça se lit très bien, c'est une très belle langue,
mais qu'est-ce qu'il en reste ?
Si on devait faire un jugement littéraire, ça appartient
à un genre qui a fait son temps. Ça n'est pas le pire du
nouveau roman. Je suis un peu sévère car il y a quelque
chose de touchant dans le rapport aux personnages. Les dialogues internes
me font penser à Pour
un oui, pour un non.
Je l'ouvre à moitié.
Audrey
J'ai été à la fois touchée et intéressée
par les deux pendants de ce livre : le premier l'enfance en elle-même
et quelques-uns des souvenirs et, d'autre part, le questionnement autour
de la structure et de la forme du texte.
D'abord le récit lui-même me touche, par la relation entre
la mère et la fille, l'admiration, le secret, le lien (l'anecdote
de la bouillie qui doit être réduite jusqu'à devenir
de la soupe...), le détachement petit à petit, "les
mauvaise idées", qui l'aideront peut-être d'ailleurs
à faire face à l'abandon, puis le lien au père
un amour plus retenu , à sa belle-mère aussi,
la description des émigrés russes et puis la découverte
et l'amour de l'écriture, des mots : leur choix, la façon
de les structurer, le plaisir de l'école, etc.
En même temps, je trouve très présente, dès
les premières phrase, l'exigence formelle qui se dégage
de ce texte. On sent en effet un refus ou un rejet d'une construction
narrative trop linéaire, trop classique, trop traditionnelle. L'écriture
est construite sous forme d'évocation, de touches, de bribes. C'est
très épuré et puis le récit se construit donc
sous forme d'échanges : un dialogue avec elle-même.
Pour moi, cette seconde voix est celle de sa conscience, mais aussi de
son exigence littéraire, une sorte de garde-fou qui la fait réfléchir
et la conduit sur la voie d'une recherche de l'authenticité, de
ce qui est vraisemblable. Sarraute part sur les traces de l'émotion
originelle et centre son travail de mémoire sur le retour DANS
l'enfant qu'elle était. Cette seconde voix lui permet de rester
fidèle et de rechercher cette authenticité. En effet, elle
ne cesse de questionner le vraisemblable et semble sans cesse guider le
narrateur Sarraute : est-ce que tu es sûre que tu as vraiment
vécu ça de cette manière-là ? Est-ce
qu'à cette époque-là tu pouvais vraiment ressentir,
voire analyser cet événement de la sorte ?
D'ailleurs, le travail de mémoire qui consiste à rentrer
DANS son être enfant, à aller chercher les sentiments et
les sensations du moment, représente une gageure en lui-même.
C'est un travail de mémoire assez fascinant que d'essayer à
80 ans de retrouver l'émotion telle qu'elle a pu la vivre à
5 ou 10 ans (et pour moi cela évite toute prétention insupportable
comme celle que l'on trouvait dans l'autobiographie
de Nabokov par exemple !)
Cette seconde voix, c'est aussi la voix contre la fabulation, la mythification,
la posture, le sentimentalisme. On lit p. 166
"attention tu vas te
laisser aller à l'emphase". Elle borde, elle contrôle,
elle retient, elle est vraiment la garante de cette tenue formelle qui
n'est pas sans évoquer évidemment le nouveau roman, lequel
remet en cause ou au moins questionne le sens du récit, la position
du narrateur. Cette deuxième voix se fait donc aussi l'écho
du nouveau roman en ce sens qu'elle semble afficher le désir de
l'auteure de se "protéger", se préserver d'un
récit linéaire ou traditionnel et d'une psychologie facile.
Comme si au fond il s'agissait de ne pas renier complètement le
nouveau roman, après en avoir été l'un des chantres.
Mais justement, pour celle qui l'a tant défendu, ce nouveau roman,
et théorisé aussi, écrire une autobiographie qui
impose par essence une recherche de vraisemblance, mais aussi de croire
dans son personnage et même de le placer au cur du récit,
n'a rien d'anodin et cela pose même irrémédiablement
Sarraute, me semble-t-il, face à certaines contradictions... En
effet dans le nouveau roman, pour ne citer qu'un exemple, les personnages
sont relayés au second plan et ne sont d'ailleurs même pas
forcément de nommés (cf.
L'ère du soupçon de Sarraute). Quel grand écart !
Les contradictions sont nombreuses.
Donc, tout cela mêlé aux souvenirs en eux-mêmes m'a
emportée et fortement intéressée. J'ouvre aux ¾.
Émilie
Avant de démarrer, j'avais peu envie de lire ce livre. Pour moi,
c'est une lecture imposée au lycée, donc j'ai tendance à
le rejeter.
De plus, je n'aime pas le genre autobiographique.
Beaucoup de platitudes, peu d'émotions dans ce livre, qui se prête
à une lecture interrompue.
On peut se demander : à quel moment elle écrit ce livre ?
C'est la question que je me suis posée. C'est intéressant
de savoir qu'elle avait 83 ans, en effet les souvenirs évoluent.
C'est très bien relaté, avec une analyse fine. Je ne la
trouve pas narcissique, ni prétentieuse.
Pourquoi elle écrit ? Est-ce thérapeutique ? On
ne sait pas si elle trouve des réponses à ses questions.
C'est très ouaté, l'image du souvenir est-il exact ?
Pour moi dans ce livre, on est au centre de soi-même et en même
temps toujours à la périphérie.
Je préfère une autobiographie plus romancée, ici
trop de souvenirs sont bruts. J'ai l'impression que dans ce genre les
écrivains ne parlent jamais de leurs frères et surs.
Je l'ouvre à moitié.
Anlon
Lors de ma lecture d'Enfance de Nathalie Sarraute, j'ai été
saisi par quelques passages qui m'ont profondément touché.
Ainsi m'appuierai-je sur les trois citations suivantes pour donner mon
avis, citations qui m'ont effleuré le cur, m'ayant spontanément
donné le sourire aux lèvres même en lisant
le roman dans une ambiance aussi désagréable que le métro,
aux heures de pointes ou m'ayant intérieurement embrasé.
"Va
te coucher ne t'en fais pas
une expression qu'il a souvent employé
en me parlant
rien dans la vie n'en vaut la peine
tu verras,
dans la vie, tôt ou tard, tout s'arrange..."
Prononcé par son père à elle, Sarraute, petite fille,
comme des mots de réconfort, quand juste avant, il s'était
enflammé : il y a là un fort contraste entre ce moment
précieux et la distance que garde son père, sa froideur
habituelle, la fumée éphémère que produit
une flamme éteinte fumée qu'il incarne car il
s'est bien éteint depuis les premières recollections de
cette enfance. Paradoxalement, c'est précisément ce contraste,
et donc ce vide accoutumé, qui éclaircit, qui enlumine le
lien représenté par ce moment, cette preuve de tendresse
paternelle, et peut-être même le roman en son entier. Par
ce contraste, Sarraute réussi à garder, à trésorer,
à chérir ces moments précieux, comme un sorte de
perlement ; elle réussit à faire de ces mouvements
internes, à peine visibles, une perle, qui brille, qui se déferle
en toute sa splendeur contre le noir. Peut-être figurerait-ce aussi
un message de réconfort au lecteur, un véhicule qui le transporte
vers son enfance ?
"Je m'approche,
je me penche par dessus le lit, je lui dis doucement : ''Qu'est-ce
que tu as ? Tu ne te sens pas bien ? Je vois son visage violacé,
détrempé, gonflé, un visage de gros bébé
Est-ce que je peux t'aider ? Veux-tu que je t'apporte à boire ?''
Le grand thème de ce roman, qui est aussi sa particularité,
ce qui le rend aussi embaumant, est l'innocence enfantine par laquelle
le monde est vu, la perception à travers laquelle s'ouvre ce monde
nouveau, pourtant identique au nôtre. Cette perception est d'autant
plus mise en évidence par cette description métaphorique
du "visage de gros bébé", qui agit comme une sorte
de message subliminal. Sarraute, encore petite, place ici en arrière-plan
la méchanceté de sa belle-mère, pour se laisser entièrement
occupée par cette compassion, cette pitié innocente qu'ont
tous les enfants, ce chérissement de toute âme humaine peu
importe sa laideur. Elle aide ainsi le lecteur à reprendre ce regard
que nous avions tous eu autrefois, ce regard d'enfant, en nous faisant
traverser le présent vers ce passé commun, ce passé
que nous avons tous vécu, celui de l'enfance. Cette enfant qui
joue au parent est une figuration exacte de l'humanité que certains
d'entre nous perdons au fil du temps, à mesure que les rides se
dessinent sur nos visages.
"Je ne pouvais
pas espérer trouver un chagrin plus joli et mieux fait
plus
présentable, plus séduisant
un modèle de vrai
premier chagrin de vrai enfant
la mort de mon petit chien
quoi de plus imbibé de pureté enfantine, d'innocence.
"
L'enfance, qui est très présente, et aussi d'une certaine
manière absente, tel qu'on peut le voir par la doublure de l'adjectif
"vrai" adjectif qui érige un mur entre la
"vraie enfance", celle que tout enfant devrait vivre :
une enfance heureuse, segmentée par des leçons, certes,
mais des leçons apprises dans cette aura d'amour inconditionnel,
ineffablement puissant, que tout parent devrait émaner ; et
celle décrite dans ce roman, c'est-à-dire celle qu'a vécue
Sarraute. Par l'apposition de ce "vrai" au "premier chagrin",
Sarraute apporte aux chagrins qu'elle a dû éprouver durant
son enfance, aux chagrins qu'elle remémore dans Enfance,
un sémantisme révélateur : qu'aucun enfant ne
devrait vivre de telles expériences, qu'aucune mère ne devrait
faire subir à leur enfant de tels chagrins. C'est le père,
dans ce roman, peut-être pouvons-nous aller aussi loin
à dire dans l'enfance de Sarraute qui est l'élément
salvateur. C'est lui qui permet au lecteur de prendre la place du spectateur
dans cette histoire, car s'il y a bien une chose que le lecteur a comprise,
c'est qu'avec son père, elle est entre de bonnes mains.
Ouverture à trois-quarts.
Valérie
C'est un livre que j'ai relu avec plaisir. J'adore l'autobiographie et
Enfance est une des meilleures du genre. Il y a une citation sur
les mots que j'aime beaucoup parce qu'elle montre leur pouvoir. Et j'aime
aussi que ça parle de soi. Des souvenirs et des émotions.
Par exemple la Russie est omniprésente. Je ne suis pas d'accord
avec celle qui a dit le contraire. Ce livre donne envie de connaître
la Russie. Nathalie Sarraute est profondément russe, même
si elle veut se détacher de ses origines russes. Son récit
est aussi cosmopolite et préoccupé par la question de l'identité
au sein de la famille : une famille passionnante et qui fait rêver
avec ses intellectuels et ses discussions très intéressantes.
Porte-parole du nouveau roman, elle en est très loin. Elle est
au contraire très impliquée dans son récit qui porte
sur les souvenirs personnels et elle s'interroge bien sur les limites
de l'enfance qui pour elle s'arrête quand elle entre au lycée
Fénelon. Et cette enfance est caractérisée par les
rapports compliqués avec la mère, une mère dévorante.
Elle est marquée par ses mots dont elle cherche à se délivrer :
ceux par exemple qui l'obsèdent quand elle mange elle
lui a ordonné de mâcher les aliments jusqu'à ce qu'ils
deviennent aussi liquides qu'une soupe et elle se forcera à scrupuleusement
respecter ses ordres, surtout après leur séparation. Ils
sont comme la trace indélébile de sa présence et
de l'infernal rapport mère-fille : "Oui,
elle peut en être certaine, je la remplacerai auprès de moi-même,
elle ne me quittera pas, ce sera comme si elle était toujours là
pour me préserver." L'abandon de cette mère
l'a aidée. Le père qu'elle a tendance à idéaliser
joue un très grand rôle. Il y a aussi beaucoup de personnages
inoubliables dans ce livre.
C'est aussi un livre pudique... très russe. Il rappelle ces poupées
qui s'emboîtent à partir d'un fil conducteur, qui ouvre à
chaque fois sur de nouveaux espaces qui se font écho et qui nous
pousse jusqu'aux derniers retranchements. Un chef-d'uvre que j'ouvre
en grand.
François
J'ai bien aimé dans ce livre le fait qu'il ne s'agisse pas seulement
d'une autobiographie, mais aussi d'un questionnement presque constant
sur le genre autobiographique. Et à la limite de sa validité,
de son intérêt et de sa fiabilité. Faut-il ou non
raconter ses souvenirs d'enfance ? Telle semble être la question
lancinante que pose le livre qui rappelle souvent Proust et Tchekhov ne
serait-ce qu'à cause du milieu dans lequel il nous plonge. Impossible
de ne pas penser aux Mots
de Sartre avec qui elle partage une passion précoce pour la lecture
et en particulier de Pardaillan. N. Sarraute a du reste parfaitement conscience
qu'elle risque de ne pas échapper aux clichés habituels
qui guettent ce genre d'évocation. Malgré tout, on peut
se laisser prendre au charme de ses évocations, quitte à
sauter parfois quelques passages. Elle a tellement le sens du petit et
parfois très petit détail juste qui pourrait passer inaperçu.
Ses fameux "tropismes". Et le choix qu'elle a fait d'un double
narratif qui vient interrompre la narratrice pour lui demander, de préciser,
de rectifier ou de l'avertir qu'elle s'égare, un peu comme un analyste
"relance" son patient est un bon contrepoint (je sais que d'autres
pensent le contraire). Le titre du livre est un bon indice. Il s'agit
autant de souvenirs d'enfance que de tenter de dire ce que représente
pour chacun d'entre nous cette période qu'on appelle l'enfance.
Sur cette question de l'enfance et de la part de fiction, d'oubli, de
reconstruction, de résilience que peut représenter l'autobiographie,
le livre est assez convaincant. A travers ces souvenirs, c'est un peu
à sortir de la prison du discours familial qu'elle semble aspirer
pour gagner "une indépendance complète et définitive",
comme si tout la poussait à retrouver comme quand elle était
enfant "caché
sous l'apparence de ce qui est exquis... l'impression un peu inquiétante
de quelque de quelque chose de répugnant sournoisement introduit..."
À cause de ces ambiguïtés... j'ouvre en grand.
Monique M
J'ai un double regard sur ce livre.
Le premier apprécie :
- le charme des souvenirs de Nathalie Sarraute, enfant de la bourgeoisie
russe du début du 20e siècle, l'ambiance de cette enfance
dorée : la grande maison au cadre enchanteur avec ses parquets
luisants, des glaces partout, un piano à queue, des domestiques
gentiment familiers et dévoués, le cocher adossé
au muret du jardin dont l'enfant hume la délicieuse odeur qui s'exhale
du cuir de son gilet, le grand pré aux hautes herbes où
elle joue avec ses cousins, la grande calèche tirée par
les chevaux qui roule au trot vers la pâtisserie, les boutiques
de livres, de jouets, de souliers ;
- l'art de camper les personnages : la tante Aniouta au port altier, boucles
argentées, teint rose, yeux bleus au reflet violet. La mère
au charme fou, un peu enfantine, légère, indifférente,
qui lit de sa voix grave, sans mettre le ton, sans penser à ce
qu'elle lit, contente de s'arrêter et l'enfant dont on sent le besoin
d'amour "se serre contre
elle, pose ses lèvres sur la peau fine et soyeuse, si douce de
son front et de ses joues"
;
- les plaisirs enfantins, ces petites choses tant aimées de l'enfance
que sont : Michka, "l'ours
en peluche soyeux, tiède, doux, tout imprégné de
familiarité tendre" ; la collection de flacons
qu'elle fait étinceler au soleil ou le soir sous la lampe
les petits noms adorables que lui donne son père : Tachotchek,
Tachok, Pigalitza
les croyances et terreurs de l'enfance :
"Si tu touches à
un poteau comme celui-là tu meurs !"
Le second adore la façon dont l'auteur a l'art
de plonger dans les méandres de l'inconscient et d'exprimer ce
que ressent un personnage de l'attitude d'autrui.
C'est ce qui fait le talent et la force de l'écriture de Nathalie
Sarraute ; cette capacité à exprimer ce qui surgit
et chemine à l'intérieur de soi, à la réception
de certains mots qui nous sont adressés et qui nous choquent, nous
violentent ou nous laissent sans voix. Elle sait mieux que personne traquer
ces mots, ces phrases, ces gestes, ces attitudes d'autrui désinvoltes,
parfois involontaires, les analyser, leur donner une visibilité,
et décrire la façon dont ils cheminent, laissent un effet
de sidération, des blessures lentes à cicatriser ou des
traces profondes dans celui qui les reçoit.
J'aime beaucoup cette démarche, cette recherche, et le choix des
mots ou des images qu'elle trouve pour décrire ces émotions
impalpables si difficiles à exprimer
On sent d'emblée la personnalité forte, sensible, imaginative,
volontaire, irréductible de l'auteur, qui s'affirme dès
l'enfance. Elle brave avec ses ciseaux la résistance de la gouvernante
et fend la soie qui recouvre le dossier du fauteuil, image symbole, annonciatrice
de la façon dont elle bravera plus tard son auditoire avec la concision
de son vocabulaire, la découpe de ses phrases en mots et verbes
ciselés. De la même façon, elle refusera de porter
l'étoile jaune et abritera Samuel Beckett recherché par
la gestapo. Dès l'enfance, on sent ce caractère puissant,
ces convictions, cette résistance à l'adversité,
cette intelligence relationnelle avec sa mère lointaine et frivole
ou avec Vera et cette incroyable vitalité.
Il y a aussi cette écriture à deux voix (NS enfant et NS
adulte) qui s'interrogent et se répondent mutuellement, ce qui
est une façon distanciée de relire l'histoire de cette enfance,
et d'exprimer en même temps ce qui flotte entre les deux voix, cette
partie de non-dit toujours recherchée.
Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme
au rejet :
à la folie - beaucoup-
moyennement - un peu - pas du tout
grand ouvert - ¾
ouvert - à moitié
- ouvert ¼
- fermé !
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