Tango de Satan
, trad. du hongrois Joëlle Dufeuilly,
Folio, 382 p.

Quatrième de couverture :

Une plaine hongroise balayée par le vent et l’incessante pluie d’automne. Dans une ferme collective à l’abandon, quelques habitants végètent, s’épiant et complotant les uns contre les autres, lorsqu’une rumeur annonce le retour de deux autres personnages que l’on croyait morts. Certains y voient l’arrivée d’un messie, d’autres redoutent celle de Satan.

Ce roman, conçu comme un tango où les danseurs viendraient les uns après les autres sur la piste de danse, nous plonge dans un voyage poétique, une quête de vérité emplie d’humanité sur la place de notre existence face au Temps.



Tango de Satan
, Gallimard, 2000, 288 p.

Quatrième de couverture :

Au cœur de la grande plaine hongroise balayée par le vent et l'incessante pluie d'automne, dans une ferme collective à l'abandon, quelques
habitants végètent, s'épiant et complotant les uns contre les autres, lorsqu'une rumeur annonce le retour de deux autres personnages que
l'on croyait morts. La nouvelle bouleverse ces êtres en manque de perspective ; certains y voient l'arrivée d'un messie, d'autres redoutent celle de Satan...
Farce noire teintée d'ironie, ce roman, conçu comme un tango où les silhouettes entreraient les unes après les autres sur la piste de danse, nous plonge dans un voyage poétique peuplé de solitude et de mélancolie, une quête de vérité emplie d'humanité sur la place de notre existence face au temps.
Tango de Satan fut salué par la critique internationale et donna naissance à un film culte, portant le même titre, réalisé par Béla Tarr en 1994.

László KRASZNAHORKAI (né en 1954)
Tango de Satan (en 1985 en Hongrie)

Nous avons lu ce livre pour le 11 mars 2022.
Le nouveau groupe parisien l'a lu pour le 8 avril.


Nous avions lu antérieurement plusieurs écrivains hongrois :
-
Les Braises (1945) de Sándor Márai
-
Épépé (1970) de Ferenc Karinthy

- Être sans destin (1975) d'Imre Kertèsz

-
La porte (1987) de Magda Szabó

- Le Grand cahier (1986) d'Agota Kristof, écrit en français.

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Repères biographiques
Livres traduits en français
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 Nos 13 cotes d'amour
Etienne
Fanny GenevièveLauraMonique LRenée
Annick LCatherine DanièleSéverine
Annick A Claire Françoise


Laura(avis transmis)
Honnêtement, je suis assez mitigée, et j'ai peur de ne pas retenir grand-chose de l'histoire. Étrangement, l'histoire a une couleur grise à mes yeux, donc quelque chose de fade. Pourtant je m'attendais à un chef-d'œuvre. Mais au bout de la 333e page, je n'arrive toujours pas comprendre s'il y a une intrigue ou non, si Irimias veut berner les autres personnages ou non. Les personnages sont restés flous, il y en a beaucoup, et j'ai du mal à imaginer un visage, un physique. Seule la petite Estike m'a vraiment marquée, je l'ai trouvé sincèrement touchante, à chercher une échappatoire à son atroce vie en menant un combat contre un chat, en cherchant la reconnaissance de son frère. Au fond, elle aussi cherche à être considérée comme un être humain comme les autres, alors que tous les personnages voient en elle la petite fille malade, la petite fille idiote. Et cela passe nécessairement par le combat, pour montrer sa force, sa puissance, sa liberté. Montrer qu'elle ne peut être soumise à tout un chacun. Son combattant, le chat, est alors à son échelle, ils sont à égalité, étant les deux seuls êtres à pouvoir passer par le trou qui mène au toit, à pouvoir s'y cacher. Et son suicide s'affirme comme la conclusion, l'implication nécessaire de sa vie, de son combat. Et, ce qui me touche le plus, c'est que finalement, Estike refuse même la supériorité qu'elle a acquise sur le corps du chat, il n'est pas vraiment mort, puisqu'il l'accompagne au château. Son suicide est la fin du combat, un retour à l'égalité originaire après la reconnaissance de deux êtres singuliers. Plus tard, son apparition fantomatique résonne en moi comme le châtiment suprême à offrir à son frère, qui se cache les yeux accroupis, pour ne pas voir son propre malheur. Ce n'est donc qu'après avoir été vaincue par son frère, qu'elle peut plus fortement le dominer.
Le reste du livre reste un peu abscons à mes yeux, j'ai la sensation d'avoir lu un récit au sujet de l'attente. Et j'attends encore l'action, bien qu'il s'agisse peut-être avant tout de parler de rapports humains. Dans tous les cas, j'ai apprécié l'aspect formel (l'arrivée progressive des personnages au cours de l'histoire, la réunion de tous les personnages vers la fin ; et, lorsque les personnages s'endorment au château, j'ai adoré le travail stylistique de l'écriture des mots qui se noient les uns dans les autres pour illustrer la chute au cœur du rêve).
Finalement, je pense que c'est un livre qui mérite d'être l'objet de diverses réflexions et d'interprétations assez poussées. Hâte de lire les vôtres. ¾ ouvert.
Séverine(avis transmis)
C'est une découverte car j'ai peu lu d'auteurs hongrois. Je dois dire que je ne sais que penser de ce livre. J'ai beaucoup aimé l'atmosphère pesante de cette ferme collective à la limite de l'étrange… On ne sait d'ailleurs pas dater l'histoire : on a l'impression que c'est ancien et par moment quelques mots font penser que c'est plutôt récent. Ça m'a évoqué le monde de Sylvie Germain, un peu conte, un peu histoire bizarre avec des personnages troublants et tellement humains dans leurs défauts. Je dois dire que j'ai frémi d'horreur à l'histoire du chat et au suicide de la petite fille… Mais finalement elle s'est laissé berner par son frère comme les habitants vont se laisser berner par ce couple improbable de voyous. L'attente anxieuse qu'il suscite chez les habitants m'a fait penser un peu à une ambiance de western… et ça m'a rappelé ce film Un homme est passé où les personnages sont tout aussi étranges que dans ce livre. Je dois dire que j'ai été déçue par la tournure que finalement le livre prend : avec si j'ai bien compris le fait que l'on est dans le livre que le docteur écrit… si c'est bien ça, c'est un peu déceptif et téléphoné (comme on aurait dit à une époque). Bref, je l'ouvre à moitié.
Bonne rencontre !
Fanny(avis transmis)
Je dirai tout d'abord que c'est une lecture qui se mérite.
J'ai eu beaucoup de mal à accrocher sur les 60 premières pages. Le texte non aéré, les longs chapitres et le fait de changer de personnage central à chaque chapitre. J'ai commencé à m'y perdre et j'ai mis du temps à trouver le fil conducteur.
C'est le style d'écriture qui m'a fait tenir avec cette peinture ironique d'une société décadente avec des personnages tous aussi "pourris" les uns que les autres. J'ai trouvé les descriptions très visuelles, j'avais - presque heureusement - l'impression d'être avec eux dans le bar ou dans la forêt.
Tout ceci fait que "ça a pris" et que j'ai finalement eu un vrai plaisir de lecture. J'ai également aimé le procédé qui consiste à faire décroître les chapitres sur la seconde partie du roman.
J'avoue en revanche que je n'ai pas compris la fin, même si elle ne m'a pas déplu. Qui écrit ce fameux témoignage traduit par les agents de police (les descriptions sont d'ailleurs succulentes) ? Est-ce qu'il s'agit des notes du docteur ? D'Irimas et de son regard impitoyable sur ses voisins ? Et d'ailleurs que deviennent-ils ? Ils restent cachés et sont portés disparus à l'exception du docteur resté seul avec sa folie ?
Hâte de lire vos avis et que vous m'éclairiez sur cette fin.
J'ouvre aux ¾.
Renée(avis transmis)
Immédiatement, on est pris par cette histoire de ratés, incapables de prendre une décision, et qui attendent un genre de Messie sensé les aider à revivre.
On comprend peu à peu que celui qu'ils attendent, Irimias, qui avait mystérieusement disparu, a passé un an et demi en prison avec son acolyte Petrina, et que le Messie attendu est en réalité Satan, un vulgaire escroc qui va les flouer du peu d'argent qu'ils possédaient.
C'est une farce pessimiste, même désespérée.
C'est écrit en 1985, la Hongrie est toujours sous le régime communiste et je pense que c'est un pamphlet contre les attentes déçues de la population. Déçues par le régime et déçues par la religion. Les toiles d'araignées représentent pour moi le parti communiste.
J'ai beaucoup aimé même si je n'ai pas tout compris, il faudrait creuser. Je compte sur les avis du groupe pour m'éclairer.
Certainement un livre important : j'ouvre aux ¾.
Monique L(avis transmis)
Les habitants de la coopérative abandonnée sont décrits avec sarcasme. Ils mènent une existence morne et se complaisent dans l'inertie, l'apathie, la veulerie, l'alcoolisme, l'abrutissement, la bêtise, les intrigues médiocres. Leur isolement explique en partie leur état, mais pas que…
L'auteur impute à l'homme également son état par son inaction, son laisser-aller, sa fainéantise, sa saleté, sa fuite dans l'alcool. Certains rêvent d'évasion, mais ils sont englués dans un mélange de honte et de fierté et perdent toute volonté, tout dynamisme.
Irimias, par ses discours, renforce leur inaction en flattant leur penchant victimaire ; il impute de façon inéluctable au monde, et non aux individus, le marasme dans lequel ils se trouvent. Il n'est pas question de régime politique ou de l'épuisement du communisme, même si l'on ne peut s'empêcher d'y penser. Cela rend ce roman plus universel.
La boue et la pluie sont omniprésentes. L'homme s'y embourbe inéluctablement et s'y englue. Les toiles d'araignées symbolisent cette idée de paralysie, d'empêtrement, d'éternité fatigante.
Des questions me restent après cette lecture :
- Qui est Irimias ? Un prophète, un agitateur anarchique, le diable ? Il fait également pensé au joueur de flûte de Hamelin.
- Quel rôle joue Etsike dans le récit, que ce soit par sa mort ou par l'hallucination qu'elle provoque dans la forêt ?
Quoi qu'il en soit, il se dégage une certaine poésie dans ce texte et les descriptions des paysages, des lieux de vie, des ambiances sont vraiment très évocatrices et bien écrites. J'ouvre aux ¾.
Françoise(avis transmis)
Le livre m'est tombé des mains. Je voulais au moins aller jusqu'à la moitié, mais ce fut au-dessus de mes forces.
C'est lugubre, confus, long, je n'y comprenais rien. C'est comme la bande annonce du film, bonne illustration, je n'ai pas pu aller au bout non plus ! Finalement ce n'est pas plus mal qu'on n'ait pas pu faire de projection ! Lol.

La projection du film durant 7h30 était en effet prévue deux jours avant la séance qui devait se tenir en direct. Mais le covid sournoisement arrivé dans les lieux a annulé le visionnage et a fait que les propos en direct qui suivent se sont tenus "en visio"...
Danièle
Moi aussi j'ai eu du mal. Mais je me suis accrochée jusqu'à la fin, avec ce dernier chapitre "Le cercle se referme". C'est un bon titre pour refermer cet univers glauque qui s'est déroulé en spirale depuis l'apparition des deux protagonistes fantômes du début, Irimias et Petrina, allant de la triste réalité au conte fantastique gore, et passant par des épisodes apocalyptiques, le tout dans un climat de suspicion et de pesanteur digne des états de l'ex-empire soviétique. J'ai pensé à Milan Kundera, en particulier dans son roman La plaisanterie, qui décrit si bien l'absurdité d'un système. Mais j'ai eu aussi, comme Séverine, des impressions de western, plutôt italien, genre Il était une fois dans l'Ouest (les jeux de regards, les tentatives d'impressionner l'autre, en alerte comme des cow-boys prêts à tirer, l'attention fixée sur une mouche…). Ce qui m'a permis un rebond, en milieu de lecture, pour m'accrocher. Ce roman est en effet très filmique, avec une vision d'ensemble, désolante, et des détails en profusion.
On trouve tout dans ce roman, le réalisme social avec le sort de la petite Horgos, le voyage dans le monde de la folie et de la paranoïa, avec le docteur et l'histoire abominable du chat. Les personnages sont typés et évoluent chacun dans leur sphère. C'est aussi un thriller, ou un jeu de cache-cache, avec des questions sans réponse : je ne sais toujours pas qui sont Irimias et Petrina.
C'est un roman que je ne croyais pas lire jusqu'au bout tant je m'embrouillais dans les personnages et dans l'intrigue, un peu confuse. Mais finalement, je ne regrette pas de m'être laissé emporter dans ce cercle. Je l'ouvre à moitié.
Annick A
Je n’ai pas du tout aimé ce livre. Je l’ai trouvé glauque, ennuyeux et plombant. J’ai tenu jusqu’à la page 100, puis j’ai arrêté. Le seul intérêt trouvé a été le personnage du docteur. J’ai aimé sa façon originale de lutter contre sa perte de mémoire et sa vulnérabilité en gérant la fluctuation du temps à l’aide de ses lectures géologiques sur la transformation de la terre hongroise, ses disparitions et apparitions nouvelles : "son esprit se laissa submerger par ces fluctuations du temps, il ressentit froidement la réalité de son existence : il se vit, victime impuissante et sans défense de cette écorce terrestre mouvante, il vit la courbe fragile de sa naissance et de sa mort s'évanouir dans le combat silencieux des mers en retrait, des montagnes en ascension, sous son corps lourd, bien calé dans son fauteuil" (p. 92) ; ce passage fait bien ressentir l’intemporalité du roman. L’écriture est très visuelle et j’ai eu la sensation d’être happée dans ce monde terrifiant, ce qui explique en partie mon refus d’aller plus loin dans ma lecture. Pour cette capacité visuelle de l’écriture, j’ouvre 1/3.
Annick L
Comment rassembler les impressions contradictoires ressenties à la lecture de ce roman très original par sa forme et par ce qui sous-tend le récit ? Il me reste beaucoup d'interrogations…
Je me souviendrai surtout de ces personnages, ces marginaux oubliés par le progrès et la modernité, en jachère au milieu de cette vieille ferme collective post-communiste. Des êtres sans avenir, sans projet, réduits à leurs pulsions élémentaires : alcool, sexe, argent. Et incapables de la moindre solidarité. Au contraire ils s'épient, se jalousent, se disputent… Tous sont détestables, en particulier ce vieux docteur misanthrope et cette mère de famille qui prostitue ses deux filles aînées, qui maltraite la plus jeune, Etsike, une enfant un peu attardée, une innocente, attachante, qui ne comprend rien à ce monde de brutes et a pour seul ami un petit chat qu'elle finira par empoisonner, avant de se laisser mourir de désespoir. Cette peinture sociale est terriblement réaliste, elle donne corps à ces personnages. Peut-on penser que ces êtres conditionnés par le régime communiste ont perdu tout repère, toute boussole, sauf cette femme confite en dévotion qui passe son temps à juger les autres sans rien faire de mieux ? La seule scène où ce groupe partage un moment de plaisir, c'est cette soirée dans le café où ils font de la musique et ils dansent. Encore finissent-ils, complètement ivres, par s'écrouler !
Quant à Irimias, ce beau parleur qui revient au village flanqué de son acolyte imbécile, après une longue absence - un événement - il est attendu comme le Messie par les uns, comme le Diable par d'autres, mais il va s'avérer n'être qu'un faux prophète - le lecteur sait que tous deux sortent de prison -, un beau parleur, un manipulateur, qui profite de la crédulité des villageois pour leur soutirer leur argent et leur faire abandonner leurs maigres biens pour une chimère. La fin ouverte les laisse en plan, ne comprenant toujours rien à ce qui leur est arrivé.
L'évocation de ce non-lieu perdu au milieu de la grande plaine hongroise, battue en permanence par la pluie et le vent, avec ses chemins boueux, est puissante littérairement. On en sort rincé ! Un personnage dit d'ailleurs : "Tout est en train de pourrir". Sans oublier les araignées qui tissent leur toile ! Mais le lecteur finit par étouffer, par s'ennuyer au fil de ce cycle répétitif de jours tous pareils, dans une sorte d'éternel présent, sans perspective. Et c'est une lecture totalement déprimante, où l'on ne peut se raccrocher à rien.
Pourtant j'ai aimé la musique de ce texte, au rythme lent, ce flux juste interrompu par quelques chapitres aux accroches mystérieuses. Et j'admire le talent de l'auteur et cette vision presque métaphysique de notre pauvre humanité : cf. la très belle scène d'apparition céleste de la petite morte.
Mais je sors épuisée de cette expérience contraignante et je me suis souvent perdue dans les changements permanents de narrateur, comme s'ils n'étaient tous qu'une masse indistincte. L'entretien avec la traductrice de cet auteur m'a éclairée un peu.
En consultant les titres des auteurs hongrois déjà lus par nous, j'ai constaté que je n'avais pas du tout accroché non plus au roman de Ferenc Karinthy, Epépé. Même sentiment d'étrangeté, d'incompréhension par rapport à ce qui se joue dans le livre.
J'ouvre à moitié.
Geneviève
J'ai trouvé comme Fanny que c'est un livre qui se mérite. J'ai commencé par ronchonner en pensant à tous les livres que j'ai envie de lire. Puis je me suis laissé prendre par cette écriture avec beaucoup d'images, des descriptions très fines. Je ne sais en fait pas comment je me suis laissé prendre. J'ai pensé aux comédies westerns loufoques des frères Coen (No country for old men) avec tous ces losers. Je me suis laissé prendre par les descriptions ; par exemple p. 223 la description de la manière dont se tissent sans cesse les toiles d'araignée est un exploit. Elle crée une atmosphère intéressante, avec ces araignées omniprésentes mais jamais visibles.
On pense aussi à la tradition de l'absurde des pays de l'Est, avec ces personnages grotesques. Les relations sont poussées au paroxysme : colère, jalousie, vengeance et pourtant tous sont amis. Quant à la petite fille avec le chat, j'ai lu très vite les tortures insoutenables de l'animal, alors qu'elle est le seul personnage de qui émane une lumière... Les personnages sont caricaturaux mais on sent qu'il y a un point de vue ; par exemple je n'arrive pas à déterminer si Madame Schmidt est vraiment belle ou totalement vulgaire ? Elle a indéniablement sur tous un pouvoir d'attraction. C'est aussi une vraie amoureuse. Les personnages sont finalement moins caricaturaux qu'on ne le pense.
L'autre caractéristique des ex pays de l'Est, c'est cette surveillance constante de chacun par chacun. Sur ce point, l'exercice de réécriture du rapport est un morceau de bravoure. Séverine suggère que tout ait été écrit par le docteur, graphomane obsessionnel. Je n'en suis pas sûre. Je suis déçue par cette fin centrée sur le docteur, j'attendais un final qui boucle après cette succession de points de vue. En revanche, le côté flou des gens qui s'éparpillent, j'aime bien. Futaki, celui qui boîte, est le plus lamentable ; et pourtant c'est le seul qui tout à coup comprend, mais ne se révolte pas, résigné. Tout est raccord avec la pluie, la boue, le brouillard.
Je suis vraiment contente de l'avoir lu alors que j'ai pourtant ramé au début. C'est un vrai auteur, avec un monde et une écriture.
Le livre fait écho avec l'Ukraine, ce pays qui s'enfonce et cet escroc illusionniste face à des gens simples qui ont envie de le croire. On pense aussi aux témoignages de vieux soviétiques dans La Fin de l'homme rouge avec ce mélange de révolte et de résignation.

Annick L
Mais dans ce livre de Svetlana Alexievitch, il y avait une grande empathie pour les personnages présentés, c'est différent.
Claire
J'ai ouvert avec appétit ce livre, sans rien en savoir. J'ai lu le premier chapitre. J'ai relu le premier chapitre. J'ai lu le deuxième chapitre. J'ai lu une troisième fois le premier chapitre. Je suis ensuite allée lire la présentation du livre sur wikipedia que j'ai trouvé très bien faite, avec un ample résumé clair : je n'ai pas vu le sens du livre et je ne l'ai pas encore compris. Quoique envahie de culpabilité, j'ai décidé de ne pas m'infliger le pensum de lire ce livre et me suis sentie libérée par ma décision de ne pas me taper cet univers pénible soutenu par ces pages étouffantes sans retour à la ligne où il faut se fatiguer à trouver un sens cherché en vain que des épreuves endurées permettraient peut-être d'entrevoir à condition d'accepter qu'il faut souffrir pour non pas être belle mais heureuse de vaincre l'idée reçue que le plaisir est un des objectifs de la lecture (=phrasé léger du livre poussivement imité).
J'étais ravie ensuite de partir à la découverte de l'auteur, espérant accéder à son univers littéraire. J'ai lu des interviews, j'en ai écouté. Je me suis félicitée de n'avoir pas repris le livre. Je ne comprends pas grand chose à ce qu'il dit. Ses propos me paraissent hautains et vides.
J'ai donc rerefermé le livre, toute ouïe par rapport à vos avis. Mais en les découvrant, je ne parviens pas à me convaincre que j'ai raté quelque chose et ne me sens pas du tout en appétit pour m'y remettre : j'ai l'impression que l'auteur est sadique vis-à-vis du lecteur qui en bave, heureux d'être parvenu à la fin, avec le plaisir de celui qui a réussi à tenir jusqu'au bout d'un stage de survie.
Ce que je regrette, c'est de n'avoir pas, pour mon Lagarde et Michard, un florilège des passages où l'écriture vaut vraiment la visite : les araignées, etc.
J'ai trouvé passionnant tout ce qui dit la traductrice, qui elle, a la chance de tout comprendre. Son enthousiasme donne envie, lui, de lire cet auteur... mais elle n'est pas une simple lectrice.
Catherine
Je l'ai lu jusqu'au bout. Oui ce n'était pas facile, en alternance avec les nouvelles d'Ukraine. Mais quel timing de lecture par rapport à l'actualité ! On pourrait presque être en Russie.
Je me suis perdue. Surtout concernant les femmes, je n'ai pas tout compris. Ni la fin. Mais j'ai été prise dans une atmosphère, dans la pluie. Les araignées qui tissent la nuit, les chapitres de la petite fille sont assez limite, insoutenables : ce personnage qui suscite un espoir ne laisse pas indifférent. J'ai vu les six minutes du film où on retrouve bien l'ambiance du livre.
Les phrases sont interminables.
Je suis assez mitigée, mais je ne regrette pas d'avoir lu jusqu'au bout. J'ouvre à moitié mais le livre ne donne pas envie d'aller en Hongrie cette automne...
Et ce médecin à moitié dément, obsessionnel, c'est extraordinaire, il est incroyable. Il y a une galerie de personnages assez étonnants.
Où l'auteur veut en venir ? On ne sait pas à quelle époque on est, ce n'est pas bien très bien situé. On est dans une coopérative à l'abandon. J'ouvre à moitié je n'ai pas regretté, happée que j'ai été.
Etienne
J'ai découvert cet auteur sur un blog. Ce livre n'est pas mon préféré mais c'est le plus adapté m'a-t-il semblé pour Voix au chapitre, notamment question longueur. Cet auteur a été pour moi une grosse révélation.
Je suis subjugué par la traduction, sa fluidité : pas un moment j'ai pensé que ce n'était pas écrit en français.
Oui, c'est une lecture fatigante et j'aime bien les lectures fatigantes, sinon le livre passe. Je savais qu'il déplairait à Claire (qui ronchonne à l'écran...).
Cette ambiance contribue à la description du Mal avec un grand M de façon sournoise, avec la médiocrité. Oui à l'allusion aux Frères Coen.
C'est un livre très pessimiste, mais il m'a aimanté. J'ai eu plaisir à le lire, avec cet univers cohérent. Les personnages caricaturaux le sont dans toutes ses œuvres apparemment. Il y a un côté morose et absurde, mais aussi drôle : j'ai pas mal rigolé.
D'accord Claire on ne comprend pas tout ce qu'il dit dans les interviews : j'en ai écouté une où il a l'air de se moquer dans ses réponses à cet exercice qui lui semble pénible. Certains auteurs en effet refusent de donner des explications.
Ce livre est pour moi une attente : attente du Signe. Attente pour les personnages, attentes pour le lecteur. C'est un livre sur l'apocalypse. Et il y a cette scène hapax du roman. C'est l'attente d'une révélation qui ne vient pas. Les prophètes sont tous des imposteurs. J'ai pensé au cercle de Moebius, à Borges. On attend comme les personnages, on est roulé.
J'y vois une parabole de la création et de la littérature qui essaie mettre de l'ordre. Un de ses livres traite des nombres. J'ai lu Guerre & Guerre où on trouve une échappatoire ; je vais lire Seiobo est descendue sur terre. J'ouvre en grand.

Renée, après avoir lu les avis
Certains se demandent qui a écrit le rapport que lisent les policiers.
Il me semble évident que c'est Irimias puisque nous avons précédemment une scène où ils menacent les deux acolytes les exhortant à espionner les habitants de la coopérative (communisme !).
Et c'est pour cette raison qu'il ne s'enfuit pas avec l'argent : il est surveillé, donc il rassure les victimes, les sépare, les envoie travailler ailleurs, ils oublieront...


RÉACTIONS DU NOUVEAU GROUPE PARISIEN
réuni le 8 avril 2022


Nous étions quatre, Audrey, Anne, David et Françoise, devant presque autant de bouteilles de vin, une jolie présentation de fruits, des pâtes à tartiner, du bon fromage…

Le Tango nous a pris très peu de temps :

Audrey ne l’a pas lu.
David ne l'a pas lu non plus.
Anne a lu quelques pages mais le livre lui est rapidement tombé des mains. "Mais c’est bien écrit".
Françoise a d’abord lu quelques pages, et encore quelques pages le jour suivant... et puis plus rien.

François nous a écrit ceci : "J'essaye de vous adresser un avis sur ma lecture éprouvante mais gratifiante du Tango de Satan que je ne suis pas près d'oublier..." Nous sommes impatients d’en savoir plus.

Pourquoi ce manque d’intérêt pour ce Tango ? Passage à vide, délitement de notre groupe ? Le covid ?

Margot répond :
Ni covid, ni délitement du groupe, ni lassitude en ce qui me concerne. Ai lu les 2/3 puis la fin, et vous enverrai ma fiche dans les prochaines jours. Comme l'a parfaitement souligné Anne, c'est une vaine imitation ou inspiration de Kafka, laquelle par contraste souligne à quel point alors que celle de Kafka est si accessible, qu'elle ne mélange jamais les registres du réel et du rêve onirique, cette écriture est singulière et unique. La fin de Tango a provoqué de la colère : c'est très exactement le début, les mêmes pages, une construction artificielle et artificieuse d'un faux écrivain. Fermé pour 1500 ans.


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REPÈRES BIOGRAPHIQUES

Enfance et formation
- 1954 : né en à Gyula, dans l'Est de la Hongrie ; fils d'un avocat et d'une fonctionnaire de la sécurité sociale
- 1960-1968 : scolarité primaire
- 1968-1972 : études secondaires à Gyula avec une spécialisation en latin
- 1973-1978 : études de droit à Szeged, puis à Budapest.

Formation et carrière littéraire
- 1977 : première nouvelle publiée dans un journal
-
1978-1983 : documentaliste dans la maison d'édition "Gondolat"
- 1978-1983 : études en littérature ; thèse sur Sándor Márai en exil (dont nous avions lu Les Braises)

Après avoir travaillé dans l'édition, il se consacrera entièrement à l'écriture.
- 1985 : Tango de Satan (Sátántangó) reçoit un succès critique. Début de la collaboration comme scénariste avec le réalisateur Béla Tarr.
- 1987 : il sort pour la première fois d'Europe de l'Est pour un séjour d'un an, à la Deutscher Akademischer Austauschdienst à Berlin-Ouest
; ce programme de résidence aura bénéficié aux écrivains Jean-Philippe Toussaint, Gao Xingjian, Michel Butor, Mario Vargas Llosa... (Il sera par la suite en résidence ou professeur invité dans différents pays, par exemple en 1995 invité du Wissenschaftskolleg de Berlin, en 1999 en Italiy, en 2000 au Japon, en 2001 en Suisse, etc.)
-
1989 : succès international pour le roman La mélancolie de la résistance.
Après l'éclatement du bloc soviétique, il retournera souvent en Allemagne où il vivra, voyagera ailleurs en Europe,
passera de longues périodes en Asie qui entraîneront des expériences influençant son écriture. Il fera par ailleurs la connaissance à New York d'Allen Ginsberg et reste chez lui dans son petit appartement et reçoit ses conseils pour l'écriture roman Guerre & Guerre (publié en 1999).

Potins restreints...
- 1990 : il se marie avec
Anikó Pelyhe puis divorcera ; elle est thérapeute (Reiki) à Berlin
- 1997 : mariage avec Dóra Kopcsányi, sinologue et graphiste. Il a trois enfants : Kata, Ágnes et Emma.

Nombreux prix littéraires, notamment :
- 2004 : le prix Kossuth, le plus célèbre en Hongrie, au point d'être décerné par le président de la République (!)
- 2015 : le Prix international Man Booker

LES 9 LIVRES TRADUITS EN FRANÇAIS S

5 sont publiés par Cambourakis, 2 par Gallimard, 2 par les éditions Vagabondes à Marseille. Le nombre de pages des livres et indiqué, allant de 30 à 500 pages... Figure en tête la date de publication en Hongrie :
- 1985 (adapté au cinéma en 1994) : Tango de Satan, Gallimard, 2000 ; Folio, 2017, 400 p.
- 1986 : Sous le coup de la grâce, Vagabonde, Marseille, 2015, 192 p. (huit nouvelles)
- 1989 (adapté au cinéma en 2000) : La mélancolie de la résistance, Gallimard, 2006 ; Folio, 2016, 448 p.
- 1993 : Thésée universel, Vagabonde, 2011, 96 p.
- 1998 : La venue d'Isaïe, Cambourakis, 2013, 32 p.
- 1999 : Guerre & Guerre, Cambourakis, 2013 ; Babel, 2015, 352 p.
- 2003 : Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par des chemins, à l'est par un cours d'eau, Cambourakis, 2010 ; Babel, 2017, 192 p.
- 2009 : Le dernier loup, Cambourakis, 2019, 96 p. ; Poche Cambourakis, 2022
- 2008 : Seiobo est descendue sur terre, Cambourakis, 2018 ; Babel, 2019, 464 p.

DES SITES

- Site personnel de l'auteur : www.krasznahorkai.hu
- Site littéraire de l'Institut hongrois de Paris, dédié à la littérature hongroise et à la manière dont elle est accueillie en France : litteraturehongroise.fr

FILMS HONGROIS

réalisés par Béla Tarr
en collaboration avec Krasznahorkai

Du roman à l'écran
Krasznahorkai a écrit deux scénarios originaux, adapté deux de ses romans et un de Simenon :
- 1988 : Damnation, scénario original de László Krasznahorkai
- 1994 : Le Tango de Satan, adaptation par László Krasznahorkai de son roman Tango de Satan
- 2000 : Les Harmonies Werckmeister, adaptation par Krasznahorkai de son roman La mélancolie de la résistance
- 2007 : L'Homme de Londres, adaptation par Krasznahorkai du roman L'Homme de Londres de Georges Simenon
- 2011 : Le cheval de Turin, scénario original de Krasznahorkai et Béla Tarr, qui décide d'arrêter le cinéma après ce film qui a obtenu
l'Ours d'argent (Grand Prix du Jury) au Festival de Berlin 2011.

Nota bene : le scénario de Les Harmonies Werckmeister est publié dans L'Avant-Scène Cinéma, n° 588, décembre 2011, accompagné d'un dossier important.

"Votre expérience du cinéma a-t-elle influencé votre vision romanesque ?

Béla Tarr, je crois, a donné de nombreux interviews en France, n'en a-t-il jamais parlé ? Étrange. Car, en vérité, les choses entre nous se sont passées dans le sens inverse. Les livres sont apparus avant les films. Dieu et le Paradis ont précédé la chute. C'est l'ordre chronologique. Je suis romancier, rien ne m'influence, absolument rien en dehors de mes propres pensées, de mon vécu, de mes expériences, de mon imaginaire, de mon amertume, de ma tristesse, de mes joies, et de ma relation personnelle avec la langue. En revanche - et à sa demande - j'ai exercé une forte influence sur Tarr. Je lui ai donné ce dont il avait besoin, le titre de mes livres, les personnages, les noms des personnages, les histoires, l'atmosphère, les images, tout ce que je pouvais lui donner. Lui, ensuite - avec mon aide et l'aide d'autres personnes -, il a créé ses propres films. J'ai beaucoup œuvré pour que ses merveilleux films puissent voir le jour, mais c'est maintenant terminé, je suis passé à autre chose. Et, d'après ce que je sais, il arrête lui aussi le cinéma, pour lui aussi se lancer dans autre chose." (Libération)

Gros plan sur l'adaptation de Tango de Satan
Le film Sátántangó de Béla Tarr, sorti en 1994, et dont Krasznahorkai
est l'auteur du scénario, adapté de son roman, dure 7h30... On peut lire une analyse intéressante sur Cinéma Choc et visionner le trailer de 6 min

Du roman à l'écran, mais aussi à la scène
Le Temps Lyapunov est une transposition du roman Tango de Satan à la scène : adaptation Barbara Métais-Chastanier, mise en scène Céline Massol, création du Collectif Machine Théâtre, Avignon 2013 (articles dans La Terrasse, Sceneweb, La Provence).

PRESSE vidéos, radio, articles

Entretien en vidéo
- A la librairie Mollat, entretien pour le livre Seiobo est descendue sur terre, 23 avril 2018, 1h 09.

Entretien à la radio
- Làszlo Krasznahorkai : "En fait, la beauté ne disparaît jamais, c'est à nous de l'apercevoir", par Marie Richeux, Par les temps qui courent, France Culture, 10 avril 2018, 58 min.

Articles avec interview
- "L’infinie beauté du monde extra-humain", par Claire Devarrieux, Libération, 2 juin 2011
- "L'histoire et la fiction ne s'affrontent pas mais avancent côte à côte", Damien Marguet, Politika, n° 8, décembre 2021.

Ce que disent des écrivains louangeurs
- pour l'Américaine Susan Sontag,
László Krasznahorkai est "le maître hongrois contemporain de l'apocalypse qui inspire la comparaison avec Gogol et Melville".
- pour l'Allemand W. G. Sebald : "L'universalité de la vision de Krasznahorkai rivalise avec celle des Âmes mortes de Gogol et dépasse de loin toutes les préoccupations moindres de l'écriture contemporaine."

- pour le Hongrois Imre Kertèsz, prix Nobel de littérature : "J'aime les livres de Laszlo Krasznahorkai. Ses longues et sinueuses phrases m'enchantent, et même si son univers paraît sombre, on y ressent toujours cette transcendance qui depuis Nietzsche représente la seule consolation métaphysique possible."

- pour l'Irlandais Colm Tóibín : "sa phrase est un acte de pure performance — un acte de haute voltige tendu, un morceau de vaudeville grave et ambitieux interprété avec une énergie à la fois comique et ironique. Mais il y a aussi un côté compact dans sa prose ; il ne s'intéresse pas au langage simplement pour lui-même. La prose est pour lui un véhicule complexe se déplaçant à travers un monde à la fois réel et surréaliste avec une précision et une acuité considérables. L'univers de Satantango est vicieux et sinistre, un caquètement enfoui semble imprégner son air. Et pourtant, des relents d'optimisme, de petites possibilités de connexion humaine s'infiltrent dans l'histoire. Son humanité est faulknérienne."
- Quant à Patti Smith, elle prend le café à Venise avec son grand ami
Làszlo...

Ce que l'auteur dit de ses livres, de ce livre dans des interviews

• Le titre d'un livre

"Un livre n'a pas de nom, un savon a un nom, un livre porte un titre. Et le titre est un élément, un élément fondamental de l'ensemble. Comme une ombre protectrice se déployant au-dessus de lui. Si j'explique le titre, je dois expliquer l'ensemble du livre. Ce qui est impossible. Le titre est une énigme." (Libération)

Lieux

Claire Devarrieux - Que représente pour vous la grande plaine hongroise ?

"L'endroit où je suis né. Un espace monotone, sans lumière, sans espoir. Un lieu que l'on désire ardemment quitter pour aller n'importe où. Mais d'où on ne peut jamais partir. On peut prendre le bateau pour l'Amérique, l'avion pour la Chine, le Japon, l'Afrique, rien à faire, si on ne veut pas se mentir à soi-même il faut un jour se rendre à l'évidence : on n'est jamais sorti d'ici. Voir cette immense plaine est déjà dangereux, mais y naître vous condamne à perpétuité. C'est un châtiment que l'on ne peut ni aimer ni haïr. Il a été taillé sur mesure, à notre attention." (Libération)

• Le contexte politique, l'histoire

Damien Marguet - Bien que vos textes ne soient pas des romans "historiques", au sens habituel du terme, ils font très souvent référence à l'histoire, sous différentes formes. Dans Tango de Satan par exemple, le personnage du docteur lit un ouvrage portant sur l'histoire géologique de la plaine hongroise [...] Quelle part les recherches historiques occupent-elles dans votre écriture ? Sont-elles parfois (souvent ?) au départ d'un texte ?

Pour répondre à cette question, il faut préalablement distinguer contexte historique et recherche historique. Cette dernière ne joue aucun rôle déclencheur dans mes écrits. Autrement dit, aucun fait historique décrit par les historiens n'est à l'origine d'un de mes textes, même si, indubitablement, mes romans s'inscrivent dans un contexte historique. Il serait du reste très difficile de trouver dans toute l'histoire de la littérature un seul texte totalement détaché de tout contexte historique. [...] L'idée même d'une littérature "atemporelle", c'est-à-dire qui transcende l'histoire, est en soi ridicule. [...]

À ce sujet, on sent un changement dans votre œuvre depuis Tango de Satan. Dans ce premier roman, la grande plaine apparaît comme un vaste champ de ruines coupé de son histoire, où le passé ne peut surgir que sous la forme du fantôme (je pense notamment à la figure du sonneur de cloche, vieillard surgi de nulle part et qui exprime la crainte éternelle d'une invasion venue d'Orient). Depuis Guerre & Guerre, vous aimez au contraire nous faire voyager dans le temps, un livre comme Seiobo procédant par d'incessants allers-retours entre passé et présent (jusqu'à confondre les époques). Comment expliquez-vous cette évolution ?

Tango de Satan est un roman post-romantique, au sens classique du terme, un roman qui croyait à l'existence de l'intemporel, de l'éternel, à la possibilité de transcender l'Histoire. Mes écrits postérieurs se sont vraiment éloignés de cela, les romans ne jugent pas, ne disent rien, n'expriment rien, ce sont les personnages qui ont des convictions, y compris sur ce qui est éternel et ce qui est intemporel. C'est là que réside, selon moi, la différence. J'aurais du mal à l'expliquer car je ne suis pas très doué pour analyser mes propres œuvres. J'ai juste le sentiment que l'évolution de mes rapports vis-à-vis de mon histoire en tant qu'homme et de l'histoire de l'univers a joué un rôle dans ce changement. J'appréhende de façon beaucoup plus complexe l'histoire de l'homme, du vivant, du non vivant, de la Terre et du cosmos. Pour plaisanter, je dirais, avec le plus insupportable des sentimentalismes, que j'ai revu mes ambitions à la baisse : j'aspire à écrire des histoires pleines de compassion non pas sur l'homme mais sur l'univers. Un raconteur d'histoire qui, en passant par l'esprit, touche le cœur. Qui n'encourage pas, mais dissuade. Qui étire le temps. Et avec qui le lecteur peut, lui aussi, étirer le temps. [...]

Dans Tango de Satan, le personnage de Futaki déclare " Ce qui est derrière moi est devant moi. On ne peut jamais trouver la paix", tandis que Seiobo commence par ces mots : "Autour de lui tout est mouvement". Comment l'histoire se répète-t-elle ? Et comment le monde change-t-il ?

Le monde n'est que changement perpétuel. Surtout depuis Héraclite. Comment était le monde avant Héraclite, nous n'en savons rien. Peut-être n'existait-il pas. La phrase de Futaki exprime la conviction que le châtiment dû pour nos péchés passés nous attend dans l'avenir. Dans Tango de Satan, il y a un mouvement interne rectiligne, tandis que le roman, lui, tourne en boucle. Dans Seiobo, l'accent est mis sur la complexité extrême du mouvement, marqué par un nombre infini d'éléments, et sur le fait que ce qui ne bouge pas est inacceptable. (Politika)

Le lecteur

Claire Devarrieux - Vous êtes un auteur intimidant, parfois même effrayant. C'est un effet recherché ?

Mes intentions sont sincères. Mais elles concernent mes livres, pas le lecteur. Et elles consistent à transposer fidèlement par écrit le discours que j'entends en moi, dans ma langue. Ce que le lecteur, lui, entend, est souvent pour moi intimidant, souvent effrayant. Nous avons donc le même problème. Mais j'espère que mes livres ne sont pas uniquement intimidants et effrayants. Pour ma part, je m'efforce de me montrer plein d'égards, sous une forme que j'exprime par la beauté. J'essaye de raconter, de la façon la plus belle possible, ce qui est intimidant et effrayant." (Libération)

LA TRADUCTRICE  

Les livres de László Krasznahorkai sont tous traduits par Joëlle Dufeuilly.

Divers entretiens avec elle permettent de mieux appréhender l'écriture et l'univers de László Krasznahorka. C'est pourquoi ils sont largement reproduits ci-dessous.

Elle a obtenu divers prix pour ses traductions de L. Krasznahorkai :
- 2000 : Prix Halpérine Kaminsky "Découverte", pour Tango de Satan
- 2007 : Prix Bagarry Karatson, pour La mélancolie de la résistance
-
Prix Amphi 3, pour Au Nord par une montagne…
- 2014 : Prix SGDL - Ministère de la Culture pour l'ensemble de son œuvre de traductrice, à l'occasion de sa traduction de Guerre & Guerre (ce prix avait été attribué l'année précédente à Edmond Raillard pour Confiteor de Jaume Cabré...).

Elle a traduit également les auteurs hongrois suivants : György Dragomán, Péter Esterházy, Sandor Jaszberényi.

Traductrice depuis 1998, Joëlle Dufeuilly dit avoir eu plusieurs vies,  d'enseignante, puis dans l'artisanat d’art : "Rien à voir. J’ai travaillé pendant une dizaine d’années, et je suis arrivée à un moment où je commençais à m’ennuyer, j’avais envie de faire autre chose et comme j’adore les langues, j’ai décidé d’apprendre une langue tout en continuant de travailler."

Comment avez-vous été amenée à traduire László Krasznahorkai ?
C’est une histoire amusante. Pour ma première traduction, mon professeur de hongrois m’avait donné deux textes issus d’une anthologie de littérature contemporaine hongroise. Je les avais trouvés sans intérêt, sans aucune difficulté. J’étais déçue et je le lui avais dit. Quelques temps plus tard, il m’a donné un discours de László Krasznahorkai en me disant : "Tu veux un texte difficile, voilà !" Je l’ai beaucoup aimé, mais il me paraissait impossible à traduire. J’ai commencé à paniquer. Je ne pouvais pas dire à mon professeur que je n’allais pas y arriver. J’ai alors contacté Krasznahorkai qui a accepté de me rencontrer. Nous avons lu le texte ensemble, décortiqué ses phrases tortueuses. J’ai compris que chez lui, rien n’est jamais gratuit. Une fois que j’ai eu toutes les clés, j’ai eu énormément de plaisir à traduire ce texte et j’ai eu envie d’en traduire d’autres. Je me suis attelée à son roman Le Tango de Satan, que j’ai présenté à plusieurs éditeurs. Ce n’était pas évident : une traductrice débutante qui présente un écrivain hongrois au nom imprononçable… Mais Gallimard a accepté de le publier.

Comment s’organise votre travail de traductrice ? Je commence par lire le texte hongrois, que je traduis directement, puis je ferme le livre et je travaille uniquement sur mon texte. Ensuite, je reprends le texte hongrois que je confronte à ma traduction. Je peux passer des jours entiers à peaufiner la ponctuation, l’ordre des mots… (extrait du magazine De ligne en ligne, BPI, n° 26, 2018)

Exemplaire de travail de Joëlle Dufeuilly

Comment avez-vous découvert la langue hongroise ?
Tout à fait par hasard ! J’étais artisan d’art, et la vie m’a conduite à changer de profession. J’ai poussé la porte des Langues O’ (L’inalco), et j’ai parcouru, sans avoir la moindre idée de la langue que je voulais apprendre, le catalogue des cours proposés. Je me suis arrêtée à la lettre H, et j’ai immédiatement su que ce serait le hongrois.
Je ne savais rien de cette langue. Je n’ai découvert qu’ensuite qu’elle était prétendument la langue la plus difficile au monde – ce qui n’est pas vrai. J’ai également découvert qu’elle n’appartenait pas à la famille indo-européenne, dont font partie le français, l’allemand, l’italien, le russe, ou même le hindi. C’est donc une langue dont l’apprentissage nécessite d’oublier tous ses repères, d’accepter de repartir de zéro. Une langue totalement étrangère, pourtant parlée dans un pays situé au cœur de l’Europe.

[Elle obtient une bourse et demeure neuf mois à Budapest "juste après la chute du mur, une période très intéressante", à l'issue desquels, grâce à l'excellente oreille qu'elle sait posséder, elle passe déjà "pour une Hongroise, ou bien encore pour une Polonaise" ou, une fois, un vieux monsieur lui dit : "Vous, vous venez de province". Sa première traduction porte sur un texte accompagnant des photographies de Joseph Rosta. Elle participe ensuite aux étonnantes rencontres organisées chaque année par le milliardaire et philanthrope américain George Soros dans son pays d'origine. Ces "camps de traduction" (sic) rassemblent pendant deux semaines, dans des endroits idylliques de la campagne hongroise, une quinzaine de traducteurs de tous les pays et des écrivains hongrois contemporains, qui y présentent leurs livres. Elle y fait la connaissance de Péter Esterházy et contribue à une anthologie multilingue en tant qu'"apprentie traductrice", dit-elle. (extrait d'un article de Claire Darfeuille, actualitte.com, 11 novembre 2014)]

Quelles sont les particularités de cette langue et comment influent-elles sur votre travail de traductrice ?
Je dirais que le caractère le plus étonnant du hongrois, pour nous Français, c’est son extraordinaire liberté. L’ordre des mots dans la phrase est éminemment flexible, et n’a parfois rien à voir avec les constructions auxquelles nous sommes habitués. Cette liberté offre des possibilités particulièrement intéressantes pour les écrivains, mais elle est redoutable pour le traducteur.
Ajoutez à cela l’absence de pronoms personnels, et vous comprendrez le dilemme que posent parfois certaines tournures dont il devient presque impossible de déterminer le sujet avec précision. Il m’est parfois arrivé de faire lire une phrase de Krasznahorkai à une amie hongroise, sans que nous puissions parvenir à nous accorder sur le sujet auquel se rapportait un groupe de mots donné !

Vous avez découvert Krasznahorkai en traduisant l’un de ses discours, particulièrement ardu, que vous avait confié l’un de vos professeurs. C’est finalement en décidant d’aller le rencontrer que l’écrivain vous a donné la clef de ce texte, et que votre histoire commune a débuté. La langue de Krasznahorkai est-elle à ce point particulière ?
C’est un écrivain dont le style ne ressemble à aucun autre. Tout d’abord par la longueur de ses phrases, bien évidemment, qui s’étirent sur des lignes entières, au point que le sujet d’un verbe est parfois à chercher sur la page précédente. Mais c’est loin d’être là son unique originalité. La musicalité de sa phrase est admirable, notamment grâce à cette particularité que l’on appelle en linguistique l’harmonie vocalique, spécificité de la langue hongroise et de quelques autres, comme le turc. Il m’est bien évidemment impossible de la rendre telle quelle en français, c’est pourquoi je cherche à la restituer par le rythme. C’est une écriture profondément sensorielle et musicale. C’est d’ailleurs ainsi qu’il écrit : il entend d’abord les mots et les phrases dans sa tête, avant de les coucher sur le papier. De la même manière, j’entends son texte, avant de le traduire, sans même avoir à le lire à voix haute.
Une autre de ses particularités, ce sont ces entames de chapitres, parfois exceptionnellement complexes. Ceux-ci débutent difficilement, dans des méandres sinueux particulièrement denses, avant de se délier avec aisance, tout naturellement. Je lui en ai déjà fait part, mais il assure ne pas s’en être aperçu !
Enfin, je dirais que Krasznahorkai développe également un type de discours inédit, ni tout à fait direct ni tout à fait indirect, qui lui permet habilement de changer de perspective en l’espace de quelques mots à peine. On passe alors d’une subjectivité à une autre, de pensées intérieures à des paroles prononcées, toujours dans un mouvement d’évidence parfaitement fluide. C’est une véritable prouesse littéraire.

Cette musicalité, que vous parvenez à rendre de manière très subtile dans le texte français, frappe le lecteur dès les premières lignes de n’importe lequel de ses romans…
Krasznahorkai est lui-même musicien. La musique est d’ailleurs un thème qu’il aborde à plusieurs reprises, parfois même de manière centrale, par exemple dans La mélancolie de la résistance. Je crois qu’il entretient à l’égard de cet art une proximité peut-être plus forte encore qu’avec la littérature. Nombre de ses amis sont des musiciens, ou des peintres – davantage que des romanciers.
Au fond, cette démarche artistique, qui tend à décloisonner la littérature, est flagrante dans son œuvre. L’un de ses derniers projets consiste à accompagner son texte d’une bande musicale spécialement conçue pour être écoutée pendant la lecture. Guerre & Guerre était pensée comme un projet plus vaste, proche de la performance, pour lequel l’éditeur hongrois avait embauché un comédien, déguisé en facteur, pour porter une lettre qui constituait à la fois un pré-texte au roman, tout en annonçant sa publication. Elle a été publiée sous le nom de La Venue d’Isaie par les éditions Cambourakis, insérée dans une encoche dans la couverture du livre. Sa collaboration avec le cinéaste Bela Tarr, qui a adapté plusieurs de ses œuvres sur grand écran, en est une preuve supplémentaire.
Le sculpteur Mario Merz avait envisagé de construire un igloo à Schaffhausen qui, comme dans le roman Guerre & Guerre, devait être la tombe de Korim, ce personnage fascinant. On touche là à la frontière entre l’œuvre littéraire et la vie – une frontière à laquelle Krasznahorkai ne croit pas vraiment. J’aurais adoré voir construire cet igloo. Cela aurait eu une signification très forte. Mais Merz est mort avant de pouvoir réaliser cette œuvre.

Dans Guerre & Guerre, Korim, cet archiviste de province qui abandonne tout pour se dévouer entièrement à l’annonce d’un message qui doit bouleverser l’humanité, ressemble par exemple à Valuska, le jeune homme rêveur et un peu naïf de La mélancolie de la résistance. Ce sont des personnages que Krasznahorkai semble affectionner.
Ce sont des personnages en rupture, des marginaux en quelque sorte, que le poids du monde écrase – ils ressemblent aux gens que Laszlo affectionne dans la vie et dont il s’entoure, notamment à Paris.
Et en même temps, la fragilité de ses personnages et leur ingénuité apparente révèle les mécanismes, les dysfonctionnements ou les absurdités du monde qui les entoure. Ce sont des êtres profondément attachants, car extrêmement réels. Ils parviennent à se détacher du roman et à acquérir une réalité propre dans le monde, comme si l’œuvre n’était qu’un moment de leur existence, un fragment d’eux-mêmes, mais que leur être la précédait et lui survivait.
Certains d’entre eux, Korim peut-être plus qu’aucun autre, ont continué de m’accompagner pendant de longues semaines après la lecture de ses romans. Je vivais avec lui, pensais avec lui, le sentais à mes côtés. Cela a bien sûr fini par s’estomper ! Mais j’y vois l’effet que seul peut produire un écrivain de grand talent.

Ce travail de traduction a-t-il changé votre approche de la langue française ?
Bien sûr. À titre d’exemple, je me suis aperçue de l’incroyable importance de la virgule dans notre grammaire. Son usage est bien différent en hongrois, si bien que la traduction des romans de Krasznahorkai me pousse à tout remettre à plat. Lorsqu’un critique l’avait décrit comme « le maître de la virgule », cela m’avait amusée, car la plupart de ces ponctuations sont absentes du texte hongrois. Elles procèdent de décisions que je prends, lorsque je cherche à restituer le rythme d’une phrase tout en respectant la grammaire française.

Depuis son premier roman Tango de Satan jusqu’à Le baron Weinkheim est de retour, que vous êtes en train de traduire, percevez-vous une évolution de son style ?
Absolument. Il y a une continuité indéniable, ces romans n’en constituant finalement qu’un seul, le roman unique d’une vie ; mais il y a également des changements qui font que chaque livre est différent. Les phrases, bien sûr, suivent un mouvement de plus en plus marqué d’allongement, qui n’en était qu’à ses balbutiements dans Tango de Satan. On trouvait même des dialogues dans ce premier roman – qui tendront à disparaître par la suite.
Certains romans ont également une spécificité propre. La mélancolie de la résistance par exemple a une structure très germanique, selon moi. La construction de la phrase, avec le rejet du verbe à la fin de la proposition, limite l’étirement excessif des phrases. Dans ses œuvres suivantes, la phrase revêt un aspect plus proche de celui du latin : elle s’étire, sans se soucier du verbe. Là encore, c’est une remarque que je lui ai faite, mais il m’a dit n’en avoir jamais eu conscience.

Le vocabulaire de Krasznahorkai regorge parfois d’une étonnante précision technique. On suppose que ce doit être une épreuve pour vous.
Dans Seiobo, la difficulté était extrême quant à certains outils ou instruments, notamment en raison de l’aspect plus restreint du vocabulaire hongrois. Par exemple, alors que nous distinguons en français une masse d’un marteau ou d’un maillet, le hongrois ne possède qu’un seul mot. Tout l’enjeu consiste alors à saisir une nuance qui, dans le texte, n’est pas nécessairement exprimée par le mot lui-même, afin de choisir le terme le plus adapté en français.
Dans La mélancolie de la résistance, Krasznahorkai développe pendant plusieurs pages une théorie musicale qui m’était étrangère : celle des "sons naturels". Pour résumer de manière simple, disons que les instruments que nous connaissons depuis l’époque baroque sont accordés d’une certaine manière qui ne reflète pas les véritables notes de musique. Cette découverte provoque un réel bouleversement pour le personnage d’Eszter, dont toute la conception du monde va s’en trouver changée. Il s’agissait donc de ne pas commettre d’erreur en traduisant les notions techniques qu’emploie Krasznahorkai. Plus encore : il me fallait comprendre avec exactitude ce dont il parlait. Je me suis adressée à des musiciens, qui n’ont pas su m’aider. J’ai interrogé des musicologues, que la simple évocation de "sons naturels" faisait bondir. Finalement, c’est un jeune accordeur de piano (comme dans le roman d’ailleurs) qui m’a donné la clef pour comprendre ce passage aussi complexe que décisif.

La Hongrie, si elle est toujours nommée, reste cependant discrète dans ses romans. À quelques exceptions près, Krasznahorkai ne fait que très rarement référence à son pays.
C’est vrai. Mise à part une bouteille de palinka par-ci, ou une évocation explicite de la Hongrie par-là, les paysages, les villes ou les personnages ne sont pas typiquement hongrois. Et pourtant, je crois que son écriture a bel et bien quelque chose de typiquement hongrois. Comme la musique de Béla Bartok, dont vous sentez l’étrangeté envoûtante dès les premières notes, la langue de Krasznahorkai possède une âme hongroise.
Je ne crois pas qu’il ait jamais eu, comme certains écrivains, une ambition littéraire tournée vers l’universalité ; ses racines culturelles sont aussi fortes que son attachement à la langue hongroise, dont il est littéralement amoureux. Son écriture est avant tout incarnée. Quel que soit le lieu où se déroule l’action, le lecteur s’y retrouve immédiatement propulsé par le rythme, le souffle et la poésie de la phrase. Lorsque Korim erre à travers les rues de New-York, dans Guerre & Guerre, on est réellement transporté à New-York.

On trouve également très peu d’histoires d’amour sous sa plume…
Je dirais même qu’on y trouve très peu de personnages féminins ! Du moins, ceux qui jouent un rôle d’importance sont souvent terribles. L’autoritarisme froid de Madame Eszter ou la description extrêmement cynique des habitudes bourgeoises de madame Pflaum, dans La mélancolie de la résistance en sont des exemples éloquents.
Pour autant, les femmes ne sont ni absentes de ses romans, ni impuissantes. Leur influence, exercée dans l’ombre, parfois par la savante entremise des hommes, ressemble d’ailleurs un peu à celle de certaines femmes de Hongrie ou des pays d’Europe centrale de l’époque communiste. Pour plaisanter, je lui avais dit un jour : "Il n’y a jamais de femmes dans tes livres !". Il m’avait alors répondu, avec ce sens de l’humour qui lui est propre : "Mais si, dans Seiobo, il y a tout un passage sur la Venus de Milo !"

À la lecture de ses romans, on l’imagine plus volontiers austère que drôle. Ce n’est pas le cas ?
Laszlo ressemble à ses romans. Il y a quelque chose de sombre, parfois même de ténébreux, dans sa personnalité comme dans son œuvre. Mais tout peut subitement prendre une tournure extrêmement lumineuse et profondément jubilatoire. Très impressionnée par son charisme lorsque nous avons fait connaissance, j’ai mis du temps avant d’apprendre à le connaître et de pouvoir finalement prendre la distance nécessaire pour interagir avec lui. C’est un homme très drôle.

En écoutant l’un de ses textes traduits en français, Krasznahorkai dit reconnaître votre travail et entendre que "Joëlle a un cœur". Vous entretenez une relation très spéciale avec lui et vous êtes, à bien des égards, devenue son ambassadrice en France…
C’est, je crois, l’un des rôles du traducteur. C’est également un plaisir : tous les traducteurs n’ont pas l’occasion de travailler sur des textes d’auteurs vivants. Pour ma part, je suis avec beaucoup d’intérêt tout ce qui s’écrit à son sujet. Je sais que Laszlo est attentif à la réception de ses œuvres, particulièrement en France. C’est un pays qu’il aime beaucoup. C’est aussi l’un de ceux où ses œuvres se vendent le plus.
Pourtant, les débuts n’ont pas toujours été faciles. Il était déjà reconnu dans son pays, où ses livres avaient de nombreux lecteurs. Lorsqu’il est arrivé en France, après la traduction de son premier roman quinze ans après sa parution, il lui a fallu repartir à zéro, pour ainsi dire. Des journalistes ou des critiques qui venaient de le découvrir lui posaient des questions ou l’appréhendaient comme s’il était un jeune débutant. Ce décalage a été une source de frustration.
Il convient d’ajouter que, selon moi, les libraires ont joué un grand rôle dans la promotion du travail littéraire de Krasznahorkai en France. Le bouche à oreille, favorisé par des passionnés qui ont lu et aussi tôt admiré ses livres, s’est beaucoup propagé à partir des librairies. Laszlo, lorsqu’il vient à Paris, s’émerveille toujours devant ces petites notes que les libraires rédigent pour faire connaître des ouvrages qui les ont séduits. Cette dimension particulière du métier, qui distingue le libraire d’un simple vendeur, est peut-être plus marquée en France qu’ailleurs – pour l’instant. (Propos recueillis par Alexis Bétemps, PHILITT, 12 décembre 2019)

On dit souvent que la traduction est bonne si le travail du traducteur reste imperceptible. Vous avez gagné plusieurs prix dont le Grand prix de la Société des Gens de Lettres pour l’ensemble de votre œuvre. J’imagine que ces récompenses sont d’autant plus d’importants qu’ils récompensent un travail particulièrement exigeant mais presque toujours éclipsé par l’ombre de l’auteur.
Non, pas du tout. C’est très gratifiant de recevoir des prix et que son travail soit reconnu mais on reste au service d’un ou des auteurs. Il ne faut pas non plus renverser les rôles. Quand un livre de Krasznahorkai ou d’autres sort, je suis très curieuse, j’adore lire des critiques, j’y suis très sensible, mais des fois des critiques qui ne parlent pas du tout de moi me font plus plaisir que celles qui parlent de moi car elles parlent de l’écriture de Krasznahorkai et ils se rendent même pas compte qu’ils ne lisent pas Krasznahorkai. Pour moi, c’est vraiment encore plus élogieux même si ça ne parle pas de moi. Puisqu’ils parlent de l’écriture de Krasznahorkai. En fait, c’est la mienne. (rires) La mienne non, c’est la sienne… Ce qui m’a fait rire une fois : un critique parlait de l’art de la virgule chez Krasznahorkai. Là, c’était drôle, parce qu’il ne met pas du tout au même endroit les virgules en hongrois. (interview par Gábor Orbán, dans le cadre de l’atelier de traduction du à la bibliothèque de l’Institut Liszt – Centre culturel hongrois, litteraturehongroise.fr, 12 novembre 2021)

 

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