Julien Gracq
Un balcon en forêt

Nous avons lu ce livre en novembre 2015 et le nouveau groupe en novembre 2017.

Textes
Nous avions lu dans le groupe deux autres livres de Julien Gracq :
- Le rivage des Syrtes, en 1993
- Un beau ténébreux, en 2008


Images
- Un balcon en forêt
a été adapté au cinéma par Michel Mitrani en 1979 : en ligne à partir du site de l’INA ICI.
-
Des images évoquant le livre, mises en ligne par Daniel Oster : la Meuse, une maison forte repérée par Julien Gracq ICI.

Voix
Après nos avis sur Le Balcon en forêt
(livre lu "à l'œil"), Henri nous offre une "performance live orale" pour Les Eaux étroites (livre découvert "à l'oreille") qu'il nous restitue entièrement de mémoire (voir ci-dessous)

Documentation sur Julien Gracq
en bas de page

Nous commençons par "échanger des mots"...
Quelques mots glanés dans Un balcon en forêt : cauteleusement, augural, cendreux, chaudronné, défleuri, démeublé, dératé, étamé, guéable, palissadé, ressuyé, talé, tintamarresque, blettir, brasiller, chaîner, charbonner, charruer, décoffrer, démuseler, écrêter, entretoiser, exfolier, pétroniser, pleuviner, s'engouer, s'ensauvager, soutacher, un aboi, un arroi, un atterrage, une couchée, un déboulé, un échalier, un étier, une fagne, un faux-sanier, un gaulis, un hallier, une imposte, une laie, un layon, un lé, une passée, une pénétrante, un plessis, une porterie, un poussier, une ridelle, un schlitte, un scion, une sphaigne, un subrécargue, la taciturnité, un taube, une trémie, un vidame...
Brigitte (avis transmis)
Nous avions lu ensemble Un beau ténébreux et Le rivage des Syrtes, que j'avais beaucoup aimé. Cette année, c'est Un balcon en forêt. J'y ai retrouvé l'écriture magnifique de Julien Gracq. Cette description de la guerre de quarante, par un personnage qui passe à côté de tout, ou presque à côté. Ce "balcon" qui lui permet de tout voir de la frontière franco-belge des Ardennes, où logiquement il ne devrait rien se passer et où finalement tout se passe. Cette guerre immobile, cette attente, jusqu'au moment où il est trop tard, et tout est déjà joué. J'ai beaucoup aimé sa façon de décrire cette atmosphère où seules les saisons défilent devant nos yeux, le temps est vide et en même temps tout se défait. C'est du grand art de réussir à saisir par l'écriture cette situation ineffable.
Françoise (avis transmis)
Rien que le titre, je l'ai trouvé superbe, il donne envie d'en savoir plus. Et on tombe sur un récit de la drôle de guerre dans un endroit improbable à la fois réaliste et très poétique. Gracq nous rend superbement l'atmosphère de cette forêt, les bruits, les odeurs, la sérénité de la nature mêlée à l'attente, l'inquiétude et la tension qui montent peu à peu dans ce temps, d'abord quasi immobile. C'est très fort, on est pris par le récit tout en savourant chaque phrase, chaque expression, chaque mot. J'ai aussi beaucoup apprécié le passage sur la permission de Grange en Indre-et-Loire que je connais un peu. Pour moi c'est donc un roman, un document puisque tiré de l'expérience de l'auteur et un long poème en prose. On ne sait pas si Grange s'endort simplement ou s'il meurt, et c'est très bien comme ça. Gracq est un grand que je range aux côtés de Louis-René des Forêts (nous avions lu Le Bavard). Je me suis régalée et j'espère avoir le temps de le relire un de ces jours. Vous l'aurez compris je l'ouvre en GRAND !
Nathalie
J'ai été ravie par l'écriture, par l'émotion, plus que par la force de la description. L'agencement fait survenir l'exacte sensation du sentiment vécu. Le vocabulaire permet de dire l'indicible. L'eau, le feu, la terre, sont mêlés avec l'univers de la forêt, avec une dimension symbolique dans un "no man's land" militaire et personnel. J'ai regretté une certaine misogynie.
Manuel
C'est une lecture qui se mérite, je ne l'ai pas complètement fini. La ponctuation n'est pas toujours là. Mais après, on savoure. Les épisodes avec Mona sont peut-être fantasmés. J'ai aimé les portraits de femme, le vocabulaire, les métaphores. L'opposition entre la forêt et la mer est belle, et également l'approche de l'attente. Il y a beaucoup de mots anglais qui font partie du plaisir. La scène d'amour est très belle. On a envie d'y être.
Claire
Je n'aime pas les descriptions et quand rien ne se passe. Dès les premières phrases, la lecture se ralentit, comme une musique qui s'impose à soi. Quel plaisir ! On est dans le monde de la langue, des mots. Enfin ! L'univers saute aux yeux. Les descriptions contribuent à la tension. Le personnage est pour moi un étranger de Camus. Il n'y a pas de portrait psychologique, le mystère des êtres n'empêche pas qu'ils existent. J'ai regardé le film - plus de 2h - j'ai aimé voir l'incarnation du livre, mais les images n'ont pas pris le premier plan. Sont irremplaçables les mots ("il avait faim maintenant d'être seul"), les comparaisons ("la nuit se retirait de la forêt sans un souffle de vent, comme bue par la neige"), les formules ("dans le ton du capitaine passait toute une retraite de Russie"). J'ai adoré ce livre, c'est un immense enthousiasme.
Monique L
C'est pour moi une relecture, cette œuvre originale mais ardue. Le style poétique m'a transmis des émotions. Pour moi, la forêt est le personnage principal, elle est partout. La guerre surgit quand on ne l'attend plus. L'écriture est magnétique. Sans elle, le récit serait pénible.
Denis
J'ai justement trouvé pénible au premier abord ; alors j'ai survolé jusqu'à la fin, pour voir comment ça finissait. Puis je l'ai repris, une fois débarrassé de la tension du suspens. J'ai eu alors un plaisir maximum. Puis j'ai cherché les éléments historiques sur Wikipédia pour voir ce qui arrive ; eh oui, les Allemands sont passés, là. Enfin, j'ai regardé le film, fidèle au livre, mais qui n'apporte rien, plat ; Mona, cependant, est parfaite, leur relation est bien rendue, sa maison aussi. Je n'arrive pas à me rappeler ce qui se passe dans Le rivage des Syrtes.
Jacqueline
Je suis très contente de l'avoir lu. Je n'avais aucun souvenir d'Un beau ténébreux et j'ai découvert Gracq. Je l'ai lu dans la Pléiade, car c'était la seule édition disponible à la bibliothèque. Sans les nombreuses notes, je ne me serais pas rendue compte de toutes les références littéraires de son texte. Je suis admirative. Je me sens toute petite et pleine de déférence pour sa culture.

Nathalie
Déférence pour les références...

Claire
Mais tu ne l'aimes que parce qu'il a de la culture ?

Jacqueline
Mais non, j'aime ce livre pour ce qu'il raconte et sa manière de le faire. Peut-être le fait que ce soit le plus "réaliste" de ses livres m'a permis d'y entrer.

Monique S
C'est vrai qu'il n'y a pas de fantastique. Quoique Mona…

Jacqueline
J'ai trouvé extraordinaire la manière dont il peint cette époque. Le livre est une démonstration de ce qu'on arrive à faire avec l'écriture. Permettez-moi de vous dire des passages d'un poème où je retrouve les sentiments que j'ai eus à la lecture de ce livre - d'ailleurs il se réfère à la même période :
Rien n'est jamais acquis à l'homme ni sa force
Ni sa faiblesse ni son cœur
Sa vie elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu'on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu'on retrouve au soir désœuvrés incertains
Dites ces mots ma vie et retenez vos larmes

Monique S
J'ai beaucoup lu Gracq, je croyais avoir lu celui-ci, mais non. Passé les premières pages, on est coupé du temps, comme suspendu dans une bulle de savon. Pas d'avant, pas d'après. Je suis bien dans cet univers. J'aimerais y rester, je n'ai pas envie d'arriver à la fin du livre (même impression dans Le rivage des Syrtes, l'envie de rester dans cette attente, sans la chute finale). Aucune page ne m'a ennuyée. C'est comme dans un jardin sans perspective où l'on découvre en déambulant, à chaque pas, une nouvelle espère rare, comme lors d'un repas gastronomique où chaque ingrédient met les autres en valeur, comme quand on examine une broderie minutieuse et éblouissante. Comme dans les autres livres de Gracq, le personnage-narrateur est très attachant : il est sympathique (tous les autres personnages ont de l'empathie pour lui). Il a une grande profondeur dans les pensées, une grande sensibilité sans sentimentalisme. La fin du livre (comment un tel livre peut-il bien finir ?) n'a m'a pas déçue. L'histoire prend une dimension universelle. Comme en toute vie, il faut voir venir et subir "l'assaut final".
Fanny
C'est le premier livre que je lis de Gracq. J'ai été déroutée au début car il ne se passait rien. Puis j'ai été entraînée. Sans approche intellectuelle, je n'ai pas eu envie de chercher les mots inconnus, c'était comme une balade poétique. Et sa permission en Touraine… il ne s'y retrouve pas. J'ai beaucoup aimé.
Claire-Lise
C'est le premier livre de Gracq que je lis. Les premières pages sont émerveillement. La langue est ciselée, les mots précis, le vocabulaire riche sans être pédant. Les phrases qui décrivent la vallée de la Meuse et la forêt sont longues et langoureuses, elles se déplient en douceur comme en écho au lent écoulement du fleuve. Gracq excelle à décrire les paysages, les environnements. Il appelle tous les sens à la rescousse : "Derrière l'entrebâillement des volets, le mur des arbres semblait collé au plafond contre la fenêtre, au-dessus de la Meuse maintenant très sombre le long de sa berge de mâchefer ; des cris d'enfants montaient par moment de la rue, ouatés par l'air lourd de la guerre, insignifiants comme des cris de lapin." Le voyage de Grange commence, un voyage vers un temps arrêté, une suspension du temps, une parenthèse temporelle : "Il s'endormit, sa main pendant de son lit au-dessus de la Meuse comme du bordage d'une barque : demain était déjà loin." Le contraste est grand dans le rythme et la construction de ses phrases quand il s'agit de décrire le blockhaus, son exiguïté, son aspect minéral, bref l'opposé d'une nature vaste et généreuse : phrases courtes, hachées, consonnes dures. Il écrit beaucoup en sensations : la vue, l'odorat, le toucher sont convoqués pour aider l'auteur à traduire le ressenti de Grange ou à donner du corps aux descriptions : "il frissonnait dans la fraîcheur stagnante et reniflait l'air mou".
Et puis, insensiblement, on commence à s'ennuyer. Le charme des descriptions opère moins. On attend… de l'action. Elle arrive sous la forme inattendue de sa rencontre avec Mona. J'aime beaucoup la description de Mona sur le chemin, dans des attitudes et des mouvements de petite fille, puis la façon de la portraiturer en petit chaperon/champignon bleu l'attendant en bas de la maison-forte. Cette sensation d'ennui est sûrement voulue, pour faire peser sur le lecteur l'impression que cette drôle de guerre, ce temps du temps suspendu pour Grange est plutôt celui de l'attente pour d'autres (le commandant Varin) pressé d'en découdre. J'ai complètement sauté la partie où il raconte sa permission à Paris (la grande ville qu'il ne supporte pas) puis son détour par Chinon. Je n'ai pas compris la signification du rêve érotique, où lui et Mona sont pendus à la même corde et où il sent son poids vivant et nu qui l'étire, le traverse, le comble. L'ennui fait partie de l'expérience cette lecture.
J'aurai appris beaucoup de mots nouveaux, par exemple chauvir (dresser les oreilles, pour un âne, un cheval, un mulet), térébrant (perforant)... J'ai repéré une thèse sur la présence au monde dans l'œuvre de Gracq, avec un passage consacré au Balcon.

Nathalie
Je reviens sur sa vision des femmes, très dérangeante, avec l'idée que les hommes vont les remettre dans le droit chemin : le fortin "ramenait dans le hameau rendu à l'errance du doux bétail des femmes un ordre mâle" p. 114.

Claire
C'est vrai que sur Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, il fait de la peine dénonçant "la stupéfiante inconvenance du ton" du livre…
Henri
Ce livre, c'est la langue, c'est tellement haut pour moi, avec Richard Ford, Malaparte, Gombrowicz.

Nathalie
C'est ton panthéon ?

Henri
Oui. Gracq, c'est la puissance, c'est un catalyseur d'imaginaire. Quand on l'apprend par cœur, les phrases arrivent toute seules. Il y a de l'indicible, ça fait prendre conscience de la puissance des sentiments. Cela sert alors que tu ne savais même pas que tu avais cela en toi.

Henri nous dit, de mémoire, en une véritable performance, le livre Les Eaux étroites, en son entier, qui commence ainsi :

Pourquoi le sentiment s’est-il ancré en moi de bonne heure que, si le voyage seul - le voyage sans idée de retour - ouvre pour nous les portes et peut changer vraiment notre vie, un sortilège plus caché, qui s’apparente au maniement de la baguette de sourcier, se lie à la promenade entre toutes préférée, à l’excursion sans aventure et sans imprévu qui nous ramène en quelques heures à notre point d’attache, à la clôture de la maison familière ? La sécurité inaltérée du retour n’est pas garantie à qui se risque au milieu des champs de force que la Terre garde, pour chacun de nous, singulièrement, sous tension ; plus que par le "baiser des planètes", cher à Goethe, il y a lieu de croire que la ligne de notre vie en est confusément éclairée. Parfois on dirait qu’une grille en nous, plus ancienne que nous, mais lacunaire et comme trouée, déchiffre au hasard de ces promenades inspirées les lignes de force qui seront celles d’épisodes de notre vie encore à vivre.

D'autres extraits :

Presque tous les rituels d’initiation, si modeste qu’en soit l’objet, comportent le franchissement d’un couloir obscur, et il y a dans la promenade de l’Èvre un moment ingrat où l’attention se détourne, et où le regard se fait plus distrait. La rivière se resserre et se calibre ; les plantes d’eau et même les roseaux des rives un moment disparaissent. Les berges maintenant hautes et ébouleuses mettent à nu les racines des saules et des frênes têtards qui les retiennent mal ; les galeries des rats d’eau sapent de partout ces petites falaises instables. La berge s’élevant, on n’aperçoit plus, de la barque, que le plan d’eau étroit, les couleurs de la glaise qui le borde, les racines déchaussées, les rats qui cavalcadent sur les banquettes d’argile mouillée, et parfois la double ride fine, l’angle obtus du sillage d’une couleuvre qui traverse la rivière : pour un instant, un sentiment proche du malaise flotte sur ces berges cariées où s’anime un peu trop le trotte-menu de la boue.

Aucune peinture autant que la peinture chinoise — et particulièrement celle des paysagistes de l’époque Song — n’a été hantée par le thème pourtant restreint de la barque solitaire qui remonte une gorge boisée. Le charme toujours vif qui s’attache à une telle image tient sans doute au contraste entre l’idée d’escalade, ou en tout cas d’effort physique rude et de cheminement pénible, qu’évoque la raideur des versants, et la planitude, la facilité irréelle du chemin d’eau qui se glisse indéfiniment entre les à-pics : le sentiment de jubilation qui naît, dans l’esprit du rêveur, de la solution incroyablement facile des contradictions propre au rêve, s’ancre ici concrètement dans la réalité.

Peinture chinoise de l’époque Song

Mon esprit est ainsi fait qu’il est sans résistance devant ces agrégats de rencontre, ces précipités adhésifs que le choc d’une image préférée condense autour d’elle anarchiquement ; bizarres stéréotypes poétiques qui coagulent dans notre imagination, autour d’une vision d’enfance, pêle-mêle des fragments de poésie, de peinture ou de musique. De telles constellations fixes (les liens emblématiques qui se nouèrent dès les commencements des anciennes familles entre le nom, les armes, les couleurs et la devise ne seraient pas sans jeter un jour sur leur origine), si arbitraires qu’elles paraissent d’abord, jouent pour l’imagination le rôle de transformateurs d’énergie poétique singuliers : c’est à travers les connexions qui se nouent en elles que l’émotion née d’un spectacle naturel peut se brancher avec liberté sur le réseau — plastique, poétique ou musical — où elle trouvera à voyager le plus loin, avec la moindre perte d’énergie.

S’il y a une constance dans la manière que j’ai de réagir aux accidents de l’ombre et de la lumière qui se distribuent avec caprice tout au long de l’écoulement d’une journée, c’est bien le sentiment de joie et de chaleur, et, davantage encore peut-être, de promesse confuse d’une autre joie encore à venir, qui ne sépare jamais pour moi de ce que j’appelle, ne trouvant pas d’expression meilleure, l’embellie tardive — l’embellie, par exemple, des longues journées de pluie qui laissent filtrer dans le soir avancé, sous le couvercle enfin soulevé des nuages, un rayon jaune qui semble miraculeux de limpidité — l’embellie mouillée et nordique de certains ciels de Ruysdaël — l’embellie crépusculaire au ras de l’horizon, plus lumineuse, plus chaude, que je vais revoir quelquefois au Louvre dans un petit tableau de Titien qui me captive : La Vierge au lapin. Une impression si distincte de réchauffement et de réconfort, plus vigoureuse seulement peut-être pour moi que pour d’autres en de telles occasions, n’est pas sans lien avec une image motrice très anciennement empreinte en nous et sans doute de nature religieuse : l’image d’une autre vie pressentie qui ne peut se montrer dans tout son éclat qu’au-delà d’un certain "passage obscur", lieu d’exil ou vallée de ténèbres.

Henri nous montre La Vierge au lapin du Titien :

S'ensuivent des interprétations diverses sur le lapin, symbole lubrique sur la tapisserie de la Dame à la licorne...

...laissant imaginer que la Vierge est en train de calmer - au mieux - les ardeurs du lapinou, élubrucations que stoppe la parole du Louvre : "Le lapin considéré dans l’antiquité comme pouvant se reproduire sans rapport sexuel rappelle la virginité de la Vierge et la conception du Christ sans péché, sa couleur blanche indiquant sa pureté".

A la deuxième page du Balcon en forêt, le personnage du livre, "grand lecteur d'Edgar Poe" (comme Gracq) se dit : "C'est un train pour le Domaine d'Arnhem". La nouvelle, traduite par Baudelaire, fait partie des Histoires grotesques et sérieuses : on peut la lire ICI (elle est assez casse-pieds). Un tableau de Magritte s'intitule "Le Domaine d'Arnheim", le voici . Les eaux étroites reviennent aussi sur cette évocation :

Les domaines d'Arnheim existent, et chacun au moins une fois dans sa vie les a rencontrés mais le courant inexplicable qui saisit et porte sur l'eau l'esquif recourbé comme un croissant de lune, c'est le battement du sang jeune, et comme une palpitation continue d'avenir. Les images que déroule tout voyage initiatique renvoie chacune en énigme à une rencontre préfigurée qu'elles font pressentir et qui les achèvera ; la puissance d'envoûtement des excursions magiques, comme l'a été pour moi celle de l'Èvre , tire sa force de ce qu'elles sont toutes à leur manière des “chemins de la vie”, qu'elles en figurent obscurément à l'avance les climats et les étapes. Les prestiges matériels que je prête à l'Èvre ne sont pas tous imaginés, et peut-être les trouverais-je encore intacts au long de cette promenade rétrospective que j'envisage quelquefois. Mais tout ce qui a la couleur du songe est, de nature, prophétique et tourné vers l'avenir, et les charmes autrefois ouvraient les routes n'auraient plus ni vertu, ni vigueur : aucune de ces images aujourd'hui ne m'assignerait plus nulle part, et tous les rendez-vous que pourrait me donner encore l'Èvre, il n'est plus de temps maintenant pour moi pour les tenir.


AVIS DU NOUVEAU GROUPE PARISIEN


Ana-Cristina
J'ai beaucoup aimé Un balcon en forêt. Mais, comment rendre compte de ma lecture ? Plus précisément comment rendre compte du plaisir que j'ai ressenti à la lecture de ce livre ? "Quel est ce langage qui nous fouette nous sursautons dans la lumière ?" dit Tristan Tzara… Et je vais voir une exposition d'œuvres de Paul Klee... Et là je vois de façon indiscutable, peint, ce que je serai incapable de formuler. Plus précisément mon commentaire, c'est cela : le fruit de la rencontre de ces deux œuvres. Donc, je vous livrerai mon sentiment sur Un balcon en forêt de façon détournée.

La lecture d'Un balcon en forêt est devenue indissociable de la vision du tableau de Paul Klee qui s'appelle Ouvert. Dans le livre, nous sommes en 1939 et l'œuvre peinte est datée de 1933. Mais ce n'est vraiment pas le plus important. Le lien entre ces deux œuvres s'établit à mon insu et de façon fulgurante. Ma volonté n'a aucune part dans ce rapprochement. Si la rencontre entre ses deux œuvres est fortuite, elle n'en est pas moins devenue évidente. Le phénomène qui les lie intimement se nomme peut-être "correspondance". Oui, je convoque un troisième poète pour alimenter ce feu esthétique jubilatoire né du frottement de deux œuvres d'art. Je vous renvoie en effet à Baudelaire et à son célèbre poème. Moi, je ne peux rendre compte que de la fumée de ce feu, pas de sa lumière.

Univers déployé
Perception continue
Une attente inquiète
Une résolution impossible
Une révolution (cosmique)

L'événement et sa poésie
La raison, la matière
L'instant (l'événement)
L'éternité

On parvient à l'événement grâce au chemin poétique tracé par Gracq. La lecture devient vraiment une aventure de la raison et de la perception mêlées.
Les charnières de la raison m'échappent, il me reste les mots, peut-être préparés pour un poème.

L'inquiétant est une pointe noire
L'advenu impitoyable, un soleil rouge
L'écran des possibles, patient.
La maison forte, l'Histoire
L'événement – immuable irréversible –
La forêt, la protection
L'abri – incertain danger –
L'amour, sensuel
L'immobilité – l'intense présent –
L'immobilité de l'Histoire
Le buté et l'éphémère
L'inscrit – l'arrière du paravent –
Une synthèse à l'horizon- intermittent
Interrompu –

Le cubique et le conique sur du papier bible
La littérature, un regard
Posé sur l'événement,
Un éventail,
Un battement d'ailes de papillon qui parvient.

Une vision éternelle
Le bleu de l'intuition – cadre sur
L'arête de la raison –
Un saisissement.

Émilie
Avis partagé voire mitigé même si je reconnais une certaine réussite esthétique dans l'évocation des lieux (lecture à voix haute d'un passage). Mais je ne suis pas touchée par le personnage et je préfère Jaques Brel pour dire les rencontres manquées. Il n'a aucune cohérence, on ignore tout de son passé et il vit dans une bulle.

Françoise H
C'est un livre métaphysique. Je l'ai lu comme une allégorie, une métaphore ou une parabole. Ces hommes isolés dans l'attente d'un ennemi qu'ils ne localisent pas symbolisent la condition humaine, vous et moi, finalement. Grange, le personnage principal vit ce moment dans un état de suspension, et d'échappement... J'ai aussi éprouve un grand plaisir de lecture. Le passage de la relation avec Mona est très beau. C'est un roman de la présence aléatoire de l'homme dans le monde et des rapports qui s'établissent entre l'un et l'autre. Gracq décrit magnifiquement cette relation dans le contexte de la drôle de guerre, qui est le signe même de cette relation à la fois douce et incertaine.

Audrey
Moi la rencontre avec la femme m'a mise mal à l'aise, j'ai eu le sentiment d'une femme sans tête, qui n'est que corps. Complètement irréelle, uniquement fantasmatique.

Julius
Oui, elle est complètement irréelle, elle est à la fois, la mère, la femme et l'enfant pour lui.

François
Tout est magnétique dans ce livre, ça renvoie au surréalisme, au rêve.
Anne
J'ai d'abord été saisie par l'écriture. Je me suis sentie presque gagnée par le fameux syndrome de Stendhal devant certains tableaux, à cause de l'inquiétante étrangeté dans laquelle baigne le récit. Notamment dans le passage qui évoque la rencontre merveilleuse entre Grange et Mona. C'est vraiment un livre à relire. Tout se passe dans une douceur aquatique dans cette attente mortifère qui se termine par l'endormissement de Grange. Mais l'ambiance qui règne dans la maison et la région menacées par la guerre est évoquée de manière vivante et sensuelle, pleine de bruits et de couleurs. Et la frontière qui sépare les deux pays est aussi celle du réel et de l'irréel, du prosaïque et du poétique qui se mêlent. Oui, vraiment du grand art et une écriture étonnante dont on aimerait connaître les secrets.
François
J'aime beaucoup ce livre déjà lu et dont j'ai gardé un beau souvenir. Mon avis n'a pas changé. Mais cette fois, c'est à certaines correspondances – comme Ana-Cristina, que j'ai été le plus sensible. Tout se passe comme si la nature participait à l'histoire et enregistrait ses moindres convulsions. Gracq est un géographe ultra-sensible à la magie des lieux. Tout dans cette nature est signe bénéfique ou maléfique. Grange le personnage principal est un peu son double sur bien des plans (goûts, culture, histoire, littérature médiévale fantastique, romantique, surréaliste). A ce propos le personnage de Mona "Sibylle-enfant" est inoubliable. Composé basique et merveilleux, on la croirait sortie d'une pièce de Shakespeare et d'un roman de Marguerite Duras. Mais le génie de Julien Gracq est d'avoir fait de Grange qui lui, au départ, tiendrait plutôt du Gérard Philippe (sublime !) des Grandes Manœuvres de René Clair, un personnage complexe, partagé entre sa vocation militaire et son désir de fuir le monde réel en s'installant comme beaucoup d'autres dans l'atmosphère de la "drôle de guerre"... L'ambiance est celle d'une grande kermesse métaphysique. Gaité et tristesse (j'ai parfois pensé au Renoir de La Grande Illusion), angoisse et insouciance, alternent jusqu'à la fin grâce à la magie d'une écriture capable comme aucune autre de jouer sur le clavier de notre inconscient. Mais comment en parler ?... peut-être en repensant aux filets du Roi-pêcheur, un de ses autres livres...
Nathalie F
Je n'ai pas aimé l'histoire d'amour en effet cette fille est irréelle, un peu sotte, notamment dans sa relation avec Julia. Je n'ai pas réussi à aller au bout mais en vous entendant en parler ça m'a l'air bien quand même. J'ouvre le livre à ¼.
Julius
Pour rebondir sur les échanges précédents, je dirai que ce type de personnage (Grange) n’est pas spécifique au Balcon. On le retrouve sous des formes très voisines dans la plupart de ses romans : un personnage en apesanteur, en situation de proximité frontalière spatiale et temporelle (dans le Balcon comme dans Le Rivage des Syrtes, la frontière géographique est proche et dans les deux romans, mais aussi dans Un beau ténébreux, comme dans La Presqu’île, comme au Château d’Argol, il y a l’extrême limite d’une attente, la frontière ténue de la concrétisation). Je ne pense donc pas que Gracq ait voulu particulièrement prendre la "drôle de guerre de 1939-40" comme sujet de roman mais qu’il a simplement trouvé que ce type de personnage récurrent s’accorderait, s’épanouirait, dans cet écosystème bien particulier.
Je me souviens d’ailleurs que c’est pour cela précisément que j’avais moins apprécié le Balcon, en raison même de son ancrage dans une réalité historique. J'ai lu assez jeune , vers 18-20 ans, et avec beaucoup de passion les romans de Gracq. Et j’étais enthousiaste à l’idée de le retrouver si longtemps après. Je dois dire que j’ai relu le Balcon, toujours avec bonheur, mais plus avec la même émotion qu’autrefois. Ce qui me plaisait à l'époque, c'était effectivement le côté romantique et surréaliste : la phrase qu'a lue Nathalie tout à l'heure me plaisait à l'époque. Plus aujourd'hui. Et pourtant, une très forte émotion subsiste dont j’ai essayé de cerner l’origine tout au long de ma relecture. Et je crois qu'elle provient de deux circonstances voulues par l’auteur. D'abord dans la description des paysages, des lieux : l'ailleurs est ici, en lisant Gracq, je ne rêve pas d’un ailleurs, j’y suis. Un ailleurs très immanent, décrit avec des termes justes et précis. Plus que la richesse du vocabulaire, ce qui me touche vraiment, absolument, complètement, chez Gracq, c’est sa justesse : le mot juste. Et c'est cela qui pour moi crée l’émotion. Et puis il y a l'atemporalité, la minéralisation du temps, le temps lent. Le temps qui passe sur la scène comme une roche ou un paysage se transforment au fil des millénaires. Et l'Homme dans tout cela ? Grange, Mina, les autres, n'ont pas de prise sur la guerre, sur le monde, sur la nature qui les entoure parce qu'ils n'ont pas de prise sur le temps. Cela aussi, pour moi, est un facteur d’émotion. Je ne trouve pas qu’il y ait vraiment d'attente dans ce livre, je ne parlerai pas d'attente. Ils sont là, heureux d'être là. Parce qu'ils sont libérés des contraintes et des liens du temps quotidien. Je n’y vois pas non plus d'angoisse. Simplement le temps ne passe pas. Là où Proust décrit l'attente dans l'excitation permanente de ses personnages, Gracq les leste simplement d’existence. Ils sont là et c'est tout. J'ouvre le livre aux ¾ parce qu’il faut bien se référer à ses autres appréciations et que j’ai quand préféré d’autres titres du même auteur.
Audrey
Ce livre pourrait s'intituler pour moi : Autant en profiter. C'est un récit que j'ai trouvé surprenant, très poétique, mais moi qui suis pourtant très sensible à la nature, je n'ai pas été emportée par les descriptions.
Le récit commence par une montée issue de rien, de nulle part avant. On sait simplement que l'on quitte la laideur, ce sont les premiers mots. On arrive dans la nature par de longues descriptions, lesquelles dans l'ensemble me sont apparues touffues, denses, profondes, détaillées, belles parfois mais aussi parfois envahissantes, et tout ça à l'image de la nature, de la végétation : p. 227 il est question de "cage verte" dont on veut sortir, écarter les barreaux. Les descriptions nous enveloppent, jusqu'à nous enfermer parfois donc dans cette nature isolée où la vie quotidienne est calme, tranquille, agréable. Il se dégage du bien-être de cette vie au blockhaus ; p. 116 il y a un champ lexical autour du bonheur : beauté, joie, extase, émerveillement, belle humeur, belle étoile, bonne odeur, rire, etc. Tout ceci en total contradiction avec ce que représente la guerre dans l'inconscient collectif, ses violences, les craintes qu'elle soulève. Ses déchirements alternent avec cette sérénité et de la tristesse et des angoisses. P. 121, le champ lexical bascule : mort, froid, nuit malheur, angoisse. Pourtant demeure toujours au premier plan un bien-être dominant, l'angoisse de la guerre qui pointe reste je trouve en second plan. Une autre chose donne cette impression de tranquillité, c'est une sorte de paresse de léthargie ou de nonchalance (cf. p. 156 et 157 la description de la cabane où traînent des cartes et des bouteilles. Le décalage entre la situation très locale décrite et la situation de la nation dont nous, lecteurs, connaissons l'issue, crée une certaine tension je trouve.
Puis la guerre avance et arrive. A la lecture de la p. 168, avec l'arrivée des avions, je ressens cette même impression que depuis le début à savoir que les descriptions atténuent les tensions, la force que pourraient prendre certaines situations. Ici en particulier, je me souviens de la puissance avec laquelle Céline décrivait la guerre, ses bruits, son invraisemblable violence ; ici rien de cela : la description des bombardements ne parle jamais de la mort, et à la lecture de cette page je trouve que les descriptions étouffent aussi l'émotion, la peur, etc. Et puis, je relis la page et je m'aperçois qu'une sorte d'allitération ou d'assonance crée une harmonie imitative avec cette répétition du suffixe "ment", on sent en fait un grondement, un ronflement, un vrombissement que crée la langue, à l'image du son de ces avions et noie, enveloppe, engourdi les sens.
Et face à tout cela, demeure la légèreté de Grange qui regarde cela, tout semble se dérouler loin, dehors, sous le balcon. Plusieurs fois je me demande s'il est dans une sorte de déni, puis l'angoisse se resserre et ses apparitions dans le récit se rapprochent p. 219 : il est question de la "peur d'être tué", de "révulsion", p. 224 de la "peur", p. 223 le sentiment que "la fin de l'aventure mûrissait" et pourtant toujours au milieu de tout cela "la mort ne mordait pas sur son esprit". Je ressens un basculement perpétuel et interminable, une résistance de l'espoir et du bien-être jusqu'à la mort. P. 235, comme une explication, Gracq écrit "Grange tentait de se persuader stupidement désespérément". De Grange, on ne saura rien : ni qui il est, ni ce qu'il a quitté, quels étaient ses liens. Rien avant rien après. J'y vois le récit d'un instant, comme d'un séjour sur un balcon en forêt, où un homme parvient à se protéger et à vivre heureux avant la mort.
J'ouvre à moitié.


DOCUMENTATION SUR JULIEN GRACQ


Quand Julien Gracq explique sa façon de travailler, d'écrire, il évoque d'où vient Un balcon en forêt, publié en 1958, dans une interview de Jean-Louis de Rambures en 1970 (ICI). En 1985, il répond à la question de Libération "Pourquoi écrivez-vous ?" ()

Un très beau texte de Gracq sur la lecture, le tête-à-tête avec un livre : ICI

Un rare entretien à la radio dans l'émission "Tous les plaisirs du jour sont dans la matinée" en 1959 : ICI. Il évoque son enfance, ses souvenirs de la guerre, son Wagner, le mythe du Graal, puis ses origines, son pseudonyme, ses lectures, sa façon de travailler, les jeunes écrivains, le bonheur, etc. (1h 20).

A la télévision, également exceptionnel, un film de l'INA sur André Breton, en 1970 : ICI (5 min 39)

Le site de la maison de Julien Gracq dans le Maine-et-Loire : ICI. Un film sur Gracq et sa maison : (2 min)

Toute l'œuvre présentée sur le site de José Corti avec de nombreux extraits : ICI


Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme au rejet :

à la folie, beaucoup, moyennement, un peu, pas du tout


Nous écrire
Accueil | Membres | Calendrier | Nos avis | Rencontres | Sorties | Liens