Extrait du site Chinese Short Stories


Vivre ! est aussi un film de Zhang Yimou, grand prix du jury au festival de Cannes en 1994, d'où la couverture du livre d'Actes Sud ci-dessous :

Quatrième de couverture : « Fugui, enfant gâté et unique héritier de la famille Xu, est un fils prodigue qui dilapide son bien dans les jeux d?argent, au grand dam de son épouse Jiazhen. Ruiné, il est contraint de travailler la terre. Mais ce revers de fortune se révèle une chance au moment de l?avènement de la Chine communiste : autrefois fils de propriétaire foncier, désormais simple paysan, il échappe au triste sort réservé aux nantis. Les tourmentes successives qui secouent le pays tout au long du XXe siècle n?épargneront toutefois pas sa famille. Immortalisé par le film de Zhang Yimou qui en a été tiré (Grand Prix du jury au festival de Cannes 1994), Vivre ! est le premier roman de Yu Hua dans lequel l'émotion et la compassion prennent le pas sur la violence. Considéré en Chine comme une oeuvre majeure, ce livre célèbre l'inaltérable volonté de vivre, par-delà les malheurs et les coups du destin. Né en 1960 à Hangzhou (Zhejiang), Yu Hua a commencé à écrire en 1983. Plusieurs de ses livres ont été traduits chez Actes Sud : Le Vendeur de sang, Un amour classique (2000), Cris dans la bruine (2003), 1986 (2006) et Brothers (2008). »


 

Yu Hua
Vivre ! (1993, traduit en France en 1994)

Nous avons lu ce livre en mai 2017.
Nous avons également regardé le film Vivre ! adapté du livre par
Zhang Yimou. En bas de page : des infos sur le livre et l'auteur.

Brigitte Duzan, spécialiste de la littérature et du cinéma chinois, était présente. Linguiste, traductrice, elle a créé et anime deux sites web de référence : Chinese Short Stories sur la littérature chinoise moderne et contemporaine, Chinese Movies sur le cinéma chinois (d'autres précisions la concernant ICI).
Brigitte Duzan a joué le jeu de notre tour de table, notant au passage nos questions. Ensuite elle nous a apporté une myriade d'éclairages. Savante, toute en étant passionnée, à toute question elle avait réponse : incroyable, non ? Une chance pour nous...

Monique L (avis transmis)
C'est un récit magistral écrit d'une façon simple et extrêmement touchante. A travers les péripéties de Fugui, c'est une partie de l'histoire de la Chine qui nous est racontée par les bouleversements que cela a apporté dans les campagnes et c'est ce qui m'a intéressée. L'auteur a su décrire avec réalisme et justesse la vie d'une famille chinoise malmenée par l'histoire sans la comprendre.
Le style est simple et dépouillé. La construction de ce récit avec ses pauses permet une certaine respiration entres les divers épisodes.
Est-ce que cette accumulation de malheurs est exagérée ? Je n'en sais rien, mais elle m'a semblée plausible. La survie à tout prix, garder l'espoir face aux problèmes et aux temps difficiles, je peux le comprendre, mais je suis gênée par l'acceptation de Fugui de tous les malheurs qui s'abattent sur lui. D'autre part, que pouvait-il faire d'autre ? Je ne connais pas la philosophie chinoise. Est-ce que l'humilité et l'optimisme y sont magnifiés ? Était-il insouciant, inconscient, dépassé par les événements. Était-ce du courage ?
J'ouvre ce livre au ¾.
Pour ce qui est du film Vivre ! de Zhang Yimou, comme presque toujours après avoir lu et apprécié un livre, j'ai du mal à voir un film qui en soit tiré. Ce film est pourtant un bon film en tant que tel, mais tellement plus pauvre dans son contenu que le livre dont il est inspiré.
Après cette première impression, j'ai regardé le film une seconde fois en essayant d'oublier le livre et dans ce cas ma vision est beaucoup plus positive. On sent l'humanité du réalisateur et sa justesse de ton. Une scène m'a néanmoins gênée car trop exagérée celle de la décoration de la maison au moment de la révolution culturelle. Ce qui m'a intéressée c'est le côté fresque historique de ce film et la délicatesse dans les détails. Un bon film donc malgré mes premières impressions.
Muriel, internaute
Thème classique, mais ô combien plein d'espoir, un inaltérable besoin de vivre quoiqu'il arrive : passer du luxe, de l'insouciance à la dureté du travail rural, à la pauvreté, à la famine, dépasser sa peur, s'ouvrir à l'amour des siens.
J'ai beaucoup aimé cette fresque étalée de 1940 à 1970 : une famille chinoise nantie puis ruinée, contrainte à travailler dur la terre sous le joug du système communiste.
Le personnage de Jiazhen, épouse de Fughi est magnifique. Au début le lecteur croit qu'il s'agit d'une femme résignée, acceptant les brimades et les coups de son mari coureur et joueur et, assez vite nous découvrons qu'il s'agit d'une femme exceptionnelle, animée d'une force incroyable pour protéger sa famille au point de faire changer son mari.
Lui si colérique, si empli de fierté mal placée, va s'ouvrir à l'amour familial, tenter de les protéger, de les accompagner avec tendresse jusqu'à leur mort et désormais vieil homme de continuer sa route dans la rizière avec son vieux buffle.
J'ai apprécié aussi l'écriture simple, bouleversante, de cette saga avec pour toile de fond les exactions, les tortures subies durant la Révolution culturelle. J'ai très envie de lire Brothers.

Françoise D
A moi... ça ne va pas être facile… Globalement j'ai aimé le livre, mais j'ai eu tendance à comparer avec Mo Yan et pour moi Yu Hua pâtit de la comparaison. Ceci dit, j'ai aimé le récit, les épisodes qui retracent une partie de l'histoire de la Chine. Ça se lit bien. J'ai du mal à parler de l'écriture. J'ai aimé la construction.

Brigitte Duzan
Cette double narration, oui.

Claire
Qui est ce traducteur ou cette traductrice, Yang Ping ? J'ai cherché s'il avait traduit autre chose, et n'ai rien trouvé. Isabelle Rabut qui a traduit d'autres Yu Hua, elle, a traduit plein de choses.

Brigitte Duzan
C'est un traducteur, c'est tout ce que je peux dire. Isabelle Rabut, elle, traduit toujours en duo avec son mari, Angel Pino.

Françoise D
Je ne suis pas emballée et je l'aurais donc été davantage si je n'avais pas lu Mo Yan. Quant au film, l'adaptation est intéressante. Il y a des choses manquantes, mais on ne peut pas tout mettre. La différence qui m'a interpellée entre le livre et le film c'est le fait que dans le livre elle laisse sa fille à son mari alors que dans le film est l'emmène avec elle : je me suis demandé si Zhang Yimou avait cédé au "politiquement correct". J’ai trouvée géniale l'idée des marionnettes, qui ne sont pas dans le livre.

Brigitte Duzan
Tout à fait !
Françoise
Et j'ouvre aux ¾.

Plusieurs
Avec ce que tu as dit c'est surprenant…

Christelle
Je n'ai pas lu le livre.

Brigitte Duzan
Un mauvais point pour vous…

Christelle
J'ai vu le film qui m'a donné envie de lire le livre. Il y a des scènes assez dures. J'ai aimé "voir" la Révolution culturelle. Ça faisait longtemps que je n'avais pas vu de film chinois. Visuellement c'est très beau.

Jacqueline
Je me suis "plongée" dans le livre qui m'a énormément plu. Enfin, j'ai été plongée dedans. Tout d'abord, j'aime le narrateur qui va collecter des récits à la campagne.

Brigitte Duzan
Oui, ça a existé.
Jacqueline
J'ai été séduite, puis je suis arrivée au passage où la femme lui prépare trois plats pour lui faire comprendre que toutes les femmes sont pareilles : c'est extraordinaire que le mari arrive à déchiffrer ce message. Par conséquent je me suis dit c'est fâcheux je ne vais rien comprendre aux symboles. J'ai aimé le narrateur, les dialogues du vieux avec le(s) buffle(s). Le personnage de l'homme est très sympathique. Le film est très beau visuellement, mais j'ai été déçue, je n'ai pas retrouvé la philosophie du livre (Vivre !). Je l'ouvre en grand.

Séverine
J'ai lu le livre mais n'ai pas vu le film. J'hésite entre les mots "classique" et "conventionnel". Par rapport à d'autres livres que nous avons lus, c'est en effet classique. C'est une grande histoire de vie. Avec un côté mélodramatique.

Brigitte Duzan
La période était comme ça.
Séverine
J'ai pleuré à la mort du fils. Ce que j'ai trouvé le plus intéressant ce sont les passages du narrateur. Tout compte fait, je n'ai pas trouvé le livre "bouleversant", j'ouvre à moitié. J'aimerais savoir si ce livre est représentatif de la littérature chinoise. Et je me suis demandé si le livre aurait eu du succès sans le film...

Brigitte Duzan
Cela, on ne peut pas savoir. Mais ce qui est sûr est que le film l'a fait connaître.
Annick A
J'ai bien aimé. J'ai connu, de par ma génération, cette histoire de la Chine et ce qu'elle avait déclenché ici. J'ai aimé la construction du livre : partir d'une famille pour nous faire vivre ce qui se passait. Pourquoi on s'accroche à la vie ? Il y a une certaine fatalité qu'on sent dans cette phrase : "Fengxia allait devoir subir son destin jusqu'au bout". Il y a une analyse de la vie là-bas et il y a une individualité. Le livre parle peu de la Révolution culturelle, j'aimerais comprendre pourquoi ; je n'ai par exemple pas retrouvé les séances d'auto-critique, il ne parle pas des camps.
La misère crée des liens : quand on est riche c'est chacun pour soi et Fugui "devient gentil" quand il est pauvre. Qu'en est-il de la violence de l'éducation ? Là on est dans une seule famille, mais est-ce partout pareil ? J'ouvre aux ¾.
Lisa
J'ai beaucoup aimé. Oui, c'est une narration classique, chronologique, mais ça change un peu de certains livres qu'on a pu lire dans le groupe ! L'histoire est intéressante : on part d'une personne, d'un cas particulier pour nous faire découvrir l'Histoire. J'aime beaucoup ce type de livres. La partie sur la Révolution culturelle m'a marquée par son absence : mis à part les étudiants qui viennent dans le village, on n'en parle pas. Je lis des livres sur le communisme en ce moment (Cuba, Chine, URSS principalement) et ce qui m'étonne c'est qu'il n'y a que des livres "négatifs". Pourtant, je ne peux pas croire qu'à cette époque-là il n'y avait personne qui y croyait. D'ailleurs dans La fin de l'homme rouge, que nous avons lu dans le groupe, on voit bien qu'il y avait des gens qui y croyaient au communisme. Pourquoi ne pas faire un livre de ce point de vue-là ?

Brigitte Duzan
Les communistes sont alors considérés comme les sauveurs de la nation.

Lisa
Pour conclure, je l'ouvre aux ¾ : j'ai passé un très bon moment lors de la lecture. Mais je ne pense pas qu'il m'en restera beaucoup dans quelques mois.

Annick L
Je n'ai pas vu le film et j'avais lu deux livres de Mo Yan qui m'ont donné un choc : j'avais été fascinée par le côté lyrique.

Brigitte Duzan
Oui, c'est tout à fait ça, cela jaillit, sans beaucoup de travail, contrairement à Yu Hua.
Annick L
Ça avait donc été une révélation. Là j'ai dû ajuster, comme avec les yeux. J'ai plongé dedans avec beaucoup d'intérêt même si le style est à l'opposé de Mo Yan. J'ai aimé la construction, les passages du narrateur assez lyriques et la brutalité de l'histoire. J'ai été fascinée par la crudité des choses.
Ce personnage prend la vie avec un certain fatalisme, peu d'émotions et, on pourrait le croire, sans affect : c'est raconté d'une manière froide, avec une objectivité glaçante, mais d'une efficacité redoutable. C'est remarquablement écrit, même si c'est mal traduit. J'ai été très intéressée. C'est un miroir sur l'histoire de la Chine. C'est un grand écrivain. Je trouve la fin magnifique et bouleversante. Mes questions tournent autour de la langue. Cette langue, j'ai jamais rien lu de tel, dans ce rapport à ce qui est raconté, par exemple au tout début, il est riche et on voit le vieux sur son seau en train de chier... Je l'ouvre aux ¾.

Manuel
Je vais faire court. Je ne fais pas de comparaison. J'ai beaucoup aimé. La fin est remarquable. Les noms des buffles, c'est très malin. J'ai aimé l'opposition entre le narrateur et le récit du vieux, avec deux niveaux de langage. Il porte la responsabilité de la perte de sa maison, même si ça lui a sauvé la vie. J'ai pensé à La fin de L'homme rouge. Il y a des trucs invraisemblables : on croit un gamin de 7 ans. La mule est chargée... Et cette histoire de petits pois avec lequel on s'étouffe, j'ai failli rire.

Brigitte Duzan
C'est fait pour ça !
Manuel
C'est drôle et il y a une opposition avec la mort de l'enfant d'une transfusion, dramatique, et l'autre qui meurt étouffé. J'ouvre en grand, ça me fait penser à ces grandes fresques. Ce que je garde du livre, c'est l'histoire du buffle.

Fanny
J'ai eu un plaisir de lecture. C'est décontenançant de retrouver dans un roman une dimension classique.

Claire, à l'intention de l'invitée
On ne lit que du Mallarmé ici…
Fanny
C'est intéressant du point de vue historique, avec cette vue de l'intérieur. Je me suis rendu compte que j'avais du mal à visualiser les scènes. En cela, malgré tout ce qui manque, le film apporte beaucoup visuellement. La fin – les petits pois… – c'est trop ! Je comprends la démarche, la dimension symbolique de la scène par rapport aux événements historiques, mais pour autant c'est trop, j'ai eu du mal.
Je me suis interrogée sur l'absence de chapitres ; dans le film, c'est nettement structuré. Cela m'a décontenancée, mais finalement c'est la vie d'un homme qui ne se séquence pas. J'ouvre aux ¾.
Richard
C'est le premier livre chinois que je lis. J'ai été handicapé par une traduction en américain qui m'a ennuyé. Oui, il y a des choses à apprendre dans ce livre, mais j'ai été déçu par les personnages, ordinaires, pas convaincants, à qui il arrive tous les malheurs, sans rechigner (est-ce que les Chinois sont aussi passifs ?) Je n'arrive pas à m'y adhérer. La Chine semble peuplée par des Chinois qui soit pleurent, soit ricanent. Je l'ouvre à moitié, mais sans aller plus loin. Est-ce qu'il y a une variété dans les styles en littérature chinoise ? Ou est-ce le style général ?

Brigitte Duzan
La réponse sera oui, il y a une variété…
Monique S
J'ai lu ce livre d'une traite, scotchée aux événements racontés, marquée par la violence des rapports humains et par le peu de prise des êtres sur leur vie. Les gens sont soumis à des circonstances de vie et de mort, un peu comme des mouches ; et ils doivent TENIR avec tous les sentiments de joie, de douleur qui les traversent.
Certains passages sont révoltants, à faire pleurer : l'envoi de la petite fille handicapée comme domestique, le père de famille enrôlé dans la guerre en allant chercher le médecin pour sa mère mourante, et sans aucun moyen de communication avec les siens durant des années dans des scènes d'enfer.
Il y a deux aspects importants pour moi de ce texte :
- le côté écriture "directe", "à ras les pâquerettes", sans travail littéraire (si ce n'est la structure du récit emboîté par le collecteur de mémoires), ni sur les différentes variations du vocabulaire, sans réflexion abstraite ou intellectualisée, pour revisiter l'histoire vécue, la trajectoire d'une vie : on a ainsi une répétition sans variations de distributions de coups, ou de crises de larmes. On peut dire que l'auteur a adapté son style au registre de langage du vieux qui raconte son histoire.
- En même temps, on est immergé dans la vie quotidienne du peuple, qui "subit" pauvreté, famines et changements d'organisation au gré des événements politiques du pays, sans pouvoir prendre part aux décisions, ni même, ce qui m'a étonnée, se forger et exprimer un avis sur ces questions.
J'ai profondément aimé ce livre, pour ce qu'il met en lumière, de la vie des Chinois, et aussi de tous les groupes humains. J'ouvre ce livre aux ¾.
Questions : La Chine étant si grande, comment se font les succès littéraires ? Peuvent-ils être d'abord régionaux, ou se font-ils d'abord par les grandes métropoles comme Pékin, Shanghai ? ou à partir de l'étranger ?
Quels sont les réseaux littéraires ? Existent-ils des éditeurs indépendants du pouvoir ?
Denis
J'ai beaucoup aimé ce livre et suis globalement d'accord avec ce qui a été dit. J'aime le style, assez brutal, les phrases courtes. Curieusement, j'ai pensé à Dashiell Hammett, un des créateurs du "roman noir" américain dont j'ai lu récemment des nouvelles, où j'ai trouvé la même insensibilité apparente aux cadavres et autres violences. Autre question : peut-on considérer ce roman comme ethnographique ? Car il fourmille d'aperçus passionnants (j'aime l'exotisme) sur la vie quotidienne des paysans chinois. Le film ne se place pas du tout du même point de vue, abandonnant les paysans pour donner une sorte de "drame bourgeois".

Quelques virulentes protestations…

Denis
Et enfin, j'aimerais des précisions sur les croyances religieuses des personnages (se retrouver dans une vie future, etc.). Est-ce du bouddhisme ? Le culte des ancêtres ?
Catherine
J'ai beaucoup aimé et j'ouvre en grand. C'est un livre assez noir puisqu'il arrive à Fugui tous les malheurs du monde, mais j'ai malgré tout été frappée par une espèce de sérénité. Il y a une impression d'éternité probablement due à la nature qui a un rôle important dans le livre. Je suis frappée aussi par le détachement de Fugui. Il subit la guerre, la révolution sans participer ou avoir d'avis. Il y a une accumulation d'événements affreux mais je m'attendais à pire. L'histoire des petits pois n'a plutôt fait rire ; elle m'a paru aussi très symbolique. Le style colle bien au style de l'histoire. Je suis étonnée que la Révolution culturelle n'apparaisse pas plus.
J'ai préféré le livre au film, c'est différent, très visuel et j'ai beaucoup aimé aussi.
Claire
Je n'évoquerai pas D. Hammett, mais la présence forte du quotidien m'a fait penser à Walker Evans dont l'exposition à Beaubourg est sous le signe du vernaculaire. D'emblée je me suis régalée par la découverte des formules : "elle marchait les pieds écartés, comme si elle avait un petit pain à la vapeur coincé entre les jambes" ou "quand elle marchait, ses deux fesses rondes se balançaient comme des lanternes". Il y a beaucoup de "corporel", d'ailleurs le récit commence aux chiottes. J'ai aimé l'humour, par exemple à propos d'une affiche de propagande dans le magasin du beau-père : "trois de ses employés se tenaient assis sous la poche droite du maréchal". Je me suis demandé si les comparaisons étaient clichés en chinois, par exemple "ses sanglots frénétiques se mirent à résonner comme un hautbois".

Brigitte Duzan
Non, ce ne sont pas des clichés.

Claire
Vers la page 65, j'ai eu un creux en me demandant c'est quoi l'enjeu du livre... quelques pages plus loin l'armée est arrivée et m'a cloué le bec.
Tous ceux qui ont parlé de la construction ont aimé les pauses du narrateur. Elles sont agréables, mais à chaque fois, il y a eu pour moi, brièvement, une impression d'invraisemblance, à savoir que Fugui fasse un récit oral aussi chiadé.

Monique S
C'est le pacte de lecture !

Claire
J'ai eu en fait un intérêt narratif constant, de par un art du récit fluide, pas besoin de chapitres, on passe par toutes sortes d'émotions, c'est poignant, c'est amusant (Erxi et Fengxia couchaient sur les citations du président Mao). Et avec cet arrière-plan politique, ce n'est pas un documentaire, mais c'est plus qu'un décor tragique de la vie de Feigui, c'est passionnant de voir l'histoire à travers le "peuple". J'ai beaucoup aimé grâce au film (que j'ai trouvé magnifique) VOIR ce que pouvait être la vie, la réalité, par exemple ce fait incroyable qu'on portait les humains sur le dos (en cherchant sur Internet j'ai vu une anecdote qui avait scandale : une jeune Chinoise d'aujourd'hui qui porte son fiancé pour qu'il ne mouille pas ses chaussures neuves). J'ai lu en même temps aussi le livre graphique de Rao Pingru Notre histoire que j'ai adoré.
J'ai trouvé les épisodes du mouton essentiels – et manquants dans le film, de même que les champs – les buffles, c'est magnifique. Je suis sensible à ce que représente ce point d'exclamation du titre "Vivre !", cette verticalité de ceux qui continuent à vivre en dépit de tous les malheurs, grandioses...

Brigitte Duzan
Qui est allé en Chine ?

Monique S
On y est allées avec Françoise il y a trois ans au Sichuan avec notre prof de yoga ; on était allées à Chengdu dans les montagnes et temples taoïstes, puis au Mont Emei, un des temples bouddhistes des plus importants en Chine, etc.

Claire
J'y suis allée en 1977 avec Les Amitiés franco-chinoises juste après la chute de la Bande des Quatre alors qu'il n'y avait pas encore de voyages touristiques.

Jacqueline
J'ai traversé la Chine en 1957, en train, de Shanghai à Pékin, ça durait plusieurs jours.

Brigitte Duzan
Il faut écrire le récit de ce voyage !

Pourquoi cette faible place de la Révolution culturelle dans le roman ? Cela tient au fait que l'histoire se passe dans un cadre rural ; or, autant les paysans ont été durement touchés par la Grande Famine, autant ils ont été en marge de la Révolution culturelle qui a surtout affecté les villes. D'ailleurs il y a un commentaire en ce sens dans le roman : la Révolution culturelle se déchaînait en ville – en revanche dans le village ils n'ont trouvé ni vieilleries à casser ni intellectuels contre-révolutionnaires. C'est le cas général.

Pourquoi n'y a-t-il pas de chapitres ? Le roman raconte une vie d'un paysan très simple, rapportée par le narrateur telle qu'elle lui a été contée ; il ne connaît pas les événements historiques, et n'a pas grande idée des dates ; ce dont il se souvient est ce qui le concerne de près : donc le Grand Bond en avant est vu à travers les histoires de poêles fondues, la joie d'aller à la cantine etc. Et tout s'enchaîne sans discontinuité, sans les ruptures des livres d'histoire.

Le roman est-il représentatif de la littérature chinoise, avec cette présence de l'histoire ? Oui, c'est un récit assez représentatif des narrations sur la période, dans sa linéarité chronologique, mais dans un style personnel.

Comment ça ne fait que les gens y croient ? Pour ce qui est de la question de la foi, Mao a réussi à réinsuffler de l'enthousiasme dans la population au début du Grand Bond en avant, puis la Grande Famine a épuisé le pays. Il a été écarté du pouvoir au début des années 1960, mais il est revenu très vite en lançant une campagne d'éducation socialiste en 1963, avec envoi de cadres à la campagne. Mais elle n'a pas eu de succès, et c'est cet échec qui a poussé Mao à lancer la Révolution culturelle, pour reprendre le contrôle du pouvoir. Donc là encore, il a mobilisé une bonne partie des jeunes. Mais même ceux-ci ont peu à peu perdu toute illusion quand ils se sont retrouvés dans de lointaines campagnes ; enfin, la mort trouble de Lin Biao en 1971 a été l'élément qui a fini de ruiner toute confiance en Mao.

Qu'avons-nous encore appris ?
- Sur l'influence de la philosophie taoïste : elle se retrouve dans l'harmonie de l'homme avec la nature, dont l'image à la fin du livre vieillard avec le buffle est le symbole – harmonie qui amène à une paix intérieure. Lao Tseu est traditionnellement représenté partant vers l'ouest sur un buffle, note Monique.
- Sur le confucianisme : c'est lui qui détermine la structure hiérarchique de la société.
- Sur le respect de la tradition et des ancêtres : en Chine, et ça nous stupéfie, la rébellion n'existe pas ; à l'école on récite par cœur, on n'apprend pas à réfléchir.
- Sur le suicide : c'est le dernier recours, l'acte désespéré quand on ne peut plus supporter sa vie, sa situation... Les femmes sont celles qui se sont le plus suicidées, soit pour éviter un mariage imposé, soit une fois mariées pour éviter les mauvais traitements.
- Sur Internet, qui pourrait ouvrir sur d'autres façons d'être et de penser : Internet ? Ça n'existe pas. Il y a un internet interne à la Chine. Il y a eu un retour en arrière en 2008 avec les Jeux olympiques, un nationalisme exacerbé va de pair avec un contrôle accru.
- Sur l'ouverture des étudiants chinois qui vont à l'étranger : ils découvrent soudain des aspects cachés de l'histoire et de la culture de leur pays et sont parfois d'une grande naïveté.
- Sur la force de l'image : le film Vivre ! a été interdit, pas le livre. Les images sont plus contrôlées que le texte.
- Sur le film : en Chine, le cinéma vient du théâtre. Ce film est un mélodrame. Les films se terminent bien, il y a forcément une lueur d'espoir, d'où cette happy end dans le film qui n'existe pas sous cette forme dans le livre.
- Sur les relations entre Yu Hua et le cinéaste Zhang Yimou : c'est un autre livre que le réalisateur souhaitait adapter, mais il voulait changer tellement de choses qu'ils n'ont pu se mettre d'accord. Yu Hua lui a alors confié le manuscrit de Vivre ! qui n'était pas encore publié. Zhang Yimou lui a téléphoné le lendemain matin pour lui dire que le récit l'avait tellement ému qu'il n'en avait pas dormi de la nuit, ce qui est à relativiser car Zhang Yimou dort deux heures par nuit...
- Sur la propriété aujourd'hui ? Le paysan a aujourd'hui un droit d'usage. Tout le sol appartient à l'État.
- Sur l'importance des nouilles et du riz (qui tracasse Françoise qui n'a pas vu de riz dans le film) : la dominante nouilles ou riz dépend des régions.
- Sur le livre et les années terribles : il y a une dizaine d'années d'interruption de publication sous le maoïsme, on ne lisait que le Petit livre rouge...
- Sur le statut des écrivains : la littérature depuis Mao est organisée par l'État. Écrivain, c'est un métier, on est payé pour cela. Il y a une association nationale des écrivains, avec des branches par province et par ville. Le droit d'auteur est une notion beaucoup moins stricte que chez nous, ce qui fait qu'on trouve des livres sur Internet ; il y a des droits d'auteur aujourd'hui, et surtout il y a de plus en plus d'agents littéraires.
- Sur les auteurs étrangers traduits qui ont compté : on peut citer aussi bien Faulkner que Zweig. Mais dans l'absurde de Kafka et Borges, les Chinois se sont bien retrouvés... Le réalisme magique des Sud-Américains a eu une influence, par exemple chez Mo Yan, antithèse de Yu Hua.
- Sur l'histoire du roman ? Il vient des xiaoshuo, de "petites histoires qu'on raconte" (xiaoshuo : xia petit, shuo dire). La littérature est née de cela, sous l'influence des conteurs ces histoires se développent, vers le roman. Dans la littérature chinoise après 1979, on peut repérer plusieurs périodes : la littérature des cicatrices, puis à travers la littérature on recherche des racines ; à la fin des années 1980, se développe une littérature d'avant-garde. Dans les années 90 où on demande aux écrivains de vendre, de faire du profit, se développe un mouvement néo-réaliste dont ce livre fait partie. Les nouvelles, les petites nouvelles, sont en plein essor actuellement ; avec la mini nouvelle, les écrivains travaillent la forme, le style, des genres qui mêlent poème, essai, fiction. Brigitte Duzan nous donne un lien sur son site qui permet de comprendre pourquoi c'est difficile à traduire et publier chez un éditeur ordinaire avec une nouvelle de Ren Xiaowen qu'elle a traduite, rédigée dans une écriture très travaillée, et dans un contexte shanghaïen : une autre histoire, très différente, de la Révolution culturelle, très réaliste, mais d'un réalisme un peu iconoclaste.
- Sur l'existence d'une librairie chinoise à Paris : elle s'appelle Le Phénix. Il y en a une deuxième, You Feng.
- Sur le Tibet : parmi les 7 nouvelles du livre Neige du Tibétain Pema Tseden (qu'elle a rencontré), que nous lirons l'été prochain avec Alexandra David-Néel, Brigitte Duzan a traduit les 4 écrites en chinois et non en tibétain. Pour finir, Brigitte Duzan appelle à relativiser des idées toutes faites sur le Tibet. Le Tibet est effectivement soumis à la loi souveraine du pouvoir chinois, mais, s'il en souffre particulièrement, le reste de la Chine est également soumis à des restrictions de liberté très dures, les Ouïghours en particulier, comme l'a souligné Françoise. Le Tibet est traditionnellement régi par une oligarchie religieuse. Ceux en France qui manifestent pour le Tibet sont parfois les mêmes qui manifestent pour la laïcité...

Nathalie R (avis transmis quelques semaines plus tard)
Quand j'ai commencé la lecture de Vivre !, j'ai beaucoup ri et souri. J'ai tout de suite pensé à Candide de Voltaire. Les tribulations du jeune narrateur, noceur, joueur et faisant peu cas des femmes qu'il aime (quelle chose culturellement incroyable que cette habitude de chevaucher les uns et les autres ! Et quelle drôlerie abominable que de freiner sa monture en lui tirant les cheveux !). La dégringolade sociale, les aventures rocambolesques, tout me menait vers certains passages incontournables de Candide (le passage sur le no man's land à la guerre et l'encerclement seraient dignes d'y figurer). Puis, peu à peu, la direction que prenait l'œuvre et qui me semblait naturellement mener vers un philosophique "pour vivre heureux cultivons notre jardin" m'a obligée à revoir mes attentes et j'ai peu à peu glissé vers une autre lecture.
L'image qui me vient, c'est celle de m'être promenée dans un cerisier en fleurs, chaque fleur très circonscrite m'offrant un paysage, une anecdote, un fait culturel que je découvrais au fil de l'œuvre. J'ai aimé lire ce roman, j'en ai aimé les personnages (et il me reste les dernières pages à lire et que je n'ai pas envie de lire). Je n'ai pas encore lu vos avis. Peut-être aura-t-on reproché à son auteur l'accumulation de désillusions, je n'en sais rien mais pour moi, cela n'est pas important. J'ai aimé le changement (improbable a priori) qui s'opère dans le narrateur, j'ai aimé le message d'amour que véhicule le roman, j'ai aimé me laisser emporter par une aventure tout à la fois individuelle et collective.
J'ai aimé rire en voyant l'outrance de certaines situations, de certains caractères. J'ai aimé la façon dont il fait comprendre la fragilité de la vie (comme la fragilité des pétales des fleurs de cerisier). Qui survit ? Qui meurt ? Et pourquoi ?
J'ai aimé la narration de certaines ruptures "symboliques" que l'amour provoque, quand par exemple le jeune couple n'attend pas le temps coutumier pour venir rendre visite aux parents de la jeune fille. Ce roman est pour moi un roman sur l'amour comme énergie de vie contre les aléas. Il est donc en cela très très différent du conte de Voltaire.
J'ouvre le roman aux ¾ (juste parce que j'ai du mal à me faire une idée sur l'aspect conventionnel ou pas de ce roman).

DOC SUR LE LIVRE ET L'AUTEUR

Les livres de Yu Hua traduits en français

Ils sont tous, sauf un, publiés par Actes Sud :
- Vivre !, Le livre de poche", 1994, réed. Babel, 2008
- Le Vendeur de sang, 1997
- Un amour classique, 2000
- Cris dans la bruine, 2003
- Un monde évanoui, Philippe Picquier, 2003 (nouvelles)
-1986, 2006
- Brothers, 2008
- Sur la route à dix-huit ans, 2009 (nouvelles)
- La Chine en 10 mots, 2010 (essai)
- Le septième jour, 2014

Sur Yu Hua et son œuvre

- Un article détaillé de Brigitte Duzan sur son parcours personnel et littéraire : en ligne "Présentation de Yu Hua" et en pdf, site Chinese Short Stories, 15 octobre 2014.
- Sur l'adaptation du livre Vivre !, "Le film Vivre ! de Zhang Yimou", Brigitte Duzan,
site Chinese Movies, 15 mai 2012.

- Portraits de l'écrivain Yu Hua :
par Florence Noiville dont le portrait nous a fait découvrir cet auteur, "Les dix portes de la Chine", Le Monde, 28 octobre 2010
par Marine Landrot, "L’écrivain chinois Yu Hua dissèque sa nation au scalpel", Télérama, 21 décembre 2014.

- Des articles sur ses derniers livres :
s
ur Brothers : par Nils C. Ahl, Le Monde, 8 mai 2008 : "Yu Hua : J'ai servi la Chine toute crue", et "Yu Hua : une vie dans le bouillon de l'histoire"
sur La Chine en 10 mots : entretien avec Dominique Bari, "Yu Hua, frondeur, nous livre sa Chine mode d'emploi", L'Humanité, 30 juin 2011
sur Le septième jour et ses autres livres : par Bertrand Mialaret, "Avec l’écrivain Yu Hua : morts sans sépulture, version chinoise", L’Obs Rue89, 18 octobre 2014 ; par Pascale Nivelle, "J'ai transposé au crématorium ce qui se passe dans les banques chinoises", Libération, 5 novembre 2014.


Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme au rejet :

à la folie, beaucoup, moyennement, un peu, pas du tout


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