1989
: Booker Prize
pour Les vestiges du jour
2017
: prix Nobel
Quatrième
de couverture :
« Les grands majordomes sont
grands parce qu'ils ont la capacité d'habiter leur rôle professionnel,
et de l'habiter autant que faire se peut ; ils ne se laissent pas
ébranler par les événements extérieurs, fussent-ils
surprenants, alarmants ou offensants. Ils portent leur professionnalisme
comme un homme bien élevé porte son costume. C'est, je l'ai
dit, une question de "dignité". »
Stevens a passé sa vie à servir les autres, majordome pendant
les années 1930 de l'influent Lord Darlington puis d'un riche Américain.
Les temps ont changé et il n'est plus certain de satisfaire son
employeur. Jusqu'à ce qu'il parte en voyage vers Miss Kenton, l'ancienne
gouvernante qu'il aurait pu aimer, et songe face à la campagne
anglaise au sens de sa loyauté et de ses choix passés...
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Kazuo Ishiguro
Les vestiges du jour (1989)
Nous avons lu ce livre en mai 2018. Le
groupe breton l'a lu en mars 2018 et
le nouveau groupe parisien en juin.
Nous avions lu de Kazuo Ishiguro Un
artiste du monde flottant en 2004.
Avant de parler du livre, nous avons
regardé le film de 1993 de James Ivory Les
vestiges du jour, qui reçut 8 oscars : meilleur réalisateur,
meilleur acteur pour Anthony Hopkins, meilleure actrice pour Emma Thompson,
meilleur scénario adapté, meilleure musique de film pour
Richard Robbins, meilleure création de costumes, meilleurs décors,
n'en jetez plus...
Voir en bas
de page des infos sur l'auteur, son
parcours et son uvre, quelques éléments d'analyse
de son uvre et des repères historiques en rapport avec Les
vestiges du jour.
Nathalie R (avis transmis)
Comme je n'irai pas voir volontairement qui est Kazuo Ishiguro avant d'avoir
pris connaissance de l'ensemble des avis du groupe, je sens confusément
que c'est une pierre qui me manque pour me permettre d'appréhender
cette uvre. Mais je n'ai pas envie de déroger à ma
propre règle.
Quoi qu'il en soit, ma lecture a été jalonnée de
réactions très diverses : envie de savoir, sensation
de promenade littéraire (à la façon du Promeneur
solitaire) énervement, exaspération, incompréhension
et enfin réflexion sur l'humilité.
Sans que je le veuille, j'ai très vite assimilé le narrateur
à un chien et sans cesse je pensais à la fable de La Fontaine
sur Le
loup et le chien : le premier maigre mais libre, le second
asservi et fidèle. J'avais beau essayer de chasser cette vision,
elle revenait tout le temps. Cet homme que j'ai pris de prime abord pour
un homme sympathique m'est devenu très rapidement exaspérant
par sa façon d'envisager le monde et sa place au sein de celui-ci.
A quel prix était-il arrivé à se considérer
à la bonne place ? Combien de temps avait-il fallu à
l'enfant pour accepter puis revendiquer sa condition ? Combien de
non-dits entre les deux hommes (le père et le fils tous deux très
silencieux) pour accepter l'idée que l'un puisse mourir seul dans
son lit et valider aveuglément la décision de l'autre de
rester à son poste le temps de son agonie ?
Car cet homme n'avait pas toujours été un homme mûr
et il lui avait bien fallu faire des concessions avant d'arriver à
ce flegme, à cette certitude qui m'a parue très orgueilleuse
et qu'il tente de définir sous le terme de "dignité".
Renoncer à une vie d'homme libre, renoncer à l'amour, au
sexe, à la paternité, à un lieu qui lui appartiendrait.
Je suppose que le personnage féminin aura gagné en épaisseur
dans le film, car dans le roman il m'a paru complètement insignifiant
du début jusqu'à la fin et je ne m'y suis pas un seul instant
attachée ni intéressée, même si à un
moment j'ai cru qu'il y aurait une intensité dramatique entre ces
deux-là en dehors de leurs préoccupations ménagères
et territoriales.
Ce qui est étrange, c'est que quand j'en parlais autour de moi
et que j'en faisais le résumé, je revenais beaucoup sur
la fable politique. Cette idée que seuls quelques-uns peuvent décider
du monde et, qu'à une époque révolue, ce qui arrivait
dans les lieux de décision avait été conçu
bien avant par des hommes considérés comme ayant l'âme
et l'esprit supérieurs. Quelle différence en fin de compte
avec aujourd'hui ? Même si nous avons une participation démocratique,
en quoi ma voix est-elle plus portée qu'elle ne l'est dans ce monde
(presque) révolu ?
Mais quel est cet être supérieur qui annexe la vie de l'autre
et le fait dormir dans une mansarde ridicule, qui lui accorde de temps
à autre quelques jours de liberté qu'il est de bon ton de
ne pas prendre pour assurer le bien-être de sa seigneurie ?
Moi, j'en reviens toujours au chien, encore plus quand je pense à
l'acte inaugural : c'est-à-dire l'aumône de la voiture
du maître américain.
Je n'ai pas du tout été emballée par ce qu'il nous
raconte. En vérité, il me semble que la force de l'uvre
tient dans la réflexion qu'elle suscite chez le lecteur :
qui suis-je et quels sont mes critères pour attester que je suis
plus libre que cet homme-là ? J'ouvre au ¾. Bonne soirée
autour d'un chocolat ?...
Fanny, entre et(avis
transmis)
La lecture de ce roman a été pour moi une expérience
particulière. Dès les premières pages, j'ai été
saisie d'ennui. Manquant peut-être de curiosité, je me suis
dis de manière un peu abrupte que je n'avais pas grand chose à
faire des préoccupations d'un majordome.
J'ai cependant été sensible à la qualité de
l'écriture... et surtout au fait que ce roman se lise vite. J'ai
donc poursuivi ma lecture dans l'idée de l'achever au plus vite.
Mais voilà que rapidement je m'y suis laissée prendre et
que je me suis rendu compte que j'étais impatiente de retrouver
mon espace de lecture.
Je n'ai pas pu me départir d'une certaine antipathie pour le personnage
principal, notamment sur la manière dont il gère la
disparition de son père, tout en semblant concevoir une certaine
fierté de n'avoir pas failli à sa posture professionnelle.
J'ai été également irritée par l'emploi du
on auquel le narrateur recourt à plusieurs reprises, comme
pour donner un caractère plus général à son
point de vue, ou plutôt pour ne pas prendre le risque d'affronter
plus directement ses propres émotions.
J'ai eu le sentiment qu'il passe complètement à côté
de sa vie notamment sentimentale, tout en ayant conscience qu'il s'agit
d'un point de vue très égocentré.
Pourtant, de manière un peu paradoxale, au fil de ma lecture j'en
suis arrivée à le trouver presque touchant à travers
toutes ses attitudes qui m'agaçaient.
Bref ce livre m'a bien eue. Je suis un peu embêtée pour l'ouvrir...
je dirais entre moitié et trois quarts.
Richard (avis
transmis avec des excuses pour les citations en anglais)
En tant que description de la disparition d'un ordre social devenu désuet
à nos yeux du 21e siècle, Les Vestiges du Jour est
bien réussi. Au sein de cet ordre, nous sommes témoins de
l'échec de la vie d'un homme et d'une femme dont l'expression des
sentiments, l'un pour l'autre, est étouffée par les conventions
imposées par leur métier et leur place dans la société.
Mais le fait que l'histoire est racontée par Stevens lui-même
oblige l'auteur à employer les expressions propres à un
majordome pointilleux qui ne recule pas devant un foisonnement de détails
que je trouve lassant : par exemple, à la fin du récit,
quand Steven et Miss Kenton attendent le bus sous la pluie, était-il
nécessaire de décrire en détail l'arrêt de
bus, sa peinture écaillée, sa position exposée
?
Cela est rendu encore plus fatigant pour le lecteur par un style conversationnel
nécessitant l'inclusion d'expressions pour avancer le récit
("But let me explain further", "However, let
me return to my original thought"), et par un vocabulaire en
anglais qui correspond certainement à la langue de l'époque,
mais qui fatigue le lecteur d'aujourd'hui : l'utilisation de la 3e personne
"One" (très guindé) et "responded"
(à la place de "replied").
Mais malgré ces critiques, j'ai eu un certain plaisir à
lire le livre. Je l'ouvre à moitié, et tenterai un autre
roman d'Ishiguro, peut-être Never
Let Me Go, afin de mieux apprécier l'attribution du Prix
Nobel.
Post-scriptum pour Catherine qui m'a demandé quand nous avons visionné
le film qui comporte une séquence de chasse à courre si
elle existait toujours en Angleterre : elle
a été abolie en 2005.
Monique S(avis
transmis)
Quel chef-d'uvre ! Le livre est maîtrisé, corseté,
comme un travail de "grand" majordome. Aucun précipitation
dans l'expression, des circonvolutions de politesse infinies pour nous
parler du temps, de badinages délassants, et qui nous amènent
l'air de rien aux plus grandes questions existentielles qu'un être
humain peut se poser (comme ce passage magistral sur l'entretien de l'argenterie
glissement vers les amitiés nazies du maître
et retour à la tache de brillance sur l'argenterie). Le livre pose
les questions comme : qu'est-ce que la grandeur ? Qu'est-ce que la dignité
? La moralité ? Devons-nous choisir entre devoir et sentiment ?
Où et quand doivent s'arrêter notre admiration, notre allégeance,
notre obéissance ? Tout cela à travers les souvenirs du
majordome au service de Sa Seigneurie (je me suis amusée de ce
féminin).
Miss Kenton : un riche et beau portrait de femme, intelligente, libre,
qui ose exprimer ses sentiments, ses colères, ses larmes, ses attentes
amoureuses. Et belle évocation de l'atmosphère des parcs
des riches demeures, et de la campagne anglaise.
Évidemment, à cause du nom japonais de l'auteur (par son
père, ses deux parents ?), j'ai pensé que ces questions
de l'abnégation du moi, pour endosser les règles de savoir-vivre
de la collectivité, la question de l'obéissance dans l'histoire
ou la profession, étaient aussi prégnantes dans la culture
japonaise que les questions de la démocratie ou du nazisme en Europe,
entre autres.
J'ai admiré comment l'auteur nous coulait dans le moule d'une langue
pleine d'afféteries, où le lecteur doit faire tout seul
la part entre la surface polie et le fond parfois gravissime. L'idée
de ce voyage de quelques jours et de quelques kilomètres pour que
le personnage remette sur la table tous les problèmes de sa vie,
c'est très intéressant et tellement bien mené.
J'ai aimé le coup de la panne, qui l'entraîne dans cette
descente (en enfer ?) dans la boue, chez le peuple, qui lui laisse
entendre (lui qui pensait toujours qu'il n'était pas compétent
sur les grandes questions de ce monde) que la dignité est également
partagée entre tous les hommes non esclaves, qui élaborent
leurs opinions, connaissent leurs droits et les défendent.
J'ai aimé aussi la fin, entre lui et Miss Kenton, la grandeur de
ce qu'ils se disent, à leur façon à eux.
Je ne connaissais pas cet auteur. J'ai très envie de lire d'autres
livres de lui. J'ouvre en grand.
Claire (à la lecture de cet avis tranmis)
Monique ne se souvient plus qu'elle a déjà lu (il y a 14
ans...) un autre livre de cet auteur, Un artiste du monde flottant,
qu'elle avait modérément aimé (elle peut lire son
avis oublié, tout comme le livre...)
Manon(avis
transmis)
Je suis depuis vraiment longtemps trop à mon goût
dans une période où je n'arrive pas à terminer les
livres par lesquels je ne sens pas happée dès les premières
pages... et Voix au chapitre me permet de vaincre cet abattement
oui on ne dirait pas comme ça, mais c'est bien un compliment !
Et donc Les Vestiges du jour fait bien partie de cette catégorie
de livres qui m'ont laissée sur le côté de la route...
J'avais tellement, mais tellement A-D-O-R-É le film que je me sens
terriblement déçue !
Bien sûr, j'y ai retrouvé cet atmosphère toute british,
pleine de sous-entendus, de retenue..., mais je pense que les deux personnages
du film étaient magnifiquement incarnés par les acteurs
et là, je me suis retrouvée seule face à ce pauvre
majordome et je me suis ennuyée à MOURIR !!
Je ne nie pas la qualité de l'écriture que je trouve d'une
élégance rare mais alors la narration... Bref j'en suis
arrivée à bout mais vraiment pour vous !
Je le ferme et je conseille le film en GRAND !
Monique L (avis transmis)
Un roman plein de retenue, de délicatesse, de nostalgie. L'atmosphère
est "so british", un peu précieuse. On y retrouve le
flegme anglais !
Sans que ce soit dit explicitement, on ressent la fin d'une époque
avec l'extinction progressive de l'aristocratie et la disparition des
grands domaines et des majordomes (et l'arrivée du nouveau propriétaire
américain).
Ce qui m'a surtout intéressée dans cette uvre, c'est
sa construction d'une extrême finesse en allers-retours successifs
entre passé et présent où le récit se dévoile
petit à petit, par petites touches à la manière d'un
impressionniste.
Ce récit semble aborder le monde par un côté anecdotique
et nous met face à ses bouleversements. Le contexte historique
est bien indiqué.
Comme il s'agit d'un monologue de Mr Stevens, l'auteur disparaît
et cela nous donne envie d'éclairer la lanterne de Mr Stevens qui
semble parfois bien naïf. C'est particulièrement le cas lorsqu'est
évoquée la montée du nazisme.
Il y a des épisodes pleins d'humour, par exemple lorsque pour s'adapter
au changement, le vieux majordome s'essaie au badinage. D'autres bouleversants
(la rencontre dans le salon de thé puis le départ de Miss
Kenton). C'est un roman mélancolique et parfois triste surtout
lorsqu'il refuse l'amour de Miss Kenton. Quelques longueurs sur les considérations
de Mr Stevens quant à la "dignité".
La langue est merveilleuse, somptueuse, envoûtante, pleine de charme
de finesse et de subtilité. J'ouvre aux ¾.
Henri (avis transmis)
J'ai bien aimé Les vestiges du jour, du point de vue de
la construction et du style. Jai préféré cette
approche à celle de Vuillard,
toute en nuance et pourtant en décalage avec le réalisme
politique quexigeaient les événements. Par contre,
je me suis interrogé sur lintention de lauteur concernant
le discours sur la "grandeur" du majordome : était-ce
du premier ou du second degré très British ?...
Jacqueline
ou
Je l'ai lu il y a longtemps et j'en avais un souvenir extraordinaire.
Cet homme qui se souvient des événements lointains qui lui
étaient passés au-dessus de la tête. Quand je me suis
plongée dedans, j'ai eu du mal à supporter le ton. C'est
un très bon écrivain, il vend bien le ton. J'étais
un peu plus au fait de l'histoire politique, mais à la relecture
j'ai trouvé ça long et pénible. Surtout que je connaissais
la fin. Mais c'est un livre remarquable. Je ne sais pas du tout comment
l'ouvrir : en grand par rapport à mes souvenirs et au travail de
l'écrivain ou à moitié par rapport à mon sentiment
de pénibilité.
Catherine
J'ai beaucoup aimé ce livre, qui est le premier que j'ai lu de
cet auteur. J'ai aimé à la fois le style, l'ambiance, la
plongée dans l'Angleterre d'entre deux guerres, l'histoire.
Il ne s'y passe pas grand-chose ; c'est un long monologue du narrateur,
un majordome anglais, un butler. Au-delà du côté folklorique,
on y trouve à la fois la peinture d'une époque, et la transition
avec une autre (l'achat de la maison avec un riche Américain),
des références historiques qui font écho au livre
précédent de Vuillard
(on retrouve Lord Halifax et les compromissions avec les nazis), des réflexions
du narrateur sur l'honneur, la dignité, le sacrifice, l'effacement
des sentiments et des idées personnels derrière une fonction,
le sens de sa vie entièrement dévouée à un
maître qui s'est fourvoyé - réflexions un peu éloignées
de nos préoccupations actuelles mais évoquées avec
beaucoup de subtilité. J'ai beaucoup aimé également
les descriptions de la campagne anglaise, les allers et retours entre
présent et passé, l'évocation en demi-teintes des
sentiments des deux héros, la nostalgie qui se dégage de
la fin du livre avec néanmoins une note d'espoir. Le style m'a
paru parfaitement adapté au sujet, subtil, fluide. Il y a des moments
drôles (la perplexité du majordome devant le badinage de
l'Américain et ses essais infructueux pour l'imiter, l'intendante
et le majordome qui communiquent par billets..) mais aussi glaçants
(la mort du père).
Je ne peux pas terminer en omettant le fait que ça m'a replongée
dans la série Downton
Abbey (avec aussi une histoire d'amour entre le butler et l'intendante).
Bref un grand plaisir de lecture, je l'ouvre aux ¾.
J'ai lu après Auprès
de moi toujours : ça n'a rien à voir, ce qui
est scotchant...
Annick A
Je suis d'accord avec toi Catherine. La dimension historique m'a intéressée.
J'ai aimé la façon dont est décrite l'évolution
du Comte. Ce qui m'a intéressée dans le personnage, c'est
la dénégation. Il a des sentiments, on commence à
les voir, mais il les a étouffés. C'est un personnage très
touchant dans sa façon de vouloir être fidèle, en
déniant sa propre façon de penser. Son travail lui permet
de lui donner des façons d'esquiver. La construction du livre,
avec des allers-retours, m'a beaucoup plu. Il y a des passages sur la
nature, complètement enchanteurs. J'y ai pris beaucoup de plaisir.
Il y a beaucoup d'humour. Je n'ai pas cru à la scène de
clôture de la conférence lorsque le Français accuse
de duperie l'Américain, "non
seulement de telles personnes sont humainement répugnantes, mais
dans la conjoncture actuelle, elles sont extrêmement dangereuses"
(p. 146). Ce n'est pas du tout un langage diplomatique.
J'ai trouvé la fin extrêmement poignante. De même,
la mort du père c'est dur, il trouve quelque chose à faire
parce qu'il ne veut pas voir son père mourir. La fin aussi, parce
que pendant son trajet cet homme a commencé à laisser tomber
ses défenses, mais tout s'écroule. Je l'ouvre en grand :
écriture somptueuse, structure bien ficelée. J'ai eu beaucoup
de plaisir quand je l'ai lu.
Lisa
J'ai adoré ce livre. Pourtant au début j'ai été
découragée par le personnage du majordome. Mais en fait
j'ai été très touchée par lui finalement :
c'est pathétique cet esclave d'un maître, de son rôle,
qui ne prend même pas le temps d'assister son père à
sa mort. Il justifie son aliénation.
J'ai eu l'impression d'être en Angleterre. L'évocation
m'a paru très réussie de ce pays, de ces paysages, de cette
époque.
(Geneviève qui connaît très bien cette Angleterre
opine du bonnet
)
La structure en va-et-vient passé/présent m'a beaucoup plu.
Il y a beaucoup de moments drôles : l'apprentissage du badinage
par exemple. Et il y a beaucoup de choses intéressantes ;
et cela pourrait s'appliquer à d'autres périodes. J'ouvre
en grand.
Annick L
J'avais beaucoup aimé le film dont je me souvenais bien et cela
m'a permis d'incarner très vite les deux personnages. Mais j'ai
eu un peu de mal à entrer dans le roman. Tout est tellement froid
et compassé...
Les autres
Il est anglais.
Annick L
Enfin... il y a une imprégnation de cette culture. Au début
c'est tombé à plat. Et puis c'est magnifiquement écrit,
ça se complexifie. Les retours sur ses illusions, etc., plus ça
allait, plus j'ai trouvé ça passionnant. J'étais
mal face à cet homme, qui n'existe pas en dehors de son statut.
Et ce jusqu'à la fin. Au début j'étais exaspérée,
puis je l'ai trouvé pathétique. À la fin j'avais
les larmes aux yeux. Il ne dit rien.
Annick A
Il se le dit à lui-même, c'est déjà bien.
Annick L
Et puis je me suis laissée prendre à la beauté de
cette évocation des paysages un vrai plaisir littéraire
à la subtilité psychologique et sociale de ses analyses.
Quel écrivain ! D'ailleurs j'ai été surprise
qu'un auteur d'origine japonaise puisse écrire un roman aussi british
: l restitue de façon remarquable ce monde révolu
d'une aristocratie encore assurée de ses privilèges, et
de cette vie provinciale où rien ne semble évoluer. Comme
s'il en était imprégné !
J'ai eu un rapport ambivalent au personnage du narrateur : je ressentais
un malaise face à cet homme qui n'existe pas en-dehors de sa fonction
de majordome. Au début j'étais exaspérée,
et peu à peu, au fil de son retour sur lui-même et sur ses
illusions passées, je l'ai trouvé plus attachant, et même
pathétique à la fin, lors de sa dernière rencontre
avec Emma... quel gâchis humain ! Ce majordome a dédié
sa vie à un maître, un aristocrate, qui s'est fourvoyé.
Et il doit finalement admettre que son maître s'est fourvoyé.
Ce qui est bien montré c'est jusqu'où peut conduire cette
capacité d'aliénation du personnage, jusqu'à obéir
à des ordres révoltants, lorsqu'il doit mettre à
la porte les servantes juives.
C'est vraiment un roman d'une grande richesse, y compris dans sa portée
historique sur les impasses idéologiques dans lesquelles certains
hommes politiques anglais se sont enferrés, en pactisant avec les
nazis. J'ouvre en grand.
Rozenn
Je l'ouvre en grand pour toutes les raisons que vous avez indiquées.
Ça a l'air simple, mais il y a beaucoup de niveaux qui s'ajoutent.
Quand il parle de badinage à la fin, il dit que c'est la chaleur
humaine. Il comprend que sa rigidité l'empêche d'être
avec les autres. On voit son père, son enfance, son milieu social,
brièvement et suffisamment. Il est fascinant et tellement humain !
C'est le reflet des conventions anglaises.
Annick A
Dans le film on voit plus son désir.
Rozenn
Oui ! La scène avec les mains ! Je l'ai revue cet après-midi.
J'ai mis avec les sous-titres de la réalisatrice, pendant le film
c'était insupportable
Denis
Je me demande quel genre de couple ils auraient pu faire ! (Rires)
Je me suis efforcé de prendre le point de vue du professionnel,
dont Stevens se réclame tout au long du livre. Il accorde une grande
importance à des choses qui nous paraissent futiles. Il y a des
professionnels qui se donnent à fond, mais pour des gros enjeux
en général. On en voit chez les cadres techniques de haut
niveau dans l'industrie. Là c'est dérisoire ! Il est
touchant, mais on a envie de le secouer. Cette manière de décrire
un monde par le tout petit bout de la lorgnette, c'est intéressant ;
et le dérisoire ne l'est peut-être pas tant que ça.
On le juge avec nos yeux modernes, mais on peut le voir comme un métier
d'art, qui vise la perfection. C'est un tour de force d'arriver à
décrire de grandes relations diplomatiques par ce point de vue.
J'ai pensé à Swift, avec les Instructions
aux domestiques c'est l'inverse ! Il montre "comment
les Serviteurs peuvent et doivent désobéir, confondre, tromper,
ridiculiser, escroquer, couvrir de honte et humilier leurs Maîtres".
Les serviteurs et domestiques sont des figures importantes de la littérature.
Diderot... J'ai trouvé le livre d'Ishiguro formidable, j'ouvre
en grand.
Annick L
Il y a un moment où il se fait presque passer pour un Lord auprès
des petites gens, c'est intéressant.
Denis
Son univers habituel, c'est la maison où tout est sous contrôle.
Et voilà qu'il en sort et rencontre des gens ordinaires. C'est
un monument, ce livre.
Rozenn
À la fin du livre, on apprend qu'il reste parfois des heures debout,
c'est atroce.
Geneviève
Je l'ai lu en VO. À l'époque je l'avais lu en français.
Au début, j'ai eu un sentiment d'agacement, avec ce "one"
à chaque début de phrase, pour ne pas dire "je".
Mais en fait, c'est une totale adéquation entre le style et ce
qui est dit. Il y a deux occasions où il est débordé
par son émotion : son père meurt et Miss Kenton part
: dans les deux cas il ne se rend pas compte qu'il pleure et c'est son
employeur dans un cas, le filleul dans l'autre cas, qui perçoivent
son malaise et lui demandent s'il va bien. J'ai fait une étude
sur la traduction du Club des cinq : en anglais on ne décrit
pas les sentiments du personnage mais ses manifestations physiques (visage
défait par exemple), en français on explicite les émotions
(il est triste, il est inquiet). J'aime retrouver l'Angleterre, rien ne
change depuis que je suis petite ; j'ai un ami qui ressemble au personnage
dans cette recherche de perfection au détriment des relations humaines.
C'est un monde qui n'a rien de dérisoire, tout doit être
conforme à un ordre parfait. Le Lord et le majordome font les mauvais
choix par sens de l'honneur. Ce qui compte c'est la fidélité
à ce qu'on considère comme "bien" ou en anglais
"proper". La description de la campagne, là aussi dans
son harmonie parfaite, est extrêmement juste. Né Japonais,
il a réussi à sentir l'essence des Anglais. Dans la
préface, Salman Rushdie parle d'englishness. C'était
vraiment bien de voir le film.
Claire
"J'ouvre en grand". Comme tu disais Denis, c'est un monument.
Tu parlais d'enchantement Annick, je te suis, le mot qui m'est
venu est délices : délices de l'écriture.
Je suis d'ailleurs étonnée de l'avis de Nathalie qui parle
du livre comme si c'était un documentaire, évoquant uniquement
le contenu, aucunement de l'écriture. Comme toi Annick, j'ai senti
une invraisemblance, y compris quand il fait croire qu'il est dans l'international :
mais c'est peccadille. Quant à moi, je me suis entièrement
identifiée à ce personnage
Ses valeurs semblent autres ?
Sa mission est magnifique et non dérisoire. Je me suis retrouvée
professionnellement parce que j'étais dans la fonction publique,
avec la notion de loyauté, de service (public) avec
pour limite un gouvernement fasciste et là, avec le
renvoi des Juives, il ne bronche pas
Par ailleurs, il n'est pas
seulement un serviteur, il est au sommet d'une certaine hiérarchie,
il a réussi.
J'ai beaucoup aimé l'alternance dans la structure. Et l'écriture,
avec ses circonvolutions, c'est subtil, raffiné. Ce qui manque
dans le film que j'ai aimé, c'est ce narrateur qui analyse, dans
l'intériorité duquel on entre et qui d'ailleurs s'adresse
à un vous, qui est-ce ?
Denis
Un autre majordome ?
Claire
On ne saura pas, mais j'attendais un coup de théâtre "énonciatif"
J'ai adoré la recherche de la définition d'un bon majordome
qui m'a rappelé notre difficulté à définir
ce qu'est un livre pour le groupe lecture...
La voiture est l'accessoire d'un changement d'identité, il n'a
plus le même rôle. Ishiguro aurait dit avoir voulu réaliser
une fable sur la colonisation : à tort ou à raison, le colonisé
garde un vague sentiment que son colon, lui, est, dans un domaine ou un
autre, supérieur ; la même relation se retrouverait entre
Stevens et lord Darlington, pour ainsi dire décrite de l'intérieur,
à l'insu même de l'intéressé, Stevens. Quant
à l'arrière-plan historique dramatique, c'est très
bien tissé.
Séverine
Je connaissais le film et cela m'a gênée. C'est très
anglais. Je ne pense pas que c'est un monde qui a changé tant que
cela. Je me projetais dans la campagne française. J'avais l'impression
qu'il était entré dans les ordres. Je trouve que les Anglais
et les Japonais se ressemblent sous un certain jour : ils sont ancrés
dans les traditions. N'est-ce pas un anti-héros ? J'ai adoré
l'histoire du tigre, très drôle. J'ouvre aux ¾ car
ma lecture a été gâchée par le film vu avant.
Rozenn
Mais c'est pas la faute du livre.
Séverine
Oui mais il y va de mon plaisir.
Rozenn
Je pense à Primo Levi qui dans un de ses livres installe un dialogue
avec un grutier.
Denis
Oui, c'est dans La
clé à molette. Levi était ingénieur
chimiste.
Geneviève
Je reviens au terme badiner qui ne correspond pas bien au verbe
to banter, qui signifie de façon châtiée blaguer.
Claire
Et le discours du Nobel
d'Ishiguro ? Extraordinaire !
Denis
Passionnant !
(Outre Downton
Abbey, plusieurs séries sont évoquées : Six
feet under, Grand
Hotel, Gosford
Park...)
Julius(du
nouveau groupe parisien dont les avis suivent)
J'ai beaucoup aimé ce roman. Et j'en suis bien content car cela
m'a réconcilié avec cet auteur dont j'avais lu Un
artiste du monde flottant, un livre que j'avais trouvé
profondément ennuyeux, sans grande consistance, et qui m'avait
surtout laissé un pénible arrière-goût de malaise.
Je me demandais alors quel était le dessein réel de l'auteur
qui mettait en scène, apparemment sans le détachement du
moindre regard critique, un narrateur pour le moins faisandé, sous
le personnage d'un peintre célèbre en son temps (les années
30), qui ne s'était pas opposé à la montée
du régime autoritaire et expansionniste japonais et qui se trouvait
confronté, après la défaite, à la nouvelle
société japonaise, tout en gardant la nostalgie de ses années
de jeunesse bien saumâtres
Un artiste du monde flottant
donc, référence au monde trouble des artistes et des quartiers
de plaisirs au 18e siècle au Japon. Un personnage que l'Histoire
aurait placé en porte-à-faux, finalement un peu apparenté
au Lord Darlington des Vestiges du jour. D'où l'on voit
que les mêmes thèmes, les mêmes obsessions, irriguent
peut-être toute l'uvre d'Ishiguro.
Dans Les vestiges du jour, j'ai d'abord apprécié
la qualité d'écriture, cette limpidité avec laquelle
l'auteur campe ce personnage de majordome entièrement incarné
dans sa fonction, lisse jusqu'à l'annihilation totale de toute
liberté d'action et aussi, et surtout, de toute liberté
de penser. Je vois un personnage qui évolue au sein d'une construction
qui ne tient que sur elle-même, à la condition expresse d'aller
toujours plus loin dans cette recherche de la perfection, dans cette fuite
en avant destinée à conjurer toute influence extérieure :
ne jamais donner prise à aucun événement, ne jamais
se rendre devant aucun jugement extérieur, ne jamais se laisser
infiltrer par aucune évolution de la société (voir
les passages sur le badinage, nouvel esprit du siècle), bref s'extraire
de l'écoulement du temps et du monde. Il y a de la règle
là-dedans, du régulier, du religieux, du monial
Fatalement,
le voyage de six jours dans la vraie vie devait porter un coup fatal à
ce système et c'est ce cheminement que je trouve passionnant et
admirablement mis en scène. De même que le personnage d'Un
artiste du monde flottant semble revenir à la vie après
un long passage en apnée, nous assistons au lent, très lent
déroulement (comme des feuilles se déroulent sur la tige)
des pensées de Stevens. Et le fait qu'il revienne à la vie
en se remémorant cet étrange et unique concubinage passionnel
(car leurs relations étaient rien moins que passionnelles) avec
Miss Kenton, seule femme qu'il ait pu un jour, peut-être, imaginer
comme femme et non simplement comme concept de femme, donne, à
mon sens, toute son épaisseur à ce roman-ci, épaisseur
qui manquait au roman précédent. C'est touchant et affligeant
à la fois, inquiétant et captivant : comment ce personnage
a-t-il pu déposer sa conscience au pied de ce qu'il a cru plus
grand que lui, à savoir son sacerdoce ? Et l'on se prend à
se demander aussi, par la même occasion, ce qu'il en fut pour Darlington
lui-même et ses prises de position politiques. On est bien ici dans
la dissection de l'âme humaine et c'est cela que je trouve excitant :
plutôt que les événements eux-mêmes (y compris
les grands événements de l'Histoire auxquels Ishiguro fait
expressément référence), plutôt que les événements
eux-mêmes donc, quels sont les moteurs intimes, les rouages psychologiques
qui concourent à la genèse des actions, des idées
et des comportements. "Mais
pourquoi faut-il que vous fassiez toujours semblant ?"
demande Miss Kenton (p. 212), question centrale, pierre angulaire
du roman
Il me semble qu'il y a aussi une différence importante entre les
deux livres, car je vois dans celui-ci une note d'espoir final. En effet,
même s'il a le cur brisé, il me semble bien que Stevens
a parcouru, au moins en pensée si ce n'est en action, son chemin
vers la Liberté. Tandis que dans Un artiste du monde flottant,
le personnage central reste sur l'idée implicite qu'il n'y a pas
d'autre vérité que celle de "malheur au vaincu"
et donc pas de morale.
A part cela, j'ai aussi apprécié les grands traits d'humour
qui traversent tout le roman, par exemple lorsque Stevens est chargé
d'initier le jeune Mr Cardinal aux "choses de la vie" alors
que, s'il y a bien quelque d'étranger à Stevens, ce sont
justement ces "choses de la vie", ou encore dans les reparties
de Miss Kenton, véritable allégorie de la vie, car la vie
triomphe toujours et de tout
En fait, elle n'a jamais cessé
d'essayer de le sauver, elle lui apportait des fleurs, elle le ramenait
à ses sentiments de fils, elle a tenté d'humaniser sa décision
lors du renvoi des jeunes servantes juives... Elle n'a pas démissionné,
non, mais finalement, sa démission aurait-elle changé quelque
chose ? N'était-elle pas plus utile à la vie en restant
sur place ? Je trouve qu'elle aussi a une mission, mais une mission
séculière.
Et pendant ce temps-là, la guerre passe et ceux-là la regardent
passer. Mais ils ne sont que des hannetons à courtes pattes. Pauvre
Mr Stevens qui se croit ministre des affaires étrangères
Et pourtant, humain, terriblement humain, petit dans sa petitesse... Isn't
it ;-)
J'ouvre grand, grand, grand
Audrey
La forme que prend le récit, ce journal d'un majordome, témoigne
du souci de cet homme d'écrire comme il vit, avec tenue, rigueur,
grande précision. Il s'exprime comme il travaille. Sans oublier
de détail.
Ce journal prend la forme d'un aller-retour entre le présent de
son voyage et le passé à Darlington Hall ; ces allers-retours
s'enchevêtrent de manière très fluide et très
réjouissante.
Le récit prend place à un moment de crise du métier,
changement de murs, diminution du personnel etc., et les descriptions
faites du métier détaillent le point de vue d'une exigence
extrême et quasi maladive de cet homme. Il nous est donné
de cerner partiellement les tâches qui incombent à Stevens
et de mesurer la recherche de perfection sous- jacente à ce travail.
Tout doit être à sa place. Au bon moment. En ordre. Propre.
On entre dans le monde d'un homme qui vit DANS et POUR le rangement, l'ordre,
l'efficacité, le service et la subordination. Jusqu'à la
disponibilité absolue de sa personne. J'aurais pu renommer ce livre
"Journal de la servitude volontaire". C'est intéressant
et complètement flippant. On suit un homme dévoué
corps et âme à sa tâche (la quasi entièreté
de ses pensées et actes y semblent consacrés). Jusqu'à
parler de son père et à son père âgé
et souffrant sans affect, tel qu'il parlerait à un simple employé
et à la 3e personne, p. 95 : "Sa
Seigneurie considère et je partage son avis, que si on laisse père
continuer à s'acquitter de la liste actuelle de ses obligations,
il constituera une menace permanente au fonctionnement de cette maison
"
Puis, au moment de la mort de son père, il ira jusqu'à décrire
son attitude de contrôle absolu de sa personne pour continuer à
servir son maître comme un "triomphe" (p. 160).
Le symbole du métier de majordome n'est pas anodin, on ne suit
pas un boulanger, un cordonnier ou un philosophe, on suit un homme au
service d'un autre. Le service/travail est au-dessus de tout. J'y vois
un profond enfermement, une barricade face aux émotions, et à
tout ce que la vie offre autour, d'échanges, de rencontres, de
plaisirs, etc. Et pourtant, le récit est le témoignage d'une
indéniable ouverture puisqu'il :
- est une adresse à quelqu'un : Stevens se raconte
- relate un premier voyage donc une ouverture sur autre chose et, par
ailleurs, une nouveauté
- révèle une capacité à prendre du plaisir,
à simplement admirer des paysages, ressentir/écouter/s'écouter
- démontre la capacité à s'intéresser à
d'autres, s'interroger sur les autres - et en particulier à Miss
Kenton, à témoigner de l'amitié, etc.
- et puis, c'est un homme qui lit et qui lit aussi des romans d'amour !
Aussi voit-on percer un homme sensible qui ne se laisse pas de place pour
vivre. Stevens a été élevé par un père
que l'on devine semblable au moins dans son rapport au travail. Mais on
assiste dans le récit de cette partie de sa vie à une phase
de sa vie où ses émotions le rattrapent et s'imposent à
lui. On y rencontre un homme capable d'attention (alors qu'il a été
capable de participer activement, et sans exprimer aucune critique, au
licenciement de femmes de chambres juives) et un homme probablement amoureux.
Il m'a fallu vraiment du recul et du temps pour lire dans ce roman un
roman d'amour, tant le narrateur lui-même semble incapable de se
considérer comme un homme qui aime ou qui pourrait s'autoriser
et envisager l'amour. Le récit que nous livre Stevens ne serait-il
pas le roman d'amour qu'il aurait aimé lire ?
Miss Kenton et Stevens s'aiment, et je l'ai compris tardivement. Mais
Stevens ne peut pas même envisager cette histoire. Même lorsque
Miss Kenton évoque l'homme avec lequel elle va partir comme quelqu'un
qui voit en Stevens un modèle, lorsqu'il soupçonne qu'elle
pleure à l'annonce de son départ, lorsqu'elle le prévient
de son choix avant qu'elle ne le fasse réellement, lui écrit
des années durant. Stevens y lit-il de l'amour ? Ou doit-il
attendre cette dernière déclaration, lorsqu'elle lui révèle
au final qu'elle repense "à
la vie qu'elle aurait pu avoir avec lui" (p. 329).
En tout cas, il devine ses larmes les jours de l'annonce de son départ,
il lit ses lettres avec un attention digne de sa minutie maladive, espère
son retour qu'il cache derrière le prétexte d'une cause
professionnelle, et s'inquiète infiniment pour elle. L'amour enfoui
en somme.
J'ouvre ce livre aux ¾.
Valérie
Il fait un voyage pour Miss Kenton. Il pense qu'il va pouvoir vivre cette
histoire
Il sent aussi qu'il va se prendre "un râteau"
Audrey
S'en rend-il compte ? J'étais comme lui
Je n'ai pas
vu qu'il tombait amoureux de Miss Kenton. Est-ce qu'il peut s'avouer qu'il
l'aime ?
Anne
Peut-être qu'il en prend conscience à ce moment-là ?
Une fois que son père est mort, il s'autorise à avoir des
sentiments pour une femme.
Nathalie
Mais le père est mort il y a 20 ans.
Anne
On s'en fiche, c'est l'histoire ! En fait, cet homme est très
intelligent !
Valérie
Il s'est retenu de lui avouer son amour pour deux choses : parce
qu'il a un côté très anglais, un côté
lissé et de son côté il lui est impossible de franchir
le pas.
François
Vous avez vu la série The
Crown ? Ils sont comme le majordome dans ce livre.
En fait, lequel d'entre nous ne se sent-il pas contraint par l'image qu'il
donne de lui ? Jusqu'à quel point, la vie ne nous force-t-elle
pas à jouer des personnages ?
Valérie
Ce côté est quand même très british ! Ne
croyez-vous pas qu'il y une différence entre un Anglais et un habitant
du Sud de l'Europe ? Regardez entre un Anglais et un Japonais à
quel point ces personnes ne laissent paraître aucune expression.
Son attitude, elle est quand même culturelle, vous ne trouvez pas ?
François
C'est un roman très complexe, ensorcelant, qui rappelle The
Servant de Joseph Losey. Il y a beaucoup de romans qui parlent
de maîtres et de valets
Anne
Là, il n'y a aucune perversion. Cela montre jusqu'où peut
aller l'identification de celui qui accomplit un service au maître
qu'il sert ! Il va essayer de trouver le ton juste. Il avait l'habitude
de servir son ancien maître. Là, avec le nouveau maître,
les codes culturels changent.
Toute cette histoire autour de l'argenterie
On est tous dans les
détails, non ? Et on s'empêtre durant une grande partie
de sa vie à cause du diable qui s'y niche, non ?
Françoise H
J'ai trouvé cela d'un ennui terrible !! Où veut-il
en venir ? Audrey a dit qu'il était obsédé par
la place des objets, mais il est surtout obsédé par sa place
à lui. Il n'a de cesse de remplir sa fonction. Avec un complexe
d'infériorité. Par exemple il a visiblement servi un homme
vers lequel convergeaient des ambassadeurs d'Europe d'avant-guerre et
il s'identifie beaucoup à ce milieu. Quand on pense aux gens, à
nous, à comment on fait notre métier, on s'impose des règles.
Pour la plupart d'entre nous, on utilise beaucoup de notre énergie
à vouloir réaliser ce qui paraît convenir à
la fonction que l'on occupe. J'imagine que quand on est mère, on
doit s'inscrire à la place de mère qui nous est assignée.
C'est le seul profit que j'en tire.
Martine
Moi je trouve que c'est un livre sur la dignité. Cet homme, il
théorise tellement son devoir. Il n y a pas de différence
entre l'individu et le professionnel. Il n'a plus de liberté !
Cela peut conduire à des catastrophes. D'ailleurs, cela amène
à une catastrophe. Vous vous rappelez son attitude vis-à-vis
des bonnes juives qui sont renvoyées ? Il laisse faire son
maître. C'est un livre sur le déni. C'est ainsi qu'agissent
les personnes qui ne veulent pas observer ce qui se passe. Elles sont
bien dans leur petite vie et cela produit des catastrophes ! Là,
le mécanisme est bien décrit par Ishiguro.
C'est intéressant quand le majordome tombe en panne, cela crée
des brèches. D'ailleurs à la fin, il dit qu'il va badiner.
"Le badinage est clé
de l'humanité" écrit Ishiguro.
François
C'est un leitmotiv, le badinage. Son discours est toujours formaté.
Il compte même le nombre de pas ! Cet homme, il est à
la recherche du ton, de la distance qui convient. Il est en train de remettre
en question sa vie. Il est confronté au dehors lui qui a passé
trente ou quarante ans dans ce manoir. Il a été enfermé
dans son personnage. Cette vie si bien réglée est le cadre
d'une grande tristesse. Il a une pulsion de mort très forte, cet
homme. Le badinage est la clé de la vie. Il ne sait comment se
détendre
Et puis, comment être là sans être
absent ni être trop présent ? C'est fabuleux quand il
rencontre ce personnage assis sur le banc. C'est son double ? Le
livre fait une boucle avec le début qui commence par une réflexion
sur le badinage.
En même temps, cette petite histoire rappelle la grande Histoire.
Il rencontre tout le gratin qui finit par se mettre d'accord pour pactiser
avec Hitler. Son maître est "pro-allemand" et lui, il
dit qu'il fait profession "d'incuriosité". Les relations
avec l'intendante sont très intéressantes. La romance ne
m'a pas du tout intéressé, mais Ishiguro écrit cette
histoire comme un intermède musical. C'est à la fois pathétique
et sourd. C'est remarquablement subtil, la manière dont les souvenirs
reviennent et s'entremêlent avec le voyage qu'il fait dans la campagne
anglaise ! Le roman est très bien agencé. C'est une
ballade entre la vie et la mort. On entend battre le temps.
Nathalie B
Oui, la musique donne à voir des sentiments qu'on n'exprime pas.
François
C'est un grand romancier. Le propre d'un grand romancier c'est qu'on peut
toujours se retrouver dans une histoire qui n'est pas la sienne. Je l'ouvre
en grand.
Anne
C'est un personnage extrêmement émouvant. Je me suis dit
: "Est-ce que ça va continuer toujours comme ça ?".
C'est un obsessionnel, cet homme. Il est dans la dénégation
du sentiment, il est dans l'isolement. Il est pris par sa loyauté
vis-à-vis de son maître et il ne peut aimer quelqu'un d'autre.
En même temps, cet homme est caparaçonné et il est
d'une sensibilité musicale. Il est toujours en train de tordre
sa sensibilité. Il est à la fois un majordome et une mère :
il se sacrifie pour que se réalise le souhait de celui qu'il sert
Il est obsédé par le fait de servir l'autre. Mais il y a
une intrigue, il y a un conflit intérieur : il n'a pas de
femme. On sent qu'il va se passer quelque chose
Nathalie B
J'avais vu le
film et il est difficile de ne pas penser à Anthony Hopkins
et Emma Thompson. J'ai adoré ce livre dès le départ.
Je l'ai lu en deux jours. Cet homme est rempli d'humanité. Il est
sensible, il est cadenassé par sa mission, par son rôle,
il a une forte morale, une grande éthique, il pense que tout est
affaire de dignité. Cela nous interroge sur la définition
que l'on donne à ce mot. On s'aperçoit qu'on a des définitions
différentes. Au moment de la mort de son père, il se conduit
encore comme un majordome !
Anne
Le capitaine ne lâche pas la barre
Nathalie B
En fait, il pleure aussi pendant les derniers instants de son père.
Il y a aussi un autre moment où il s'effondre, c'est quand il apprend
que Miss Kenton a le cur pris. On peut être triste pour lui.
Il a donné le meilleur de lui-même pendant toutes ces années
passées au manoir et il apprend cette nouvelle. Toute la question
est "Qu'est-ce qu'on
veut faire de notre vie ?". C'est aussi la question
que je me pose en ce moment au travail.
En même temps, il a un peu desserré l'étreinte professionnelle
par la force des choses : il n'a plus autant de personnel à
gérer et il a changé de maître. Celui-ci est un sympathisant
nazi : Ishiguro, c'est un grand auteur parce qu'il nous le rend sympathique !
On sent aussi que le majordome change d'époque : avec l'arrivée
du maître américain, les valeurs changent. Mais en fin de
compte, les rapports maître/serviteur perdurent.
Je n'ai pas trop senti le rapport avec la mort.
J'ouvre le livre en grand. (Nathalie lit deux
passages des Vestiges du jour.)
Ana-Cristina
J'ouvre aussi le livre en grand mais je ne l'ai pas adoré. Ce n'est
pas un très très grand livre. Ce n'est pas pour moi le grand
auteur que j'espérais : j'ai lu Auprès
de moi toujours et cette lecture a été très
difficile.
Je suis mal à l'aise avec ce livre car j'avais vu le
film de James Ivory et je n'ai pas réussi à me créer
mon propre majordome, j'avais la voix du film en tête. J'ai donc
lu ce livre à trois, James Ivory, Ishiguro et ma lecture, tant
bien que mal. J'ai lu le livre de l'interprétation d'un livre finalement.
A la fin du livre je me suis dit que je lisais ce livre avec ma vison
de la vie, Ivory aussi et Ishiguro aussi. Ishiguro parle de lui-même,
il secoue son bonhomme. En fait Stevens il a vécu sa vie, je me
suis dit que je ne pouvais pas le juger, il a vécu sans doute ce
qu'il avait envie de vivre. Entre ses quatre murs. Ishiguro nous dit que
penser par soi-même est la condition sine qua non pour une vie heureuse :
dans la rencontre au moment de la panne, Ishiguro loue la parole libre.
Françoise H
Pendant ce repas de la panne, il n'est pas dans la dissimulation, il est
dans la représentation.
Nathalie B
Il cherche à satisfaire ses hôtes : ceux de son maître
quand ils lui posent leurs questions humiliantes (auxquelles peu pourraient
répondre, d'ailleurs) pour démontrer l'ignorance du peuple
à travers la sienne, mais aussi pendant le repas de la panne, il
satisfait ses hôtes pour lesquels il est un invité d'honneur.
Ana-Cristina
Quand Stevens rencontre des personnes lors de la panne ou sur la jetée,
il s'est déjà exprimé ; la parole n'était
pas présente de la même manière avant le voyage.
Françoise H
Tu y vois le récit d'une émancipation ?
Ana-Cristina
Non, c'est plus subtil que ça, c'est un récit entre deux
périodes. Il y a là une rupture.
François
Il parle du moyeu du monde. Stevens a le sentiment d'avoir été
dans la roue de l'Histoire, mais ce n'est pas un roman psychologique,
ni un roman sec. Le personnage prend de l'épaisseur, de l'humanité.
Valérie
J'avais lu Quand
nous étions orphelins, une quête d'identité
qui m'a beaucoup touchée. Là, ça ne m'intéressait
pas. La question des qualités d'un bon majordome, ne m'intéressait
pas. Je me suis consacrée exclusivement à l'histoire d'amour
qu'il n'a pas vécu.
Il y a des choses très gênantes sur la personnalité
de son maître. Je comprends qu'il s'est suicidé.
Nathalie B
J'ai été choqué par le passage où on teste
Stevens pour prouver que le "peuple" ne sait rien. Est-ce qu'il
comprend cette humiliation ?
François
Si, sa servitude va jusque là.
Valérie
Quand les deux femmes juives sont virées, Miss Kenton exprime son
désaccord mais pas lui. Autre exemple, quand il tombe en panne,
il accepte le quiproquo jusqu'au lendemain. On sait qu'il a un raffinement,
il donne le change. Il y a un côté admirable dans la maîtrise
des émotions. Quand il raconte son rapport à Miss Kenton :
c'est le jeu du chat et de la souris. Là, je commence un autre
livre de l'auteur, L'inconsolé.
François
Le discours du prix Nobel
d'Ishiguro est magnifique. Il témoigne d'une immense ouverture.
Valérie
On sent une immense retenue, que j'associe aux Anglais et aux Japonais.
François
Il a construit un Japon imaginaire, après l'avoir quitté
à l'âge de 5 ans.
Synthèse des avis du groupe
breton rédigée par Yolaine (suivie
de 3 avis)
½ :
Suzanne
¾ :
Annie, Marie-Odile, Marie-Thé
:
Chantal, Claude, Édith,
Yolaine
Certaines ont trouvé des points communs entre ce roman et celui
d'Éric Vuillard (réunis par le hasard du calendrier), et
tout dabord le contexte historique, même si la fresque évoquée
par Ishiguro est plus large et va de 1923 à 1956.
La tragédie de lhistoire est à la fois la toile de
fond et ne fait
irruption que de façon fugitive ou masquée. La description
de laristocratie, manoirs et paysages de la campagne anglaise, donne
un charme très particulier à ce monde révolu.
La vision du film adapté de ce roman, très réussi
et très fidèle au texte dIshiguro, a parfois gêné
la lecture.
La discussion sest surtout attachée à la personnalité
du héros, le majordome Stevens, qui en a énervé plus
dune par sa servilité, sa rigidité, son côté
cornélien ou pathétique aussi quand il est confronté
à lhumiliation dans cette vieille Angleterre qui méprise
les "inférieurs". La différence de perception
de cet homme très ennuyeux qui dans un dernier voyage nostalgique
continue à passer à côté de sa vie a suscité
agacement ou au contraire émotion.
Le style très recherché, précieux et précis,
la construction magistrale, les descriptions géographiques et les
portraits très crédibles des personnages principaux rendent
la lecture savoureuse.
Un très beau roman où il ne se passe rien mais qui nous
a presque toutes envoûtées par la subtilité de lécriture.
Marie-Odile (du groupe breton)
J'ai trouvé ce livre agréable dans sa composition, délicat
dans son expression et intéressant dans son contenu.
L'alternance du récit de voyage (description de la campagne et
des auberges anglaises, rencontres imprévues, personnages pittoresques)
avec les moments marquants du passé, l'imbrication de la vie privée
et de la vie professionnelle, m'ont évité toute monotonie.
Stevens s'exprime toujours de façon extrêmement "distinguée",
dans le récit comme dans les dialogues, même pour parler
de choses insignifiantes. En accord avec ce style, ses réflexions,
son questionnement m'ont paru parfois excessivement raffinés qu'il
s'agisse de définir le "grand" majordome ou de traduire
sa relation avec Miss Kenton. A l'opposé, son attitude professionnelle
ne fait l'objet d'aucune nuance. Elle est dictée par un stoïcisme
à toute épreuve, une ab-négation totale, un sens
du devoir imperturbable, qu'il s'agisse de la mort de son père
ou de l'annonce de son mariage par Miss Kenton. Aucune place pour la dimension
privée de l'individu, ses sentiments, son sens critique comme par
exemple lors du renvoi des deux femmes de chambre juives. J'ai pensé
au fanatisme et à son caractère immuable, au héros
cornélien et à son sens de l'honneur, à Vatel se
donnant la mort à Chantilly... Et j'aurais aimé parfois
comme le dit Miss Kenton qu'il cesse de "faire semblant".
J'ai souri parfois de la naïveté avec laquelle Stevens s'exerce
au badinage, entretient son aptitude à la langue anglaise par des
lectures sentimentales, tente d'initier un jeune fiancé aux choses
de la vie. J'ai noté qu'il n'hésite pas à prétendre
qu'il n'était pas au service de Darlington (fidélité
ou trahison?) et que chez les Taylor il laisse croire à son implication
dans la politique étrangère (petit mensonge involontaire)...
Je trouve que le contexte historique évoqué discrètement
mais régulièrement donne une épaisseur tragique au
récit. Les rétrospectives montrent bien le passage du souci
d'apaisement de Darlington, à la compromission lorsqu'il reçoit
Ribbentrop. Les personnages de L'Ordre
du jour sont vus ici sous un autre angle, mais personne ne peut
ignorer leur caractère redoutable.
La démonstration du mal-fondé de la démocratie et
du suffrage universel m'a paru pathétique.
La relation Stevens/Miss Kenton a le charme nostalgique de ce qui aurait
pu mais n'a pas eu lieu. Et lorsque le narrateur dit qu'il a tout donné
et qu'il ne lui reste rien, j'ai pensé à ce non advenu.
Le titre mène aux belles pages sur le soir, du jour ou de la vie,
meilleur moment lorsque le travail est accompli et qu'il convient de prendre
du plaisir. Mais malgré la nostalgie, le souhait final de Stevens
est de se remettre au service de Farraday "avec un zèle renouvelé".
On ne se refait pas !
En fait, tout au long
de ma lecture, j'ai éprouvé un certain agacement face à
ce personnage qui s'interroge beaucoup, se justifie éventuellement
mais n'évolue pas.
Ce roman est pour moi en rapport avec la fin d'un monde : les Américains
remplacent les Anglais, la pâte à récurer n'est plus
ce qu'elle était, les domestiques sont moins nombreux, Harry Smith
ose penser que la dignité n'est pas le privilège des aristocrates
et de ceux qui gravitent autour...
J'ouvre aux ¾ ce roman qui a le charme de l'ancien.
Chantal
Un roman à "savourer" avec grand plaisir : construction
magistrale, style léché ; tout le récit semble
immobile, et pourtant j'ai avancé, jusqu'au bout, attendant un
dénouement... qui n'est pas venu ! J'ai passé le temps
de ma lecture en m'énervant contre ce personnage du majordome,
ayant l'envie de le "secouer", de lui rappeler qu'il y a une
Vraie Vie !
En 6 jours que dure son "voyage", ce personnage nous évoque
toute la période après-guerre 14-18 jusqu'à l'après-guerre
39-45, avec des rencontres de grands personnages politiques qui décident
du sort du monde, et qui "croisent" les rencontres du livre
d'Éric Vuillard, mais au Royaume-Uni cette fois. J'ai regretté
de ne pouvoir mettre des noms sur certains personnages historiques, mais
tel n'était pas le but de l'auteur, et puis... ne sont-ils pas
interchangeables ?
Ce que j'ai adoré, c'est la façon dont le personnage du
majordome est décrit, décortiqué dans toute la complexité
de sa psychologie, l'influence du déterminisme social qui fait
qu'à la Place qu'il occupe, sa fonction prime sur tout le reste,
l'empêchant d'avoir une vie privée, une Vraie Vie !
À travers le détail minutieux de ses interrogations, de
ses introspections, à travers la subtilité des nuances qu'utilise
l'auteur, le lecteur s'agace, le lecteur rit, le lecteur est en empathie
ou plus loin dans le rejet... tout cela avec une écriture fine,
précise, apprêtée, précieuse, quel plaisir
de lecture !
Donc ouvert en entier.
Édith
Je viens de terminer le livre. Bonheur de lecture. Et pourtant, j'ai commencé
la lecture il y a deux jours avec le sentiment de m'acquitter d'un "devoir".
Ce premier chapitre, le "prologue", m'irritait je
pensais "quel bavardage !" , ne prenait pas
sens pour moi et désir venait de laisser là le Majordome
à ses états d'âme !
Je viens de relire ce prologue une fois terminée la lecture du
dernier chapitre "Sixième Jour" : les dernières
lignes du dernier chapitre et tout ce qui est dit à propos du badinage
font écho au prologue
Puis je décide encore
une fois ! de parcourir le dernier chapitre. Vraiment
c'est moi qui deviens "verbeuse". En fait, les pages concernant
la jetée et les illuminations qui surgissent à la fin du
jour, occasionnant chez les promeneurs désir d'échange sur
un mode badin, résument bien les deux pôles du livre.
Deux mondes et ce voyage fortuit (hors des murs de la propriété)
presque initiatique pour Stevens et la découverte que simplement
les choses peuvent se dire. Badinage qu'il ne connaît pas
qui l'intrigue et pour le lecteur (moi) fait sentir toute la subtilité
des situations vécues par Stevens et ses collègue dans un
mode retenu non dit, MAIS si absent de soi
.
Il en va ainsi dans plus de 300 pages de dialogues extrêmement retenus,
circonstanciés, hors conflit visible, avec des codes d'échanges
appris et acceptés par les protagonistes, tout en pudeur, en non
dit, en silences embarrassés parfois (l'émotion affleure),
en rupture de contact, tout en politesse, mais sans retour ni analyse.
Pour aucun des personnages.
Et puis vient la rencontre au 6e jour avec son "béguin",
Miss Kenton, et un éclaircissement pour chacun des deux :
mais rien ne changera
La scène de rencontre des deux personnages
Mr. Stevens et Miss Kenton, devenue Mrs Benn, est un modèle du
non dit ou plutôt de l'aveu
Miss Kenton a eu désir
de lien avec le majordome Stevens : "Quand
j'ai quitté Darlington Hall, il y a bien des années, je
n'avais pas conscience d'être réellement, vraiment en train
de partir. Je crois que je prenais ça pour une de mes ruses, Mr.
Stevens, destinées à vous contrarier. J'ai eu une mauvaise
surprise quand je me suis retrouvée ici, mariée. Pendant
longtemps j'ai été très malheureuse (
) On passe
tellement de temps avec quelqu'un (
) et oui, Mr. Stevens, j'ai appris
à l'aimer. (
) des moments de grande tristesse (
) on
se met à penser à une vie différente, à la
vie meilleure qu'on aurait pu avoir. Par exemple
je me mets à penser à la vie que j'aurais pu avoir avec
vous." (p.
328-329). Il pensait cette dernière malheureuse en ménage
Ce dialogue apporte, pour mon bonheur de lectrice, deux visions parallèles.
Il y a eu béguin réciproque, mais impossible à dire
et se vivre dans l'espace clos et tellement normé de Darlington
Hall.
DEVOIR ! FIERTÉ de servir
Et je pourrais continuer à
écrire toute la "jubilation" ressentie de la construction
du récit de sa progression et même de son "suspense"
J'ai été très touchée aussi par la personnalité
du père de Stevens, avec un touchant et tragique récit factuel
de sa mort. Mais un père dont vient une transmission forte et indélébile,
voilà bien là l'affaire. Voilà peut-être le
malheur de Stevens ?
La crainte de Stevens d'avoir vécu hors monde est suggérée
au dernier chapitre.
L'importance du nom des lieux traversés par Stevens, en autant
de chapitre découpés en journées, et leurs diverses
"aventures", est une découverte pour le voyageur de son
propre pays.
Je souligne que je n'oublie pas ce qui fait largement matière au
livre, c'est-à-dire la trame historique des rencontres politiques,
tant après la première guerre que la seconde, puis le désarroi
sur le retournement des situations
Je pourrais tout autant dire
le plaisir de lecture éprouvée par la subtilité des
mises en scène, lors des rencontres politiques, le jeu des influences
le rapport à la grande histoire
Mais je préfère
évoquer l'autre histoire, la petite, celle des êtres de devoir,
morts à leurs émotions (au non dit plus précisément),
dans une société anglaise qui perdure. Si je traduis le
titre en anglais, The remains of the day, cela donne Vestiges
les restes ?
Vestiges du jour... la fin du jour... une fin de
la journée, la fin d'une vie : "mon
pote. Tenez, vous voulez mon mouchoir ?", etc. :
savoureuse trivialité des échanges dans le dernier chapitre
Stevens ému et puis le conseil de cet inconnu : "votre
attitude n'est pas la bonne, vous savez. Arrêtez de regarder tout
le temps en arrière (...) Il faut que vous preniez du plaisir.
Le soir, c'est la meilleure
partie du jour."
Grand ouvert.
Marie-Thé
J'ai aimé cheminer avec le vieux majordome peu sympathique, à
travers une campagne anglaise qui tout simplement me rend heureuse...
Inoubliable Stevens, déjà rencontré il y a quelques
années. Comment ne pas se souvenir de ce personnage droit, perfectionniste,
à la grande conscience professionnelle, "vieux garçon",
très "british", chez qui tout est programmé, maîtrisé,
calculé, analysé... A Darlington Hall, l'âme des lieux,
avec Lord Darlington. Et puis : "J'ai
eu le privilège, monsieur, de voir en ces murs, au fil des années,
ce que l'Angleterre a de meilleur". J'ai été
et suis toujours sensible à cette atmosphère "vieille
Angleterre".
Je retiendrai encore la froideur du majordome, ce côté glacial
avec Miss Kenton, son mépris pour les domestiques et les "inférieurs"
(le vieux paysan rencontré à Salisbury). En pleine campagne
anglaise, j'ai tout de même été surprise par ceci :
"C'est comme si la
terre connaissait sa propre beauté, sa propre grandeur, et n'éprouvait
aucun besoin de les clamer". Suivi de (allusions aux paysages
d'Amérique ou d'Afrique) "voyants
au point de frôler l'indécence". Le parallèle
avec les Anglais, avec les grands majordomes aussi, est inévitable
: "Les habitants de
l'Europe continentale ne peuvent pas être des butlers parce qu'ils
appartiennent à une race incapable de cette maîtrise de soi
qui est le propre des Anglais (...)
Avec de tels hommes, il en est comme avec le paysage anglais.. .: quand
on les rencontre, on sait, tout simplement, qu'on est en présence
de la grandeur " (sidérantes p. 66- 67). Dans
le même registre, je note ces fréquentes remarques sur la
dignité, "analogue
à la beauté d'une femme" (!) Les références
au père, majordome lui même, à "sa courtoisie
irréprochable", à son professionnalisme, etc. sont
très nombreuses. Pour moi ce père est bien à l'origine
de tout, de ce qu'est Stevens, de son aveuglement aussi.
Le majordome ne se pose évidemment aucune question au sujet des
voyages de Lord Darlington à Berlin par exemple : "Cela
nous crédite grandement de traiter de la sorte un ennemi vaincu."
Plus tard, il ne s'agit agit même plus d'aveuglement, mais d'un
dévouement corps et âme pour Sa Seigneurie, je pense au comportement
antisémite de Lord Darlington, au renvoi des deux femmes de chambre
juives, qui fera dire au majordome : "C'était
une tâche difficile, mais il était d'autant plus nécessaire
de s'en acquitter avec dignité".
Suis sidérée aussi en lisant : "Pour
ma génération... le prestige professionnel... lie' à
la valeur morale de l'employeur".
Au passage, quelle "surprise " de rencontrer de nouveau Lord
Halifax et Herr Ribbentrop, tout droits sortis de L'ordre
du jour. Je retiendrai encore la conférence et toute l'agitation
qu'elle entraîne, et en même temps le père agonisant
en silence en dehors du tumulte. "Je
sais que mon père aurait souhaité que je continue mon travail
maintenant". Stevens parlera même d'un sentiment
de "triomphe" en se remémorant cette soirée-là.
Enfin, je vois le vieux majordome comme quelqu'un qui par son aveuglement,
sa rigidité, son inflexibilité, est passé à
côté de tout : à propos de Lord Darlington :
"Je lui ai donné
absolument tout ce que j'avais de mieux, et maintenant... Je m'aperçois
qu'il ne me reste pas grand chose à donner". Mais
Sa Seigneurie s'est trompée : "Je
ne peux même pas dire que j'ai commis mes propres fautes"
dira finalement Stevens. A propos de Miss Kenton, ne pas avoir vu ou voulu
voir qu'il passait à côté de l'amour, de la vie tout
simplement. A celle qui lui dit "Je
me mets à penser à la vie que j'aurais pu avoir avec vous".
Il finit par dire point "d'idées
sottes".
Restent les vestiges du jour... et... le badinage... "clef
de la chaleur humaine" pour le vieux majordome ?
QUELQUES...
- Repères sur l'auteur, son parcours et son
uvre
- Éléments d'analyse de son uvre
- Repères historiques en rapport avec Les vestiges du jour
QUELQUES REPÈRES sur l'auteur,
son parcours et son uvre
Du Japon à la nationalité
britannique
- 1954 : Kazuo Ishiguro naît à
Nagasaki au Japon.
- 1960 : toute la famille (père, mère, deux surs)
part au Royaume-Uni, en principe pour une année ; le père
océanographe participe à des recherches sur l'exploitation
pétrolière en Mer du Nord.
- 1960-1973 : Kazuo Ishiguro fait sa scolarité primaire dans le
Surrey ;
ses parents pensant rester temporairement en Angleterre parlent japonais
à la maison et préparent l'enfant à poursuivre le
reste de son existence au Japon (alors que ce retour ne se fera pas).
- 1974 : voyage aux États-Unis et au Canada, sac au dos, en auto-stop.
- 1974-1978 : études de littérature anglaise et de philosophie
à lUniversité du Kent, à Canterbury.
- 1976 : animateur socioculturel en Écosse.
- 1979-1980 : il sinstalle à Londres où il est engagé
en tant quassistant social et s'occupe des sans-abri.
- 1979-1980 : admis aux cours de creative writing de l'université
d'East Anglia où il obtient sa maîtrise.
- 1981 : publication de ses premières nouvelles.
-1982 : il publie son premier roman, se consacre
à l'écriture et reste de manière définitive
en Grande-Bretagne avec sa femme écossaise avec qui il a une fille ;
il prend la nationalité britannique.
- 1989 : premier voyage au Japon depuis son départ en 1960.
7 romans, un recueil de nouvelles
- 1982 : Lumière
pâle sur les collines (Presses de la Renaissance 1984, 10/18
1990, Folio 2009), premier roman qui rencontre immédiatement le
succès.
- 1986 : Un
artiste du monde flottant (Presses de la Renaissance 1987, 10/18
1990, Folio 2009)
- 1989 : Les
Vestiges du jour (Presses de la Renaissance 1990, 10/18 1991,
Calmann-Levy 2001, Folio 2010), Booker Prize, adapté à l'écran
par James Ivory en 1993 avec Anthony Hopkins dans le rôle du majordome
James Stevens.
- 1995 : L'inconsolé
(Calmann-Lévy 1997, 10/18 2002, Folio 2010).
- 2000 : Quand
nous étions orphelins (Calmann-Lévy 2001, 10/18
2002, Folio 2009).
- 2005 : Auprès
de moi toujours (Les Deux Terres 2006, Folio 2008), adapté
à l'écran par Mark
Romanek en 2010.
- 2009 : Nocturnes
: cinq nouvelles de musique au crépuscule (Les Deux Terres
2010, Folio 2011).
- 2015 : Le
géant enfoui, son septième roman, sort simultanément
au Royaume-Uni, aux États-Unis et en France (Les Deux Terres 2015,
Folio 2016).
Scénarios
- 1984 : A
Profile of Arthur J. Mason, scénario pour Channel 4.
(En 1994, il est membre du jury du Festival de Cannes)
- 2003 : The
Saddest Music in the World, film canadien réalisé
par Guy Maddin
- 2005 : La
Comtesse blanche, de James Ivory.
Chansons
Ishiguro est un chanteur folk contrarié... ; il a une importante
collection de guitares. En 2009, il cosigne quatre chansons pour la chanteuse
de jazz Stacey Kent (émission de télévision avec
la chanteuse et l'auteur ICI).
Gros plan sur le Nobel
- En 2017, Kazuo Ishiguro reçoit le prix Nobel de littérature
pour l'ensemble de son uvre.
- L'académie suédoise estime qu'Ishiguro est un écrivain
"qui, dans des romans d'une grande force émotionnelle,
a révélé les abîmes que dissimulent notre conviction
illusoire d'être connectés au monde". La secrétaire
permanente de l'académie, Sara
Danius (en 2018 hélas poussée à la démission
dans un contexte de scandale) a souligné que l'univers de l'auteur
mêle les styles de Jane Austen, de Franz Kafka, mais aussi de Marcel
Proust.
- Kazuo Ishiguro prononce un discours de remerciement
le 7 décembre 2017 qui vaut la lecture. En effet, dans
Ma soirée du XXe
siècle et autres petites incursions, Kazuo Ishiguro évoque
non sans humour :
les étapes de son parcours décrivain,
notamment sur un certain soir où il sest senti poussé
à écrire son premier roman, se déroulant au Japon
ses sources d'inspiration : littéraires, musicales et
cinématographiques
la relation quil entretient avec le Japon où il est
né et avec lAngleterre, son pays dadoption
la lecture, dont limportance à travers le monde est
pour lui capitale.
QUELQUES ÉLÉMENTS D'ANALYSE
de son uvre
- Paul Veyre, auteur de Kazuo
Ishiguro : l'encre de la mémoire (PUB, Bordeaux, 2005),
fait le point sur son uvre dans un entretien : "Prix
Nobel 2017 : Kazuo Ishiguro, l'héritier de Dylan ?",
avec Margaux d'Adhémar, Revue Des Deux
Mondes, 21 novembre 2017.
- Florent Georgesco, éditeur et critique littéraire au Monde
des livres, s'entretient en avril 2015 avec Kazuo
Ishiguro ICI
(1h).
- Ce qu'Ishiguro dit à propos des Vestiges du jour :
un roman qui "paraissait
anglais à un point extrême mais, espérais-je,
pas dans le style de nombreux écrivains britanniques de l'ancienne
génération. Au contraire de la plupart d'entre eux"...
voir la
suite.
QUELQUES REPÈRES historiques en rapport avec Les vestiges du
jour
La Grande-Bretagne d'une guerre à l'autre,
de 1914 à 1945
- 1914 : début de la Première
Guerre mondiale
- 1915 : Bataille
de la Somme ; David
Lloyd George devient Premier ministre
- 1918 : fin de la guerre. Droit de vote pour les hommes de plus de 21
ans et pour les femmes de plus de 30 ans. Lloyd
George plébiscité suite aux élections législatives.
- 1920-1921 : Guerre
d'indépendance en Irlande et partition Nord/Sud.
- 1922-1923 : démission de Lloyd George et prise de pouvoir des
conservateurs (Bonar
Law puis Stanley
Baldwin).
- 1924 : premier et éphémère gouvernement travailliste
avec Ramsay
Mac Donald. Winston
Churchill quitte le Parti
libéral pour rejoindre le Parti
conservateur.
- 1925 : grève générale à l'appel du Trades
Union Congress.
- 1928 : droit de vote pour les femmes dès 21 ans.
- 1929-1931 : deuxième gouvernement travailliste, minoritaire,
conduit par Ramsay
Mac Donald. Grave crise économique et financière (dévaluation
de la Livre) menant à la démission du gouvernement en place
succédé par un gouvernement d'union nationale.
- 1931 : statut
de Westminster créant le Commonwealth.
- 1932 : création de la British
Union of Fascists par Sir
Oswald Mosley, transfuge du Parti
travailliste.
- 1935 : élections législatives et majorité conservatrice
pour Stanley
Baldwin qui a fait campagne sur des thèmes pacifistes, mais
est contraint par cette même majorité à lancer un
programme de réarmement. Rassemblement de Nuremberg et promulgation
de lois racistes en Allemagne. Pacte de non agression maritime signé
par Allemagne et Grande-Bretagne.
- 1936 : grave crise monarchique : accession au trône d'Edouard
VIII (janvier) et abdication (décembre). George
VI, son frère, lui succède.
- 1937-1940 : Neville
Chamberlain (conservateur) succède à Baldwin.
L'Irish
Free State devient Eire
et se dote d'une constitution. L'IRA
(qui fait campagne pour la réunification de l'Irlande) se lance
dans une campagne terroriste en Grande-Bretagne.
- 1937 : Accords
de Munich : Chamberlain
et Hitler signent un pacte de non-agression. Chamberlain revient de Munich,
accueilli en triomphe, convaincu qu'il a réussi à préserver,
dans l'honneur, la paix. Churchill, farouchement opposé à
la politique
d'apaisement (apeasement policy), parle de défaite absolue.
- 1938 : invasion
de la Pologne par les troupes d'Hitler. La Grande-Bretagne déclare
la guerre à l'Allemagne. Churchill remplace Chamberlain à
la tête d'un gouvernement d'union nationale. Défaite
franco-anglaise à Dunkerque.
- 1940 : arrestation d'Oswald
Mosley et de 32 leaders fascistes britanniques.
- 1944 : débarquement
en Normandie. Victoire électorale du Parti travailliste de
Clement
Attlee. 8 Mai : VE
Day (Victory in Europe Day), Fête de la Victoire.
(d'après
le site Cinéma
parlant)
Nos cotes d'amour
pour le livre, de l'enthousiasme au rejet :
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