2020 site Gauchebdo
Mémoire
de fille, Folio
Quatrième de
couverture :
"Jai
voulu loublier cette fille. Loublier vraiment, cest-à-dire
ne plus avoir envie décrire sur elle. Ne plus penser que
je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie
et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je ny suis jamais parvenue."
Annie Ernaux replonge dans lété
1958, celui de sa première nuit avec un homme, à la colonie
de S dans lOrne. Nuit dont londe de choc sest propagée
violemment dans son corps et sur son existence durant deux années.
Sappuyant sur des images indélébiles de sa mémoire,
des photos et des lettres écrites à ses amies, elle interroge
cette fille quelle a été dans un va-et-vient entre
hier et aujourdhui.
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Annie Ernaux
(née en 1940)
Mémoire de fille
(2016)
Le groupe de Tenerife a lu ce livre
en avril 2020, dans le cadre de strictes mesures
de confinement... : Nieves, Ana,
Nathalie, José Luis
et les autres.
Nieves
J'avoue que les premières pages de cette lecture me laissaient
indifférente, en attendant toujours que quelque chose arrive en
dehors des péripéties d'une jeune fille monitrice dans une
colonie de vacances. Cependant, en allant plus loin, ce qui m'a le plus
intéressée, c'est ce "Jeu d'écriture" JE/ELLE.
"JE" qui raconte une série d'événements
ayant eu lieu dans sa vie entre 18 et 23 ans, et "ELLE", protagoniste
des ces événements.
Le rôle de JE, c'est de réaliser une introspection déchirante
dans le but d'atteindre un portrait vraiment "réel" de
ces années qui l'ont tant marquée dans sa vie, comme elle
l'exprime en disant : "Et
quel désir qui dépasse celui de comprendre dans
cet acharnement à trouver, parmi les milliers de noms, de verbes
et d'adjectifs, ceux qui donneront la certitude l'illusion
d'avoir atteint le plus haut degré possible de réalité ?"
(p. 88).
C'est ainsi que dans un contexte socio-politique en arrière-plan
(guerre d'Algérie, arrivée au pouvoir de De Gaulle, effervescence
culturelle préparatoire de Mai 68, dont l'uvre de Simone
de Beauvoir qui marque un tournant dans sa manière de voir la société),
"JE" veut récupérer cette tranche de "réalité"
correspondante aux activités développées dans cette
période de sa jeunesse, dont elle n'avait pas été
capable de parler auparavant. Elle affirme avoir un "trou" dans
sa trajectoire d'écrivaine qui lui a coûté une cinquantaine
d'années d'attente pouvoir le remplir. Si elle s'y est mise très
tard, c'est parce que l'absence de cette pièce du puzzle la faisait
souffrir énormément et en l'écrivant peut-être
elle cesserait de se tourmenter.
Alors, en déchiquetant au fur et à mesure ses difficultés
à rendre avec justesse ce qui lui est arrivé, elle nous
présente cette jeune (ELLE) qui, mécontente du milieu social
où elle a grandi (parents épiciers dans une petite ville
du Nord) aspire à être accueillie dans un milieu culturel
supérieur et à vivre sa vie de femme qu'elle a à
peine découverte dans les livres. Elle aura sa première
expérience sexuelle en colonie, elle en est déçue
et pense à la refaire en améliorant son aspect physique
et sa formation. Cela tourne à nouveau à l'échec.
Elle souffre une amère déception qui l'amènera à
sentir une profonde indifférence envers tout le genre humain et
à subir la boulimie pendant un temps. À ce point, elle trouve
la chance de partir à Londres où elle se sent libre ("une
liberté vide" ?) des contraintes sociales
et commence à éprouver le besoin d'écrire. C'est
grosso modo le parcours de cette jeune (ELLE) entre 18 et 23 ans.
Cette peine du JE à raconter ce chapitre de sa vie, qui ressemble
d'autre part à celui vécu par des centaines de filles comme
elle-même reconnaît ("Ce
qui a lieu dans le couloir de la colonie se change en une situation qui
plonge dans un temps immémorial et parcourt la terre. Chaque jour
et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d'une femme,
prêts à lui jeter la Pierre.") reflète,
à mon avis, ce sentiment de mal à l'aise qu'éprouve
cette auteure à trouver sa place dans le monde, présente
également dans d'autres romans comme La
place, La
femme gelée, Ce
qu'ils disent ou rien
En effet, elle est désenchantée du milieu socio-familial
où elle a passé son enfance et sa jeunesse, mais elle ne
se sent pas non plus acceptée dans les milieux plus bourgeois ou
plus cultivés. Donc à la fin du livre on a l'impression
que l'effort réalisé à nous faire connaître
ces années de jeunesse de la manière la plus réelle
possible, n'a pas donné le fruit qu'elle attendait.
"Explorer le gouffre
entre l'effarante réalité de ce qui arrive, au moment où
ça arrive et l'étrange irréalité que revêt,
des années après, ce qui est arrivé"
(p. 149-150).
En guise de conclusion, je dois dire que j'ai apprécié davantage
la forme de raconter que les faits racontés.
Ana
Mémoire de fille, ma première lecture d'Annie Ernaux
est un récit introspectif de l'écrivaine qui revit l'été
1958 pour essayer de comprendre et reconstituer la fille de 18 ans qu'elle
a été et qui l'a obsédée toute sa vie. J'ai
voulu oublier cette fille, ne plus avoir envie d'écrire sur elle.
C'est le texte toujours manquant, toujours remis. Et, c'est 50 ans plus
tard qu'elle attaque cet épisode de sa vie et rend compte de son
expérience traumatisante.
Adolescente arrivant à la colonie d'été pour y travailler
comme monitrice, naïve, elle se sent un peu perdue ; la fille
rêvant de liberté, de découvrir la vie loin de la
surveillance de sa mère, loin de son père, épicier
dont elle a honte, en somme loin de son milieu social. Elle attendait
quelque chose de spécial, peut-être vivre une histoire d'amour,
être libre de son corps. Elle a sa première relation sexuelle
avec un jeune homme qu'elle nomme "H" qui l'utilise et l'abandonne.
Suite à ses premiers rapports, elle en connaît d'autres avec
d'autres hommes de la colonie tout en ignorant les conséquences
que cela pouvait entraîner pour elle en tant que femme dans un monde
à domination masculine. Elle s'est vite fait une mauvaise réputation
qu'elle a dû accepter car elle préférait l'humiliation,
les moqueries, les injures au rejet du groupe.
Annie Ernaux va à la recherche de la fille de 58 dans un effort
de mémoire et à l'aide de photos et des lettres écrites
à ses amies ; elle analyse et reconstruit d'une façon
directe, distante, voire froide la part manquante de sa vie.
Je ne construis pas un personnage de fiction, je déconstruis la
fille que j'étais.
Pour tout raconter (tel qu'elle nous le dit), l'auteure doit mettre la
distance, s'éloigner. Tout au long du récit elle se partage
entre le passé et le présent en nous soumettant à
un continuel va et vient entre "elle" et "je".
La lecture de ce livre ne m'a pas emballée : d'une part, les
biographies intimistes ne me motivent pas, d'autre part, j'avoue que parfois
je me suis sentie un peu gênée par l'obsession de cette fille.
À travers cette autobiographie, l'écrivaine s'est-elle vraiment
libérée de son tourment et de sa honte ?
Nathalie
Tout est dans le titre, qui indique sa portée universelle, elle
apparaît dépositaire de notre voix, à nous, les filles,
qui vivons des événements marquants, fondateurs au fil de
notre vie de femme, et l'un d'eux est évidemment notre premier
rapport sexuel, si sublimé dans notre culture et si souvent décevant.
J'aime Annie Ernaux, qui sait mettre des mots sur un vécu qui "a
englué" (pour reprendre le même verbe que l'auteure
dans le premier paragraphe) son existence et mon existence, tels que la
honte sociale, la difficulté d'être une femme encore aujourd'hui,
la première expérience sexuelle, l'absence d'orgasme, le
désir, la jouissance, la domination de l'Autre
J'ai dû
interrompre à plusieurs reprises la lecture de ce livre, tant son
asphyxie, son mal être transperçaient son écriture
et résonnaient en moi.
J'admire son courage et sa lucidité à disséquer ainsi
ce fait, son premier rapport sexuel ; qui aura marqué sa vie
au point de tarder plus de 50 ans à se replonger dans cette expérience
qu'elle souhaite partager dans son cheminement pour se comprendre. Tâche
ardue où l'effort de mémoire doit s'approprier de la réalité
de la jeune fille qu'elle était un demi-siècle auparavant,
à travers des photos et des annotations, pour redonner chair à
un fait qu'elle avait enfoui ou refoulé et dont les séquelles
corporelles d'ailleurs dureront les deux années suivantes "la
nourriture et le sang", une boulimie et l'absence de menstruation.
Ce labeur de reconstruction ou "déconstruction", nous
le suivons page à page, qui nous aiguillonne, la narratrice approchant
et éloignant sa loupe, passant du "je" au "elle"
ou aux initiales ou encore "la fille de 58" afin de mettre
en évidence ce processus de dépersonnalisation/personnalisation.
Ce dédoublement lui permet une sorte d'exorcisation et de faire
remonter au conscient une expérience traumatisante à travers
les mots, à travers l'écriture. Une introspection douloureuse
et exemplaire qui nous invite à faire de même et dont je
lui suis reconnaissante.
En1959, la lecture de l'essai Le Deuxième Sexe de Simone
de Beauvoir aidera la fille de 58 en 1959 à découvrir "l'épopée
malheureuse de la condition de femme" à ouvrir une voie,
mais cela ne sera pas suffisant pour intérioriser et comprendre
cette nuit de l'été 58. De fait, peut-être ce titre
Mémoire de fille, fait écho au titre de Simone de
Beauvoir Les
mémoires d'une jeune fille rangée.
Un autre aspect qui m'a saisie c'est la naissance du désir d'écrire :
"j'ai commencé à être un être littéraire".
Écrire, comme voie de salut, deux ans après cet été
58.
C'est un récit intime, philosophique même, sur la difficulté
de relation à l'Autre, un "gouffre" (beau premier paragraphe)
qui devient un miroir où elle décide de s'examiner, de se
scruter pour nous tendre ce miroir. Un récit qui signe une libération.
José Luis
J'étais convaincu, pendant et après la lecture du texte
d'Annie Ernaux, que ce récit, apparemment autobiographique, devrait
plaire surtout aux femmes, et par le sujet et par la manière dont
celui-ci était abordé et traité. L'écriture
elle-même je sais que ce propos pourra être tenu
comme aberrant, sinon pire me semblait être féminine,
je veux dire, procéder d'une sensibilité féminine.
C'est pourquoi j'ai été bien surpris, en écoutant
les réactions des autres membres du groupe de lecture, toutes femmes,
de savoir que seulement l'une d'entre elles avait vraiment aimé
le livre, et ce pour les raisons que j'avais imaginées : admiration
pour le courage de l'écrivaine à dénoncer une viol
dont les effets et le poids psychique ont duré une quarantaine
d'années, remerciement pour ce courage qui sert la cause de femmes
en général et, en particulier, de celles qui ont subi les
violences des mâles, belle écriture bien appropriée
au sujet traité dans le texte, etc. Personnellement, j'ai lu le
livre avec intérêt et je n'ai aucun problème à
tomber d'accord sur les vertus du récit que je viens de rapporter.
Seulement que j'ai eu tout le temps, en le lisant, le sentiment qu'il
y avait là quelque chose de trouble, dans la manière où
l'auteure réglait des comptes avec son passé et les personnes
parfois amies qui, à un moment ou l'autre,
l'ont accompagnée dans ce parcours vital. Pour le dire de façon
rapide et, peut-être, un peu brutale : je soupçonne
Annie Ernaux d'avoir été dans ce livre non seulement pas
tout à fait honnête, mais, au-delà, d'une certaine
méchanceté et d'un désir assouvi de vengeance. Il
est vrai que je n'ai jamais été soumis à une situation
de violence et d'humiliation la "honte", dans ses
mots telle que celle qu'elle raconte, et que je ne peux, donc,
savoir ce qu'on en ressent et, moins encore, les marques sur le corps
et sur le psychisme qu'elle en laisse, mais il m'est difficile de croire
qu'elle ait dû attendre quarante années pour comprendre et
pouvoir affronter les faits. Il est vrai que, comme elle même l'écrit :
"d'avoir reçu
les clés pour comprendre la honte ne donne pas le pouvoir de l'effacer".
Oui, mais chercher à se venger quarante années après
est la meilleure manière de rencontrer la paix ? Parce que
ce livre est un exercice de vengeance, comme je l'ai déjà
écrit. Qu'est-ce que sinon que cette quête à travers
internet et les réseaux sociaux pour suivre la trace de la vie
de son violeur et finalement le dénicher dans un coin perdu du
pays et conclure, triomphante, sur ces mots pleins, à mon sens,
de haine, d'ambiguïté
et de souffrance : "Comment
sommes-nous présents dans l'existence des autres, leur mémoire,
leurs façons d'être, leurs actes mêmes ? Disproportion
inouïe entre l'influence sur ma vie de deux nuits avec cet homme
et le néant de ma présence dans la sienne. Je ne l'envie
pas, c'est moi qui écrit". Je terminerai par dire
deux choses :
1. Plus que le courage de raconter ce viol dont elle n'a pas pu, selon
elle, se déprendre quarante années après, c'est celui
de se montrer telle qu'elle était à l'époque des
faits que j'admire. Parce que, il faut le dire, elle avait, à côté
d'une naïveté évidente, un bien sale caractère,
et elle ne le cache pas, elle ne s'en cache pas, puisque j'ai l'impression
que ce caractère est encore en bonne partie là, dans le
présent de l'écriture.
2. Il y a dans ce livre une quinzaine de paragraphes, au moins, qui montrent
une capacité admirable d'analyse et interprétation de la
condition humaine. Je pourrais les apporter ici comme preuve, mais cela
allongerai ces lignes déjà trop longues. Je dirai seulement
que, rien que pour cela, la lecture de Mémoire de fille a
été pour moi qui n'aime que les lectures qui
m'interrogent, me déplacent et me déportent
un exercice très réconfortant.
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