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Mémoire de fille, Folio

Quatrième de couverture :

"J’ai voulu l’oublier cette fille. L’oublier vraiment, c’est-à-dire ne plus avoir envie d’écrire sur elle. Ne plus penser que je dois écrire sur elle, son désir, sa folie, son idiotie et son orgueil, sa faim et son sang tari. Je n’y suis jamais parvenue."
Annie Ernaux replonge dans l’été 1958, celui de sa première nuit avec un homme, à la colonie de S dans l’Orne. Nuit dont l’onde de choc s’est propagée violemment dans son corps et sur son existence durant deux années. S’appuyant sur des images indélébiles de sa mémoire, des photos et des lettres écrites à ses amies, elle interroge cette fille qu’elle a été dans un va-et-vient entre hier et aujourd’hui.

Annie Ernaux (née en 1940)
Mémoire de fille (2016)
Le groupe de Tenerife a lu ce livre en avril 2020, dans le cadre de strictes mesures de confinement... : Nieves, Ana, Nathalie, José Luis et les autres.
Nous avions lu auparavant La place et Une femme en 2019, Les années en 2008 et Passion simple en 1992.

Nieves
J'avoue que les premières pages de cette lecture me laissaient indifférente, en attendant toujours que quelque chose arrive en dehors des péripéties d'une jeune fille monitrice dans une colonie de vacances. Cependant, en allant plus loin, ce qui m'a le plus intéressée, c'est ce "Jeu d'écriture" JE/ELLE. "JE" qui raconte une série d'événements ayant eu lieu dans sa vie entre 18 et 23 ans, et "ELLE", protagoniste des ces événements.
Le rôle de JE, c'est de réaliser une introspection déchirante dans le but d'atteindre un portrait vraiment "réel" de ces années qui l'ont tant marquée dans sa vie, comme elle l'exprime en disant : "Et quel désir – qui dépasse celui de comprendre  – dans cet acharnement à trouver, parmi les milliers de noms, de verbes et d'adjectifs, ceux qui donneront la certitude – l'illusion – d'avoir atteint le plus haut degré possible de réalité ?" (p. 88).
C'est ainsi que dans un contexte socio-politique en arrière-plan (guerre d'Algérie, arrivée au pouvoir de De Gaulle, effervescence culturelle préparatoire de Mai 68, dont l'œuvre de Simone de Beauvoir qui marque un tournant dans sa manière de voir la société), "JE" veut récupérer cette tranche de "réalité" correspondante aux activités développées dans cette période de sa jeunesse, dont elle n'avait pas été capable de parler auparavant. Elle affirme avoir un "trou" dans sa trajectoire d'écrivaine qui lui a coûté une cinquantaine d'années d'attente pouvoir le remplir. Si elle s'y est mise très tard, c'est parce que l'absence de cette pièce du puzzle la faisait souffrir énormément et en l'écrivant peut-être elle cesserait de se tourmenter.
Alors, en déchiquetant au fur et à mesure ses difficultés à rendre avec justesse ce qui lui est arrivé, elle nous présente cette jeune (ELLE) qui, mécontente du milieu social où elle a grandi (parents épiciers dans une petite ville du Nord) aspire à être accueillie dans un milieu culturel supérieur et à vivre sa vie de femme qu'elle a à peine découverte dans les livres. Elle aura sa première expérience sexuelle en colonie, elle en est déçue et pense à la refaire en améliorant son aspect physique et sa formation. Cela tourne à nouveau à l'échec. Elle souffre une amère déception qui l'amènera à sentir une profonde indifférence envers tout le genre humain et à subir la boulimie pendant un temps. À ce point, elle trouve la chance de partir à Londres où elle se sent libre ("une liberté vide" ?) des contraintes sociales et commence à éprouver le besoin d'écrire. C'est grosso modo le parcours de cette jeune (ELLE) entre 18 et 23 ans.
Cette peine du JE à raconter ce chapitre de sa vie, qui ressemble d'autre part à celui vécu par des centaines de filles comme elle-même reconnaît ("Ce qui a lieu dans le couloir de la colonie se change en une situation qui plonge dans un temps immémorial et parcourt la terre. Chaque jour et partout dans le monde il y a des hommes en cercle autour d'une femme, prêts à lui jeter la Pierre.") reflète, à mon avis, ce sentiment de mal à l'aise qu'éprouve cette auteure à trouver sa place dans le monde, présente également dans d'autres romans comme La place, La femme gelée, Ce qu'ils disent ou rien
En effet, elle est désenchantée du milieu socio-familial où elle a passé son enfance et sa jeunesse, mais elle ne se sent pas non plus acceptée dans les milieux plus bourgeois ou plus cultivés. Donc à la fin du livre on a l'impression que l'effort réalisé à nous faire connaître ces années de jeunesse de la manière la plus réelle possible, n'a pas donné le fruit qu'elle attendait.
"Explorer le gouffre entre l'effarante réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l'étrange irréalité que revêt, des années après, ce qui est arrivé" (p. 149-150).
En guise de conclusion, je dois dire que j'ai apprécié davantage la forme de raconter que les faits racontés.

Ana
Mémoire de fille, ma première lecture d'Annie Ernaux est un récit introspectif de l'écrivaine qui revit l'été 1958 pour essayer de comprendre et reconstituer la fille de 18 ans qu'elle a été et qui l'a obsédée toute sa vie. J'ai voulu oublier cette fille, ne plus avoir envie d'écrire sur elle. C'est le texte toujours manquant, toujours remis. Et, c'est 50 ans plus tard qu'elle attaque cet épisode de sa vie et rend compte de son expérience traumatisante.
Adolescente arrivant à la colonie d'été pour y travailler comme monitrice, naïve, elle se sent un peu perdue ; la fille rêvant de liberté, de découvrir la vie loin de la surveillance de sa mère, loin de son père, épicier dont elle a honte, en somme loin de son milieu social. Elle attendait quelque chose de spécial, peut-être vivre une histoire d'amour, être libre de son corps. Elle a sa première relation sexuelle avec un jeune homme qu'elle nomme "H" qui l'utilise et l'abandonne. Suite à ses premiers rapports, elle en connaît d'autres avec d'autres hommes de la colonie tout en ignorant les conséquences que cela pouvait entraîner pour elle en tant que femme dans un monde à domination masculine. Elle s'est vite fait une mauvaise réputation qu'elle a dû accepter car elle préférait l'humiliation, les moqueries, les injures au rejet du groupe.
Annie Ernaux va à la recherche de la fille de 58 dans un effort de mémoire et à l'aide de photos et des lettres écrites à ses amies ; elle analyse et reconstruit d'une façon directe, distante, voire froide la part manquante de sa vie.
Je ne construis pas un personnage de fiction, je déconstruis la fille que j'étais.
Pour tout raconter (tel qu'elle nous le dit), l'auteure doit mettre la distance, s'éloigner. Tout au long du récit elle se partage entre le passé et le présent en nous soumettant à un continuel va et vient entre "elle" et "je".
La lecture de ce livre ne m'a pas emballée : d'une part, les biographies intimistes ne me motivent pas, d'autre part, j'avoue que parfois je me suis sentie un peu gênée par l'obsession de cette fille. À travers cette autobiographie, l'écrivaine s'est-elle vraiment libérée de son tourment et de sa honte ?

Nathalie
Tout est dans le titre, qui indique sa portée universelle, elle apparaît dépositaire de notre voix, à nous, les filles, qui vivons des événements marquants, fondateurs au fil de notre vie de femme, et l'un d'eux est évidemment notre premier rapport sexuel, si sublimé dans notre culture et si souvent décevant. J'aime Annie Ernaux, qui sait mettre des mots sur un vécu qui "a englué" (pour reprendre le même verbe que l'auteure dans le premier paragraphe) son existence et mon existence, tels que la honte sociale, la difficulté d'être une femme encore aujourd'hui, la première expérience sexuelle, l'absence d'orgasme, le désir, la jouissance, la domination de l'Autre… J'ai dû interrompre à plusieurs reprises la lecture de ce livre, tant son asphyxie, son mal être transperçaient son écriture et résonnaient en moi.
J'admire son courage et sa lucidité à disséquer ainsi ce fait, son premier rapport sexuel ; qui aura marqué sa vie au point de tarder plus de 50 ans à se replonger dans cette expérience qu'elle souhaite partager dans son cheminement pour se comprendre. Tâche ardue où l'effort de mémoire doit s'approprier de la réalité de la jeune fille qu'elle était un demi-siècle auparavant, à travers des photos et des annotations, pour redonner chair à un fait qu'elle avait enfoui ou refoulé et dont les séquelles corporelles d'ailleurs dureront les deux années suivantes "la nourriture et le sang", une boulimie et l'absence de menstruation. Ce labeur de reconstruction ou "déconstruction", nous le suivons page à page, qui nous aiguillonne, la narratrice approchant et éloignant sa loupe, passant du "je" au "elle" ou aux initiales ou encore "la fille de 58" afin de mettre en évidence ce processus de dépersonnalisation/personnalisation. Ce dédoublement lui permet une sorte d'exorcisation et de faire remonter au conscient une expérience traumatisante à travers les mots, à travers l'écriture. Une introspection douloureuse et exemplaire qui nous invite à faire de même et dont je lui suis reconnaissante.
En1959, la lecture de l'essai Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir aidera la fille de 58 en 1959 à découvrir "l'épopée malheureuse de la condition de femme" à ouvrir une voie, mais cela ne sera pas suffisant pour intérioriser et comprendre cette nuit de l'été 58. De fait, peut-être ce titre Mémoire de fille, fait écho au titre de Simone de Beauvoir Les mémoires d'une jeune fille rangée.
Un autre aspect qui m'a saisie c'est la naissance du désir d'écrire : "j'ai commencé à être un être littéraire". Écrire, comme voie de salut, deux ans après cet été 58.
C'est un récit intime, philosophique même, sur la difficulté de relation à l'Autre, un "gouffre" (beau premier paragraphe) qui devient un miroir où elle décide de s'examiner, de se scruter pour nous tendre ce miroir. Un récit qui signe une libération.

José Luis
J'étais convaincu, pendant et après la lecture du texte d'Annie Ernaux, que ce récit, apparemment autobiographique, devrait plaire surtout aux femmes, et par le sujet et par la manière dont celui-ci était abordé et traité. L'écriture elle-même – je sais que ce propos pourra être tenu comme aberrant, sinon pire – me semblait être féminine, je veux dire, procéder d'une sensibilité féminine. C'est pourquoi j'ai été bien surpris, en écoutant les réactions des autres membres du groupe de lecture, toutes femmes, de savoir que seulement l'une d'entre elles avait vraiment aimé le livre, et ce pour les raisons que j'avais imaginées : admiration pour le courage de l'écrivaine à dénoncer une viol dont les effets et le poids psychique ont duré une quarantaine d'années, remerciement pour ce courage qui sert la cause de femmes en général et, en particulier, de celles qui ont subi les violences des mâles, belle écriture bien appropriée au sujet traité dans le texte, etc. Personnellement, j'ai lu le livre avec intérêt et je n'ai aucun problème à tomber d'accord sur les vertus du récit que je viens de rapporter. Seulement que j'ai eu tout le temps, en le lisant, le sentiment qu'il y avait là quelque chose de trouble, dans la manière où l'auteure réglait des comptes avec son passé et les personnes – parfois amies – qui, à un moment ou l'autre, l'ont accompagnée dans ce parcours vital. Pour le dire de façon rapide et, peut-être, un peu brutale : je soupçonne Annie Ernaux d'avoir été dans ce livre non seulement pas tout à fait honnête, mais, au-delà, d'une certaine méchanceté et d'un désir assouvi de vengeance. Il est vrai que je n'ai jamais été soumis à une situation de violence et d'humiliation – la "honte", dans ses mots – telle que celle qu'elle raconte, et que je ne peux, donc, savoir ce qu'on en ressent et, moins encore, les marques sur le corps et sur le psychisme qu'elle en laisse, mais il m'est difficile de croire qu'elle ait dû attendre quarante années pour comprendre et pouvoir affronter les faits. Il est vrai que, comme elle même l'écrit : "d'avoir reçu les clés pour comprendre la honte ne donne pas le pouvoir de l'effacer". Oui, mais chercher à se venger quarante années après est la meilleure manière de rencontrer la paix ? Parce que ce livre est un exercice de vengeance, comme je l'ai déjà écrit. Qu'est-ce que sinon que cette quête à travers internet et les réseaux sociaux pour suivre la trace de la vie de son violeur et finalement le dénicher dans un coin perdu du pays et conclure, triomphante, sur ces mots pleins, à mon sens, de haine, d'ambiguïté… et de souffrance : "Comment sommes-nous présents dans l'existence des autres, leur mémoire, leurs façons d'être, leurs actes mêmes ? Disproportion inouïe entre l'influence sur ma vie de deux nuits avec cet homme et le néant de ma présence dans la sienne. Je ne l'envie pas, c'est moi qui écrit". Je terminerai par dire deux choses :
1. Plus que le courage de raconter ce viol dont elle n'a pas pu, selon elle, se déprendre quarante années après, c'est celui de se montrer telle qu'elle était à l'époque des faits que j'admire. Parce que, il faut le dire, elle avait, à côté d'une naïveté évidente, un bien sale caractère, et elle ne le cache pas, elle ne s'en cache pas, puisque j'ai l'impression que ce caractère est encore en bonne partie là, dans le présent de l'écriture.
2. Il y a dans ce livre une quinzaine de paragraphes, au moins, qui montrent une capacité admirable d'analyse et interprétation de la condition humaine. Je pourrais les apporter ici comme preuve, mais cela allongerai ces lignes déjà trop longues. Je dirai seulement que, rien que pour cela, la lecture de Mémoire de fille a été pour moi – qui n'aime que les lectures qui m'interrogent, me déplacent et me déportent – un exercice très réconfortant.

 

 

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