Annie Ernaux
Passion simple (1992)
Nous avons lu ce livre en avril 1992.
Nous lirons
Les Années en 2008 et La
place et Une femme
en janvier 2019. Le
groupe de Tenerife lira Mémoire
de fille en 2020.
(La veille de notre séance sur
Passion simple, Claire assiste au Centre Pompidou à une
rencontre d'écrivains, dont Annie Ernaux, et ose l'inviter pour
le lendemain à participer à notre séance :
Annie Ernaux décline l'invitation, mais souhaite recevoir nos réactions
à la lecture de son livre. En dépit de la violence de certains
avis, ceux-ci sont retranscrits tels quels et transmis par courrier à
Annie Ernaux ; en 1992, nous n'avons pas encore ce site qui existera
à partir de 2000. Annie Ernaux nous répond rapidement :
le texte de sa lettre figure après nos avis.)
Marie-Christine
Je n'ai pas aimé. Le sujet me paraît banal et je n'ai pas
trouvé du nouveau. J'attendais des mots magiques. Je suis très
déçue par le style. Je suis déçue par la tournure
des choses. Elle aurait pu romancer : pourquoi ce serait autobiographique
à 100% ? Aucune phrase ne me reste.
Claire
Tu es encore en train de reprocher à un livre de ne pas être
comme tu voudrais qu'il soit
Fernando
Ce livre me rend mieux sensible aux femmes. Cette passion me semble loin
d'être simple. C'est un livre plutôt sur la rédaction
d'un livre que sur un passé. N'oublions pas que l'écrivain
vit des expériences pour écrire. Les
deux premières pages sont géniales ; ça
fait longtemps qu'un livre français ne m'avait pas ouvert l'appétit
comme ça. La femme est presque borderline. Il y a une présence
étonnante de la ville. Et une sobriété. Il y a beaucoup
de détails sur l'homme perspicaces, avec le problème du
langage, et une sensibilité pour comprendre l'homme. Cette relation
adultérine est très touchante. Avec ce début du film
porno, elle souligne qu'il faut mettre son jugement moral entre parenthèses.
Elle-même ne la juge pas. L'homme lui avait demandé de ne
pas écrire sur lui, quelle naïveté. C'est un regard
de femme très intelligent, très sensible ; elle reste
consciente de la durée limitée de la relation. La question
qui m'intéresse le plus : qu'est-ce qui fait qu'elle a cette
relation avec cet homme ? Le plaisir, je ne crois pas ; la souffrance
pèse plus fort que le plaisir. Ce livre a été écrit
avec une langue très belle.
Monique
Je l'ai lu une première fois et je n'ai pas aimé. Je l'ai
lu une deuxième fois et je ne l'ai pas aimé. Dans La
place, j'avais aimé la façon dont elle parlait des
choses qu'on tait. Cette écriture, est-ce qu'on peut la dire minimaliste ?
Avec ce choix de petits événements assez éloignés
du cur même de la passion. L'écriture, trop distanciée,
donne une lecture un peu voyeuriste. Je me demande : est-ce que j'ai
déjà réagi comme ça ? Je ne comprends
pas la présence des notes. Cette femme subit l'absence. Elle sombre
dans le fétichisme, l'obsession. La seule fois où j'ai senti
une présence réelle, c'est dans
la note où elle parle d'un accident. Ce que j'ai quand même
aimé : "À
partir du mois de septembre l'année dernière, je n'ai plus
rien fait d'autre qu'attendre un homme" (voir
la suite), l'utilisation de l'imparfait, l'appellation de l'homme,
A., ce qu'elle dit du temps : "j'ai
mesuré le temps de tout mon corps" et encore :
"je n'étais plus
que du temps passant à travers moi".
Henri-Jean
Je ne l'ai pas lu puisqu'on n'a dit qu'on ne lisait que des poches. Avec
La
place, avec Une
femme, je suis resté froid. Il y a quelque chose d'indécent
dans la façon de parler des gens, de les dénuder. Se dénuder
soi, d'accord, mais pas les autres.
Catherine
J'ai beaucoup aimé. J'ai aimé l'humilité de ce livre.
Quelqu'un complètement offert qui n'attend rien, qui va tout subir,
qui ne cherche rien qu'être là, tourné vers l'autre.
Ça m'a fait toucher l'humilité de l'être humain. Une
femme dépossédée d'elle-même. C'est plus une
possession qu'une passion.
Élisabeth
Je n'ai absolument pas aimé. Pas du tout. Même si le thème
me concerne, personnellement universitairement (j'ai étudié
la passion chez Duras). Annie Ernaux se regarde vivre. La passion n'est
pas dedans. Ce n'est pas la passion, c'est sur la passion. C'est un livre
de hall de gare, un bouquin à lire en attendant un train. L'histoire
est racontée de derrière la caméra. Je n'ai aucune
émotion.
Claire
Que tu aies étudié Duras ne te donne aucune compétence
pour dire que c'était un livre de gare. D'ailleurs tu n'as pas
dit de vraies raisons qui ne t'ont pas fait l'aimer.
Claire-Lise
J'ai été bouleversée par ce livre. Littérairement
c'est très fort. Un livre qui parle du désir, du vide, de
l'attente, du manque. Il y a plein de réflexions intellectuelles.
C'est un livre sur l'écriture qui fait de nos émotions un
livre. Je reprends l'offrande dont on parlait : elle en fait un objet ;
je n'ai pas écrit un livre sur lui, sur ce luxe : elle le
dit avec économie, force ; avec la justesse des détails
physiques, quand elle garde son verre comme une relique. Elle en fait
quelque chose d'original, tous les détails sont vrais. Dire des
choses aussi banales d'une façon si peu banale, c'est génial.
J'aime cette distance d'écriture désinvestie d'émotion.
Elle dit je ne fais qu'attendre avec des phrases sèches.
Claire
C'est la première fois que je ressens de la haine pour ceux qui
n'ont pas aimé (d'où ces interruptions agressives
).
J'ai adoré ce livre qui est pour moi une sorte de chef-d'uvre.
Je n'avais rien eu d'Annie Ernaux. Et je la considérais avec un
certain mépris : les histoires d'enfance, l'autobiographie
J'ai lu ce livre qui m'a passionnée. J'aime sa brièveté,
comme un condensé. Hier quand j'ai écouté son auteure
à Beaubourg, j'ai aimée passionnément ce qu'elle
disait (sur l'entre-deux où elle écrit). La composition
du livre ajoute à la tension. Il n'y a rien d'attendu. Il fonctionne
sur l'ellipse. L'homme est invisible. La passion, c'est une histoire entre
soi et soi, et pas à deux. Il y a un vertige à trois temps :
le temps de la passion, le temps de l'écriture, le temps des notes.
Il y a trois sortes de textes : à l'imparfait, qui expose
la passion dans une sorte de neutralité, les listes=l'obsession,
les notes=une distance supplémentaire. J'ai aussi l'impression
qu'elle savait qu'elle jouait quelque chose de pré-écrit,
ce que laissent penser les mots scénario, costume, scène,
figurer : elle a écrit la pièce en la vivant et
en la restituant. Ça me rappelle La
vie fantôme de Danièle Sallenave qui prend une situation
qui évolue peu en l'étudiant sous différents points
de vue. Ici il y a aussi tous les ingrédients. Pour moi, il en
manque un, c'est le "si" qu'on imagine : si c'était
autrement, s'il n'était pas marié. Pour moi, même
si ça choque, je vois dans ce livre quelque chose de commun avec
un livre que nous avons lu Si
c'est un homme de Primo Levi : une aventure de souffrance
restituée, et dans la littérature. Bien que ce soit un roman
de l'écriture qui s'écrit, elle n'est pas dans le cliché
de la mise en abyme. J'ai pensé à L'Amant
de Duras, quand il la rappelle après. Il y a plein de phrases qui
me restent, au contraire de toi, Marie-Christine.
Marie-Christine
C'est l'absence qui fait l'omniprésence de l'homme, c'est l'obsession.
Dominique
Ce n'est pas l'histoire d'une relation. C'est sinistre, je me suis ennuyée.
C'est une bonne description d'une pathologie. C'est d'une grande banalité,
dépouillé. La seule astuce littéraire, ce sont les
deux premières pages.
Steve
Ça ne m'a pas plu. On a envie de le lire en voyeur parce que c'est
une femme qui écrit. Hervé Guibert a traité le même
sujet dans Fou
de Vincent. Ces deux écritures se lisent de façon
assez facile. J'ai gardé plus chez Guibert qu'avec Annie Ernaux.
Karine
Je n'ai pas aimé. Elle ne vit pas sa passion. Elle a conscience
des choses futures qui vont lui arriver. Elle maîtrise complètement.
Claire
Évidemment, avec le temps, elle est de plus en plus en dehors.
Christine
Au début, j'avais l'impression d'être derrière une
plaque de verre. C'est un livre sur l'échec. Elle ne me paraissait
pas passionnée. Elle démontre qu'elle ne peut pas l'écrire,
la passion. Elle écrit pour se libérer, pas pour nous, pour
changer de douleur ; on n'a pas grand-chose à voir avec son
projet. Sa note sur le présent,
ce n'était pas la peine de me l'indiquer, on avait compris.
Claire
En commentant, elle crée du décalage dans le temps, elle
épuise cette aventure.
Élisabeth
Oui, elle épuise le filon !
Christine
J'ai vu le film Border
Line, avec cette femme qui peut basculer.
Claire
C'est une Paulina 1992...
Renée
J'ai lu le livre avec voracité. J'étais très perturbée
par le livre. Il y a le mot passion. Passion va avec amour.
Or il n'y en a pas dans ce livre. Ce livre a été écrit
par une sexologue (protestations !). Je me suis retrouvée
complètement identifiée à cette femme. L'auteure
fait un exercice de style. "Naturellement,
je ne me lavais pas", naturellement, c'est gros.
Claire
Évidemment, elle se rend compte qu'elle ne fait que jouer un scénario,
qu'elle est banale.
Renée
"Mon innocence sera
excusée" : il n'y a jamais eu d'innocence
dans ce livre. C'est écurant d'inauthenticité. Fragments
d'un discours amoureux, c'est autre chose.
Claire
Tiens, c'est vrai, pourquoi elle parle d'innocence ?
Claire-Lise
Tu dis que tu es bouleversée et que c'est écurant
d'inauthenticité, n'est-ce pas paradoxal ?
Renée
J'assume mes contradictions
Christine
"Je
ne ressens aucune honte" à écrire cela,
c'est inauthentique.
Henri-Jean
Élisabeth a parlé de Duras, Renée de Barthes. On
ne compare pas Goliath et David.
Claire
Il n'y a aucune prétention chez Annie Ernaux. En tout cas, Barthes,
subtil, décoré et tout, on adore, mais je ne ressens pas
d'émotion à sa lecture (protestations !). Ici il
y a à la fois l'émotion et la pensée. Le passage
"c'est
par erreur qu'on assimile celui qui écrit à un exhibitionniste"
est très intéressant. La faute de français page
56, dernière pour précédente, montre
qu'elle est tellement dans ce passé qu'elle se trompe.
Claire-Lise
Je trouve magnifique l'idée du don
reversé à la dernière page.
Claire
Les deux dernières
pages sont sublimes.
Dominique
J'ai pensé au Boucher
d'Alina Reyes (que nous avons lu cette année).
Claire
C'est vrai, c'est la même centration sur un homme, mais dans Le
Boucher, la chair est présente et c'est heureux, dans Annie
Ernaux, c'est morbide, ses jours sont comptés, d'ailleurs la mort
est évoquée.
Fernando
Elle dit l'absence de dignité.
Notre soirée a eu lieu le 17 avril 1992,
nos 12 avis lui sont transmis par courrier le 20 avril 1992. Annie Ernaux
y répond le 4 mai. Un grand merci !
Annie Ernaux
Merci, vraiment, d'avoir pris la peine de retranscrire longuement le débat
- fort animé ! - qu'a suscité Passion simple. En
lisant les réactions, j'ai pensé qu'il était préférable
que je ne sois pas présente, les lecteurs étant ainsi beaucoup
plus libres de s'exprimer. J'ai été intéressée
par les diverses opinions, constatant une fois encore que les "condamnations"
sont souvent faites au nom de modèles d'expression de la passion,
en quelque sorte "consacrés" (Duras-Barthes) et en refusant
de voir le livre tel qu'il est (1). Mais une seule remarque m'a attristée,
c'est celle d'une femme qui évoque l'inauthenticité de mon
livre. Bien entendu, c'est une notion parfaitement floue et subjective,
il n'empêche que je sais tout ce que j'ai mis dans mon livre,
ce que j'ai engagé là... Mais enfin, ainsi que le disait
Proust "chaque lecteur est lecteur de soi-même", soi,
avec son histoire personnelle, sa culture, ses valeurs. D'où la
multiplicité des lectures.
(1) La "justice" en ce domaine consisterait à comparer
avec des textes tout à fait contemporains, d'auteurs de la même
génération, ou même plus jeunes.
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