« Enfant, quand
je m'efforçais de m'exprimer dans un langage châtié,
j'avais l'impression de me jeter dans le vide.
Annie
Ernaux s'efforce ici de retrouver les différents visages et la
vie de sa mère, morte le 7 avril 1986, au terme d'une maladie
qui avait détruit sa mémoire et son intégrité
intellectuelle et physique. Elle, si active, si ouverte au monde. Quête
de l'existence d'une femme, ouvrière, puis commerçante anxieuse
de « tenir
son rang »
et d'apprendre. Mise
au jour, aussi, de l'évolution et de l'ambivalence des sentiments
d'une fille pour sa mère : amour, haine, tendresse, culpabilité,
et, pour finir, attachement viscéral à la vieille femme
diminuée. |
Annie Ernaux
(née en 1940)
|
La
place ?
|
Une
femme ?
|
Denis (avis
transmis)
Ne pouvant pas venir ce soir, je donne brièvement mon avis, certainement
pas original. J'ai lu La
Place que j'ai trouvé infiniment triste
et souvent ennuyeux. Pourtant, une scène comme la mort du père
me restera en mémoire, et il est possible que je la relise de temps
à autre. Le style plat est très efficace dans les scènes
dramatiques, mais à longueur de livre, c'est pénible. Heureusement
c'est court ! Ernaux s'en explique
p. 24, et je prends donc ce livre comme
une expérience d'écriture. Je l'ouvre à moitié.
Une
femme, je l'ai lu il y a cinq ou six ans et
ne l'ai pas repris. J'ai le souvenir d'un portrait de femme attachant,
sensible, chaleureux (modérément !). Particulièrement
émouvant quand il s'agit de l'Alzheimer. Comme j'ai connu cela
avec ma propre mère, je n'ai pas eu le courage d'y revenir. Je
l'ouvre en grand en restant sur mes souvenirs. Bonne soirée !
Lisa(avis
transmis)
Je n'avais rien lu d'Annie Ernaux. J'ai commencé par Une femme.
Je ne savais rien de ce livre. Mais le projet a vite été
clair, vu qu'elle le présente au début. En nous exposant
son projet, elle prend le risque qu'on le trouve raté : si
on ne savait pas ce qu'elle avait voulu faire, tout aurait été
possible et chacun aurait vu ce qu'il voulait. Là on sait. Heureusement
c'est assez réussi. L'aspect social m'a le plus intéressée.
C'est un très beau portrait de femme, qui m'a émue.
J'ai enchaîné directement avec La place. Le projet
est le même. J'ai eu le même ressenti. J'ai été
émue. Est-ce la pauvreté qui m'émeut ? Je ne
sais pas, mais je le trouve émouvant cet homme, le livre m'a donné
les larmes aux yeux plus d'une fois, notamment lorsqu'elle évoque
la fierté de son père (« un
jour, avec un regard fier : "je ne t'ai jamais fait honte"»
p. 93) : je trouve cette phrase vivante,
je vois la scène sous mes yeux.
Les deux livres m'ont plu, oui mais que va-t-il m'en rester ? Pas grand
chose j'ai l'impression.
J'ai aimé ces deux livres, je les ouvre aux ¾.
Jacqueline(avis
transmis)
Autrefois, j'étais toujours un peu surprise de rencontrer autour
de moi autant de femmes qui aimaient Annie Ernaux parce qu'elles y retrouvaient
avec bonheur des situations qu'elles vivaient, ou avaient vécu,
et lui en étaient très reconnaissantes. Ce n'était
pas tout à fait mon cas, mais j'admirais cette capacité
d'écrire sur son temps et pour lui.
Nous avions lu dans le groupe Les
années en semaine lecture, j'aimais bien,
j'ai été touchée par Mémoire
de fille lu à voix haute à Reid
Hall et j'aurais aimé le faire lire à mes petites filles...
C'est une très bonne idée d'avoir programmé ces deux
textes ensemble puisqu'on y voit à l'uvre deux modes de narration
un peu différents pour évoquer un sujet un peu semblable.
J'ai beaucoup aimé le titre de La place, qui évoque
à la fois le souci du père de sa place sociale, la place
de la fille et celle de l'écrivain qui navigue entre deux langages
et garde de la distance au récit... J'ai beaucoup aimé lire
la vie de cet homme. J'ouvre en grand.
J'ai aimé aussi Une femme, le livre et la manière
dont cette vie est évoquée, la force de cette femme, son
évolution m'ont aussi touchée. J'ouvre aux ¾.
Brigitte
(avis transmis)
On ferme ce livre avec le même sentiment que si l'on revenait d'un
enterrement. C'est le bilan de la vie en apparence banale d'un homme "insignifiant"'
sous tous les rapports, le récit d'une existence qui ne devrait
laisser aucun souvenir.
Je trouve passionnant de réfléchir au sens de cette vie.
En fait, cet homme est un chaînon indispensable entre le grand-père
illettré au mode de vie moyenâgeux et l'auteure, brillante
femme de "lettres moderne" qu'est devenue Annie Ernaux.
Sa vie est une perpétuelle recherche pour être adaptée
en permanence à l'évolution du monde de l'après-guerre,
pour ne pas se laisser dépasser socialement : exercer une
profession au-dessus du statut d'ouvrier agricole, parler une langue française
exempte de patois, habiter une maison où le Formica a remplacé
les colombages
Cela me fait penser aux efforts consentis par les
Italiens, les Polonais
devenus français, pour s'adapter à
leur nouveau pays.
Notre époque oblige la société à évoluer
tellement rapidement qu'il est difficile pour le Français moyen
de ne pas se laisser distancer. C'est parfois tellement dur, tellement
contraignant, qu'il n'est pas possible de vivre pour soi, de profiter
du temps qui passe, de se construire une vie qui vous plaise. Vivre est
tellement difficile que cela ne laisse pas le temps de vivre !
L'écriture "blanche" adoptée par l'auteure est
particulièrement adaptée à son intention de traiter
ce sujet si difficile, et si important. Merci à elle. J'ouvre aux
¾.
Monique L
Je ressors de la lecture de La place avec un sentiment mitigé.
Le récit est court et se lit facilement. D'un point de vue sociologique,
la description de la vie en province à cette époque et dans
un milieu populaire est intéressante et bien rendue. Le père
est touchant et sympathique avec son parcours, ses faiblesses, ses maladresses
et son refus d'adopter les codes petit-bourgeois comme le font sa femme
et sa fille. Je peux comprendre qu'enfant et adolescente, l'auteure ait
ressenti de la honte vis-à-vis de sa famille trop humble, pas assez
cultivée et de leur milieu. C'est assez commun. Mais j'ai été
choquée par le regard très méprisant de l'auteure
(normalement devenue adulte) sur le monde d'où elle vient et sur
sa famille qu'elle ne juge pas digne d'elle et surtout par son incompréhension
de son père qui a voulu le meilleur pour elle et en a accepté
les conséquences. Son manque d'empathie pour son père m'a
été insupportable. Elle n'aime pas le milieu dont elle est
issue. Je ne ressens dans cet écrit aucune bienveillance pour les
classes populaires. C'est d'une froideur saisissante et dérangeante.
Elle regarde tout de haut comme le ferait un simple spectateur. Le ton
est condescendant et pas du tout neutre comme l'annonce l'auteure pour
soi-disant prendre de la distance et rester objective. J'ai du mal à
croire que son père ne lui ait rien légué de positif
et qui lui ait servi dans la vie. C'est d'un égocentrisme incroyable !
J'ai été mal à l'aise en lisant ce livre. J'y trouve
du mépris que n'excuse pas, à mes yeux, la "névrose
de classe" de l'auteure. Ce n'est pas du tout un documentaire
sans jugement comme s'en revendique l'auteure. Bref, un drôle d'hommage
qui, sous des airs de vouloir saluer sa mémoire, n'exprime que
du mépris et de l'incompréhension. J'ouvre ce livre ½.
(Plusieurs bouillent sans rien dire...)
Une femme, c'est le portrait d'une mère fait par sa fille
et de leurs relations. Contrairement à ce que j'ai ressenti en
lisant La place, là je suis séduite. Dans ce texte,
la froideur a disparu. L'auteure ne cache pas l'ambivalence de ses sentiments
pour sa mère, mais on sent sa propre fragilité émotionnelle.
La volonté d'évoluer et le caractère de sa mère
sont la source de la réussite de l'auteure. Elle avait de l'ambition
pour elles deux. Cette mère a tout fait pour permettre à
sa fille de changer de milieu et je pense que sa fille lui en est reconnaissante.
L'auteure ne cache pas les maladresses et difficultés de sa mère
dans ce désir d'accompagner sa fille dans son ascension. Je n'y
vois pas de mépris. La fin, lorsque la mère est atteinte
d'Alzheimer, est très touchante. On ressent un amour profond, viscéral :
"J'avais besoin de la
nourrir, de la toucher, de l'entendre". J'ouvre ce livre
aux ¾ (voir
suite de la soirée).
Annick L
J'aime vraiment beaucoup cette auteure, et en particulier ces deux romans
que j'ai découverts à l'époque de leur parution je
que j'ai ensuite souvent offerts. J'adore aussi Les
Années, un livre remarquable. Qu'est-ce que
j'aime tant chez elle ? Sans doute sa capacité à dépasser
la dimension autobiographique, tout en partant à chaque fois de
son expérience de la vie et de ses drames : ici la mort de
son père, puis de sa mère.
Elle les replace dans un contexte et elle a un talent fou pour faire revivre,
à travers eux et des détails du quotidien, un milieu social
à une époque donnée, par exemple en citant ces maximes
ordinaires aujourd'hui oubliées. Et cette évocation fait
ressurgir en moi plein de souvenirs, me touche profondément, même
si Annie Ernaux évite tout effet superflu, tout pathos, à
distance de ce qu'elle raconte. Je ne suis pas du tout d'accord avec Monique
qui trouve que dans La Place le regard porté sur son père
cet homme simple qui n'a pas beaucoup évolué
socialement (d'ouvrier agricole à ouvrier en usine, puis petit
commerçant !) est méprisant, il n'y a aucun
mépris là-dedans. Ce qu'elle montre bien c'est comment sa
propre ascension grâce à ses études, puis à
son mariage "bourgeois" a créé peu à peu
un écart impossible à combler avec cet homme, mal à
l'aise avec sa propre fille. Avec sa mère leur relation fusionnelle
a permis de préserver le lien. C'est un déchirement douloureux
souvent évoqué par des écrivains et des sociologues.
Ce livre est comme une réparation pour rendre hommage à
ce père incompris qui l'a pourtant aimée et portée
au plus haut.
(Dispute
entre Annick et Monique, mais qui n'en viennent pas aux mains
)
Le portrait qu'elle en dresse est au contraire plein de tendresse et de
respect, même si elle tient l'émotion à distance.
Pour moi c'est un grand écrivain car, avec une extrême économie
de moyens, elle réussit à être d'une efficacité
formidable. La Place me fait beaucoup penser à un roman
de Jean Rouaud, Des
hommes illustres : même hommage à son père,
tôt disparu, même évocation d'un milieu simple, dans
une province française des années 50. Le style est certes
très différent (récit plein de scènes pittoresques,
rythme soutenu) mais le projet littéraire est le même :
prêter une seconde vie à des êtres chers en les resituant
dans leur contexte.
Fanny
C'est pour moi une relecture. Et même une re-re-lecture pour Une
femme. C'est le même plaisir et la même émotion :
des choses très intimes avec une portée universelle. L'écriture
n'est pas froide, pour moi elle est réaliste. Avec un aspect sociologique
et au plus près des émotions. Pour le père, je n'ai
pas senti de mépris. Et quelle émotion quand à sa
mort on trouve dans son portefeuille cet article de journal où
elle est reçue deuxième au concours d'institutrices, ce
qu'elle ne deviendra même pas d'ailleurs ! J'ai lu Les Armoires
vides aussi. J'ai écouté de nombreux extraits de Les
années. Et j'ai entendu à Reid
Hall Mémoire de fille lu par Dominique Blanc en sa présence
(visages envieux de ceux qui n'y étaient
pas...) J'ai du mal à dissocier les livres. Mémoire
de fille, d'une certaine manière c'est beaucoup plus construit.
C'est intéressant d'avoir lu La place pour comprendre Mémoire
de fille. Je ne suis pas de sa génération, je ne viens
pas de Normandie, mais je peux me retrouver du fait de la portée
de ses livres. J'ouvre en grand ses deux livres et le reste.
Catherine
J'ai lu Une femme en premier puis l'autre. La scène du cercueil
par exemple est dépouillée, réaliste, il ne manque
que les clous du cercueil. Elle est détachée, mais elle
ne l'est pas. Le livre entraîne des résonances personnelles.
Elle évoque la vie à la campagne, la guerre, les commerces,
des expressions : et je crois entendre ma grand-mère. Très
intéressante est toute la problématique sociale, avec l'ascension
sociale qui impose de se débarrasser d'habitudes. Il y a un rendu
avec émotion et de talent. La relation avec la mère et le
père, plus réservée avec le père, c'est touchant.
L'un et l'autre livre se complètent et c'est intéressant
de les lire l'un après l'autre. J'ouvre en grand.
Séverine
J'ai lu La place puis Une femme. Je suis d'une certaine
manière dans la même situation qu'Annie Ernaux. Il s'agit
de surclassement, pas de déclassement. J'ai pensé à
Ressources
humaines de Laurent Cantet : le fils va faire un stage là
où le père est ouvrier (et en plus le bonus du DVD comporte
un commentaire de tout le film par Annie Ernaux et une rencontre entre
elle et Cantet sur le thème de "la honte" !) J'ai
préféré La place, où elle parle d'elle-même.
Quant à Une femme, j'ai pleuré tout le temps. Ce n'est pas
une lecture-plaisir, mais c'est une lecture essentielle. Je l'ai lu dans
un volume emprunté à la bibliothèque qui s'intitule
Écrire
la vie : c'est vraiment ça. J'ai préféré
La place. Je ne sais pas expliquer comment elle arrive avec ce
style
J'ouvre en grand.
Claire
C'est à cause ou grâce à toi que nous lisons Annie
Ernaux.
Séverine
Ah oui, plusieurs d'entre nous (11 de Voix au chapitre) avons rencontré
à Trinity College à Dublin lors de notre "voyage
littéraire" un éminent universitaire titulaire
de la chaire de français
à qui j'ai demandé quels auteurs français contemporains
étaient au programme du cursus
de français. Le premier nom cité : Annie Ernaux ! Ce
qui nous a donné envie de la (re)programmer...
Claire
Outre ce détour par l'Irlande, c'était une très bonne
idée que vous avez eue Fanny et Annick de nous proposer les deux
livres ensemble.
Je crois que c'est dans le groupe que j'ai lu mon premier Ernaux. J'ai
lu une dizaine de livres, mais aucun consacré à la famille
car ça me barbe a priori : Passion simple, Journal du dehors,
Se perdre, L'occupation, L'usage de la photo, Les Années (un
chef-d'uvre !), Mémoire de fille, Regarde les lumières
mon amour (que j'avais lu quand on avait choisi de lire au choix dans
la collection "Raconter
la vie").
Quand j'ai commencé La Place, j'ai eu un sentiment que doivent
souvent connaître les gens qui ont beaucoup lu, et beaucoup lu un
auteur, et qui pour moi est exceptionnel, j'ai eu un sentiment de retrouvailles
; je me suis retrouvée dans une écriture où j'aime
baigner : ce je unique, ces expressions en italique qui
soulignent la langue, le rapport à l'écriture car on est
aussi dans le livre en train de se faire, la force de certaines scènes,
l'émotion ressentie sans aucun appel à l'émotion
(poignante, qui sert le cur), l'analyse fusionnée avec le
rendu, le renvoi à soi-même lecteur (dans le vécu,
comme dans la langue : je pense à cette expression "aller
aux commissions"). J'ouvre en grand La place et aux ¾
Une femme, peut-être moins dépouillée.
Etienne
Je ne connaissais pas Annie Ernaux et je vous remercie de l'avoir découverte.
Car j'ai un très grand enthousiasme. J'ai lu Une femme puis
La place. Je me suis d'abord demandé quel était le projet.
Je me suis arrêté à cette expression : "passer
sous la littérature" ; était-ce de
la modestie ? Puis j'ai compris : elle passe sous l'image. Elle
trouve les parents sous l'image, elle leur redonne vie à partir
d'instantanés. Il n'y a pas de mépris. Mais c'est sans concession.
Ça m'a touché. J'ai eu un projet pour mes grands-parents
encore vivants et je les ai enregistrés plusieurs heures, à
la pêche aux anecdotes, et j'ai constaté qu'ils n'étaient
pas vraiment les personnes que je croyais. Ainsi elle passe sous la photo.
Le deuxième projet que j'ai découvert c'est de résoudre
la tension due au surclassement. Elle est programmée pour ça.
On comprend d'où ça vient. La place est plus sociologique.
Le style est précis, chirurgical. Avec une tentative de revenir
à l'essentiel et de ne pas faire d'effet de style. C'est La
place que j'ai le plus aimé. Et qu'elle parle aussi de ses
grands-parents, ce grand-père qui hait les livres. Quel pouvoir
pour décrire l'ambiance ! Et cet enfant en convalescence qui
meurt étouffé... ("Un
enfant du village, en convalescence d'une scarlatine, est mort étouffé
sous les vomissements des morceaux de volaille dont on l'avait gavé.")
Et Proust ! (qui "relevait
avec ravissement les incorrections et les mots anciens de Françoise.
Seule l'esthétique lui importe parce que Françoise est sa
bonne et non sa mère.") Et c'est le désir
de ses parents ce surclassement. J'ouvre entièrement pour les deux.
Danièle
Je ne connaissais pas encore Annie
Ernaux, quand, l'année dernière, un copain de ma fille,
sociologue, m'en a offert trois (La honte, Regarde les lumières,
La place). En lisant le premier, j'ai d'abord cru que c'était
un ouvrage à tendance sociologique, et que cela expliquait le style
atone, factuel, et pour tout dire ennuyeux. Puis, pour chacun d'eux, au
fil de la lecture, j'ai constaté qu'une certaine émotion
me gagnait, sans que rien n'ait changé dans le style. Comment procurer
une telle émotion avec une telle économie de moyens ?
C'est la question que je me pose en fait dans tous les livres que j'ai
lus d'elle, en particulier dans La place, et dans une moindre mesure
avec Une femme.
Je parlerai surtout de La place. Elle dit p. 24 : « le
roman est impossible. Pour rendre compte dune vie soumise à
la nécessité, je nai pas le droit de prendre dabord
le parti de lart, ni de chercher à faire quelque chose de
"passionnant", ou d"émouvant". »
En fait, l'émotion naît justement de ce qu'elle va
à l'essentiel, capté derrière chaque geste, chaque
expression, chaque description. Elle rend compte ainsi du très
fort sentiment d'appartenance de ses parents à leur milieu, mêlé
d'un sentiment d'infériorité au fur et à mesure de
l'entrée de leur fille dans un monde enrichissant intellectuellement
et socialement, mais qui la métamorphose et qui n'ouvre aucun espace
de communication avec le monde qu'elle laisse derrière elle son
mari, par exemple, ne verrait pas l'intérêt, d'après
elle, d'aller rendre visite à ses parents.
"La place", c'est la place qu'on occupe socialement. Ici, c'est
le côté perte qui est raconté. C'est la perte des
liens avec les parents, avec l'environnement populaire de son enfance,
avec en plus un sentiment de trahison. Parce que l'enfance, c'était
aussi le bonheur, mais "à la fois le bonheur et l'aliénation".
Le père, lui, se sent "déplacé" quand il
n'est pas à la hauteur d'une situation (p. 59), pas à la
hauteur de sa fille, aussi.
Il me semble aussi que ces tranches de vie nous concernent tous, dans
la mesure où, à l'âge de l'adolescence, on a parfois
honte de ses parents, on cherche à s'éloigner ou en tout
cas à s'en démarquer sauf à être
en parfaite harmonie avec ses parents !... Ce peut être dans
l'ascension sociale, comme ici, ou autre chose. C'est une vision qui évolue.
Mais c'est au moment où ils disparaissent, souvent, que nous sommes
prêts à rassembler nos souvenirs par flashes, pour une appréhension
plus objective de nos rapports. En cela, le livre a une portée
universelle qui me touche beaucoup.
Geneviève
Je n'avais pas lu Une femme que j'ai découvert avec bonheur.
En revanche, La place est important pour moi depuis longtemps.
J'ai lu aussi La
Femme gelée, Les
armoires vides, Les
Années et Mémoire
de fille. Mais je fais partie des gens qui ont été
agacés par Passion
simple.
J'ai relu La place qui pour moi reste lié à la période
où j'étais documentaliste en lycée professionnel
en Seine-Saint-Denis. J'étais très frappée par les
conflits de loyauté dans lesquels se débattaient certains,
entre réussite scolaire et fidélité à son
groupe, sa famille et sa langue. J'ai souvent conseillé La place
et certains ont eu l'air d'y être sensibles. Je réalise maintenant
l'écart entre la vie d'une jeune fille normande et celle de ces
jeunes ! J'ai plus été frappée cette fois par
le portrait de son père, que je perçois comme à la
fois plein de tendresse mais aussi empreint de rejet et de honte. Dans
Une femme comme dans La place, j'admire la manière
dont Annie Ernaux tisse un discours fait d'émotions et de sensations.
C'est de cette manière qu'elle reste fidèle à ses
parents et qu'elle leur construit une sorte de "tombeau" au
sens littéraire du terme.
De par le sujet du conflit de loyauté social, j'ai pensé
à Retour
à Reims et même à l'excellent livre de Stéphane
Beaud 80
% au bac... et après ? qui traite du sentiment de
trahison ressenti par les nouveaux bacheliers d'origine populaire.
J'ouvre en grand les deux romans.
Françoise
Annie Ernaux, pour moi c'est une grande écrivaine. Les
Années, c'est formidable. Il n'y a que Passion
simple que je n'ai pas aimé. C'est extrêmement émouvant,
l'uvre d'Annie Ernaux. Qui disait tout à l'heure que son
uvre, c'est un tout ? Et pour ce tout, j'ouvre en grand.
Avec son écriture, je ne sais pas décortiquer comment elle
s'y prend pour rendre à la fois la distance, l'émotion,
l'universel : car il y a forcément une résonance pour
chacun. Le rapport à la mort des parents bien sûr. Son écriture
me bluffe. Les deux, La place et Une femme m'ont touchée.
La place m'a plus intéressée par le côté
sociologique, et cette époque d'après-guerre, avec les premières
résidences secondaires, le commerce. Les parents ont aussi voulu
sortir de leur milieu : le père est passé de la paysannerie
à la classe ouvrière (comme mon grand-père) puis
ils ont été commerçants, avec un retour en arrière.
D'autant que le père a longtemps été obligé
d'être les deux, ouvrier et petit commerçant. "
(Nouvelle
dispute concernant le fait que devenir commerçant est une promotion
ou une descente sociale
)
J'ouvre en grand.
Claire
La lecture d'Annie Ernaux
m'a donné envie de lire Retour à Reims de Didier
Eribon que je vais voir adapté au théâtre par
Ostermeier.
Monique L
Je l'ai vu et ne te dis pas comment ça finit...
Claire
J'ai trouvé le livre très intéressant sur le parcours
de cet autre "transfuge de classe", même si l'auteur que
je perçois dans le livre ne suscite pas mon entière sympathie.
Mais ce n'est pas une "écriture" comme Annie Ernaux,
ce n'est pas ciselé, ce n'est pas un texte où je me dis
comme pour Annie Ernaux" il n'y a pas un mot de trop". Il rend
hommage à Annie Ernaux à plusieurs reprises (voir
les passages). Il m'a donné envie de lire des livres d'auteurs
qui ont compté pour lui et pour certains pour Annie Ernaux (et
que je ne lirais sans doute pas sans le groupe) : de
Pierre Bourdieu Esquisse
pour une auto-analyse, de Simone
de Beauvoir Mémoires
d'une jeune fille rangée.
Plusieurs
Je suis pour !
Claire
De plus, nous n'avons jamais rien lu de la Grande Simone.
(Le livre est programmé.)
Claire
C'est quand même très gros...
Il y a aussi, que cite Eribon : Élise
ou la vraie vie de Claire Etcherelli.
Annick
Oh non, c'est un roman social réaliste des années 70, très
ennuyeux.
Claire
Et un auteur américain qui a une dizaine
de livres traduits en français, John
Edgar Wideman, Suis-je
le gardien de mon frère ?
(Personne ne connaît ce nom.)
Claire
Dans le livre d'Eribon, j'ai été très intéressée
par ses explications sur la substitution au soutien automatique au PCF
("le parti") par celui au FN qui touche sa propre famille. Et
je me suis dit : alors qu'Annie Ernaux n'hésite pas à écrire
de façon très engagée dans la presse, elle ne s'attarde
pas sur le rapport à la politique de ses parents.
Etienne
On parle de Croix-de-feu à un moment.
Françoise
Dans leur café, les parents évitent la politique justement.
(Voir des précisions ultérieures à la soirée.)
Claire
J'ai lu cette semaine Le
vrai lieu,
des entretiens avec Michelle
Porte, qu'on a pu voir à
l'écran. Et je vous recommande le petit bijou Retour
à Yvetot, aux éditions du Mauconduit, des éditions
"à la première personne", dont la ligne éditoriale
est définie entre autres par trois citations savoureuses :
- "Consigner des paroles essentielles avant quelles ne sévanouissent"
(Jean Malaurie, fondateur de la collection "Terre
humaine")
- "Lintime est encore et toujours
du social, parce quun moi pur, où les autres, les lois, lhistoire,
ne seraient pas présents est inconcevable" (Annie Ernaux)
- "Pour quune chose devienne intéressante, il suffit
de la regarder assez longtemps." (Gustave Flaubert)
Annick lit un passage de La place : "Un dimanche après la messe, j'avais douze ans, avec mon père j'ai monté le grand escalier de la mairie. On a cherché la porte de la bibliothèque municipale... voir la suite
Séverine
Tout compte fait, on peut conclure que le Trinity college a parfaitement
raison... et nous pouvons envoyer nos avis à Annie Ernaux.
Ce qui fut fait. Annie Ernaux
répond le 5 février 2019 :
Merci, merci de m'avoir fait lire une nouvelle fois les impressions de
lecture de votre cercle, si vous saviez combien c'est intéressant/violent/jouissif
pour moi de découvrir ce que pensent réellement des
lecteurs ! Car, naturellement, les lettres que je reçois ne
parviennent jamais de lecteurs qui n'ont pas aimé le livre, ou
pas spécialement. Il est remarquable que La place divise
toujours, sur l'écriture, sur le sens de ma démarche. Relire
les interventions à propos de Passion simple en 1992 m'interroge :
les réactions seraient-elles les mêmes aujourd'hui ?
J'ai sursauté en lisant que Élise
ou la vraie vie était un "roman social réaliste
des années 70, très ennuyeux". Peut-être que
le contexte la guerre dAlgérie n'a
pas été perçu...
En tout cas, bravo pour "Voix au chapitre", et avec toute ma
sympathie à tous.
QUELQUES
REPÈRES À PROPOS DE L'UVRE D'ANNIE ERNAUX
Ses livres
- 1974
:
Les armoires vides, Folio 1984
- 1977 :
Ce
qu'ils disent ou rien, Folio
1989
- 1981 :
La
femme gelée, Folio 1987
- 1983 :
La
place, Folio 1986
- 1988 :
Une
femme, Folio 1990
- 1992 :
Passion
simple, Folio 1994
- 1993
: Journal
du dehors, Folio 1995
- 1997 :
La
Honte, Folio 1999
- 1997 :
"Je
ne suis pas sortie de ma nuit", Folio 1999
- 2000 :
La
Vie extérieure, Folio 2001
- 2000 : L'Événement,
Folio 2001
- 2001
: Se
perdre, Folio 2002
- 2002 : L'Occupation,
Folio 2003
-
2003 : L'Écriture
comme un couteau : entretien avec Frédéric-Yves
Jeannet, Stock, Folio 2011
- 2005 : L'Usage
de la photo, avec Marc Marie, Folio 2006
- 2008
: Les
Années, prix
Marguerite Duras 2008, prix
François Mauriac 2008, Folio 2010, Prix
Strega de la littérature européenne 2016
- 2011 : Écrire
la vie, coll. "Quarto" (plus de 1000 p.) : Les
armoires vides - La honte - L'événement - La femme gelée
- La place - Journal du dehors - Une femme - "Je ne suis pas sortie
de ma nuit" - Passion simple - Se perdre - L'occupation - Les années
- 2011 : L'Autre
Fille, éd. Nil coll. "Les Affranchis"
- 2011 : L'Atelier
noir, éd. des Busclats
- 2013 : Retour
à Yvetot, éd. du Mauconduit, texte de sa conférence
prononcée dans sa ville d'enfance d'Yvetot en 2012, accompagné
d'un entretien et de photographies personnelles avec, en guise de légendes,
des extraits de ses livres
- 2014 : Regarde
les lumières mon amour, Seuil coll. "Raconter
la vie", Folio 2016
- 2014 : Le
vrai lieu : entretiens avec Michelle Porte, Folio 2018
- 2016 : Mémoire
de fille, Folio 2018
Des livres adaptés au théâtre
- La Femme gelée - Se Perdre - Passion simple
- L'Événement - La Vie extérieure - Les Années
- L'Autre Fille - L'Occupation - Mémoire de fille
Certains autres spectacles utilisent des extraits de différents
livres.
Quelques interviews
De nombreux entretiens sont disponibles. En voici
juste trois, échelonnés
dans le temps :
- Un entretien de fond de 2010
sur toute son uvre au Centre Pompidou sur le thème "Écrire,
écrire, pourquoi ?", avec Raphaëlle Rérolle, rédactrice
en chef adjointe du Monde des Livres : à
lire ou à
écouter.
- Dans ce dialogue précédent approfondi, Annie Ernaux
a une distance qu'elle n'avait pas encore quand elle parle avec Bernard
Pivot 26 ans avant, au sujet de son roman qui vient de sortir, La place,
à Apostrophes,
6 avril 1984, 10 min.
- Entre les deux, dans un
film où la parole du cinéaste qui la questionne est
"invisible", laissant toute la place à Annie Ernaux,
elle parle de son écriture dans sa maison de Cergy, extraite du
film Histoires d'écrivains, réalisé par Timothy
Miller, La Cinquième, BPI-Bibliothèque publique d'information,
2000, 13 min.
Un rapprochement
- La vie des autres
: Sophie Calle et Annie Ernaux, artistes hors-la-loi, Ania Wroblewski,
Presses de lUniversité de Montréal,
2016 ; un rapprochement à l'intention des groupies de Sophie Calle,
nombreux dans notre groupe.
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