Croire aux fauves, éd. Verticales, 2019, 152 p.

Quatrième de couverture
 :

"Ce jour-là, le 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête qui, en se confrontant, ouvrent des failles sur leurs corps et dans leurs têtes. C’est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l’actuel ; le rêve qui rejoint l’incarné."


Les photos montrent que les traces d'ours ont disparu...
Photo Caroline Chevalier 2019


Etonnants voyageurs, 2020


Le titre en anglais diffère...In the Eye of the Wild New York Review Books, 2021
Nastassja Martin (née en 1986)
Croire aux fauves (2019)

Nous avons lu ce livre pour le 22 avril 2022 et le groupe breton l'a lu pour le 19 mai. Voir en bas de page :

le parcours de Nastassja Martin
ce que dit Nastassja Martin après la publication.

Nos 16 cotes d'amour à Paris
Fanny (et son père) •FrançoiseJacqueline Sabine
Danièle EtienneLaura Nathalie
Monique LMuriel Rozenn
Catherine Claire Renée Séverine

Toujours notre triple formule depuis septembre 2021 : après la lecture des réactions transmises par écrit, alternance entre ceux qui sont présents et ceux qui sont à l'écran. Et notre jeu évène du jour : nous avons la liste de ceux qui ont envoyé leur avis avant la séance, mais on ne sait pas qui a écrit et on devine...

Les avis rédigés à distance
Séverine
Je le dis de prime abord, je pense que je suis passée à côté de ce livre, car j'imagine que beaucoup vont aimer et que son choix a dû être fortement motivé. Or, moi, je n'ai pas été sensible à ce récit. Au début, je me suis dit que ça allait être quelque chose dans le genre de De pierre et d'os de Bérengère Cournut, ensuite avec l'épisode de l'hôpital et de la mâchoire qu'on allait être dans le genre du Lambeau de Philippe Lançon (d'ailleurs ils auraient pu se croiser vu l'époque de l'épisode). En fait, ses considérations sur la vie, le rapport à la nature, aux animaux ne m'ont pas convaincue. Si d'animisme il s'agit, j'aurais finalement aimé en apprendre plus. Là, je n'ai pas eu envie de croire à ce qui peut se passer entre un humain et un ours, à ce côté fusionnel que peut entraîner ce combat, cette blessure, cette sorte de transfert… c'est dommage. Je trouve le propos, en fait, assez léger ou alors trop éparpillé : cette forme hybride ne fonctionne pas avec moi… trop personnel, un peu bateau sur ce qui motive la fuite en avant, pas assez "anthropologique" ou alors pas assez narratif comme l'avait fait Bérengère Cournut (qui ceci dit ne m'avait pas vraiment convaincue… mais après coup mieux que Nastassja Martin). Bref, je ne vais pas totalement fermer ma mâchoire sur ce livre..., soyons humains, je vais donc l'ouvrir un quart.
Laura
Après qu'Etienne nous a présenté le livre, je ne savais pas trop à quoi m'attendre. J'avais peur de rentrer dans un livre trop étrange pour moi, trop décalé de mon monde et de mes habitudes. J'avais peur d'être trop réticente. Mais finalement, après ma lecture, j'ai sincèrement apprécié. J'ai eu la sensation d'être tombée en effet dans un autre monde, mais un monde vrai, plus vrai que le nôtre. Ma lecture, c'était retrouver la réalité des choses, entrer dans la toundra, retrouver les éléments, retrouver la terre. Cela, tout en étant en même temps transportée dans un lieu empreint d'onirisme. Nastassja Martin est entre les deux, elle navigue entre rêve et réalité vraie. Elle n'est, au fond, jamais présente, toujours absente, toujours en voyage, elle est l'insaisissable. Mais aussi, malheureusement peut-être pour elle, elle est celle qui n'habite plus nulle part. L'univers m'a étrangement fait penser à l'Ancêtre de Saer, mais un peu plus européanisé, c'est peut être pourquoi j'ai plus facilement accroché.
J'ai vraiment beaucoup apprécié toutes ses réflexions philosophico-psychologiques, un peu tordues à mes yeux mais très poétiques, par exemple, p. 150 :
                  Être ligoté à leur liberté à leur insoumission
                  Être tenu par l'impossible
                  Par ce qui ne doit pas advenir

Je trouve ça très beau, d'avoir les yeux ouvert sur son propre destin incertain, de percevoir sa propre soumission à ce qu'on ne peut jamais attendre ou comprendre. Par contre, je me demande sincèrement pourquoi elle n'a pas écrit ses participes passés au féminin ici.
Je sais que je ne me souviendrai pas de tous les détails de l'ouvrage, que je risque même d'oublier la trame, parce qu'il ne m'a pas non plus énormément marquée, il a été la renaissance de Nastassja, mais pas la mienne. Par contre, je pense me souvenir de ce que j'ai ressenti à la lecture, mais aussi de l'affreux passage de la tuerie des cerfs (outch). Bref, un livre d'introspection profonde sur ce que l'autrice est, sur qui elle est, mais aussi sur ce qu'elle est avec le monde, et par dérivation, ce que nous sommes tous avec lui.
J'ouvre aux ¾ parce que tout le passage à la Salpêtrière m'a sortie un peu trop de l'histoire.
Sabine
Je suis très vite entrée dans ce récit personnel, dont j'ai aimé l'écriture fluide, émotionnelle, imagée. Le présent de narration permet une immersion immédiate du lecteur qui suit, au fil des saisons la reconstruction de l'anthropologue et son retour sur les lieux "du crime".
Évidemment, l'intérêt principal du livre réside dans le rapport de l'être humain à l'animal. J'ai tout de suite pensé à La Métamorphose de Kafka ainsi qu'à La femme changée en renard. Notre part de bestialité est très visible lors des conflits et des guerres, mais ce n'est pas de cela dont il s'agit ici : c'est plutôt la modification de notre ADN qui semble transmuer avec celui de l'animal. J'imagine que des ouvrages scientifiques, d'éthologues doivent traiter de ce sujet. Ce que rapporte l'autrice, ce sont les croyances animistes qui, au travers de ce combat physique, voient l'accomplissement d'une épreuve initiatique nécessaire, qui couronne, légitime, valide la place de la jeune femme dans cette communauté, aux confins de l'humanité.
J'ouvre donc en grand ce livre, tant pour la lecture forte et limpide du récit que pour la réflexion sur notre "transgenre" qu'il fait naître.
Rozenn
Voilà un livre qui ne m'a pas vraiment intéressée.
J'admets qu'il se lit agréablement et qu'il est original. Mais pour moi c'est tout.
Je l'ai lu tout de même jusqu'au bout.
J'ouvre un quart. Et même un demi pour l'exotisme.
Etienne(qui a proposé la lecture de ce livre et a envoyé son avis après la séance en ayant eu connaissance des cotes d'amour, mais pas encore des avis)
Si j'ai bon souvenir, c'est mon libraire qui m'avait conseillé ce livre au moment de sa sortie en me le vantant comme étant une sorte d'ovni à mi-chemin entre le roman et l'anthropologie et qu'il était un peu passé sous le radar des sélections : je n'ai pas été déçu.
Finalement, bien qu'écrit différemment, il y a une sorte de fil conducteur avec L'ancêtre que j'ai proposé il y a un mois : la découverte d'une altérité radicalement différente de la nôtre et la tentative (vaine ?) d'accéder à une autre réalité. Mon avis est basé sur ce qui me reste de cette lecture car je n'ai pas relu le livre et ne me rappelle plus exactement les péripéties de Nastassja. Ce qui m'avait plu était d'abord sa langue : cet alliage finalement assez naturel entre langue poétique et rigueur d'un esprit scientifique sans a priori, presque naïf, qui tente d'appréhender son expérience. Le format journal intime ajoute juste ce qu'il faut de pathos pour que l'on soit embarqué sans que cela soit rébarbatif. Enfin sans rentrer dans un délire chamanique/new age, je pense être assez sensible à l'espace du rêve et à ce qu'il véhicule en tant que symbole (j'ai encore le souvenir précis de certains de mon enfance).
J'ai tellement accroché que j'ai embrayé peu après avec la lecture des Âmes sauvages qui, lui, est presque véritablement une thèse bien qu'assez facile à lire. J'y ai retrouvé les préoccupations de l'auteure avec cette volonté de restituer une vision du monde qui nous est étrangère, essayant de jeter des ponts entre notre vision exclusive de la nature et celle des Gwich'in. D'ailleurs j'ai lu quelque temps plus tard une très bonne BD reportage d'un journaliste que j'aime particulièrement (Payer la terre de Joe Sacco) sur ces Amérindiens de l'Alaska où l'on retrouve la complexité de la culture nord-amérindienne et son rapport à la terre. Il faudrait qu'on lise un jour cet auteur mais c'est du reportage ; est-ce pour le groupe lecture ? Bref je m'égare…
Pour revenir à notre ouvrage, j'ai pris connaissance des réactions et vu que c'était assez panaché. J'ai un peu rouvert le livre et certains défauts me sont apparus : oui c'est peut-être un peu emphatique/premier degré par moment, oui certains passages d'envolée anthropologique peuvent paraître cryptiques/pointus et j'imagine bien que ça a pu agacer. Ce n'est pas grave, je garde mon premier sentiment de cette belle découverte malgré tout : j'ai eu l'impression d'accéder à quelque chose de différent.
Je l'ouvre donc aux ¾.

Les réactions en présence et en dégustant saucisson de renne, etc.

  

Nathalie
C'est la première fois depuis que je participe au groupe de lecture que j'ai eu envie d'aller voir à la fin de ma lecture à quoi ressemblait l'auteure et qui elle était. Tout d'abord, parce que j'étais intriguée et fascinée à l'idée de découvrir son visage meurtri par les blessures infligées par l'ours, mais aussi et surtout parce que j'avais envie d'en savoir davantage sur elle et que je cherchais à mieux comprendre ce que je venais de lire. J'ai donc visionné une vidéo dans laquelle elle intervient longuement, mais ça n'a fait que me confirmer dans l'idée qu'il vaut mieux pour ma part que je m'abstienne, car plus j'en sais et plus il m'est difficile de parler ensuite du texte. Ce que j'ai entendu s'est complètement "sur-imprimé" sur ma réception du livre. Il m'est de fait impossible ce soir de ne pas être influencée par ce que j'ai entendu. Tout d'abord, parce que physiquement, elle contredisait l'image que je m'en étais faite (jugement et préjugés, satellisés) et deuxièmement parce qu'elle maîtrisait à la perfection et son contenu et son expression, ce qui n'est pas particulièrement le cas dans le livre qui peut présenter des passages que je considère comme des clichés comme par exemple cette comparaison "les humains ont cette curieuse manie de s'accrocher à la souffrance des autres telles des huîtres à leur rocher" p. 46 ; "grandir, c'est voir mourir ses rêves" p. 99, mais surtout parce qu'elle est beaucoup plus claire dans son entretien sur son projet d'écriture, qui est à la fois une récit à fonction cathartique, et surtout une réflexion double sur la posture de l'anthropologue sur le terrain et la fâcheuse tendance à vouloir catégoriser toute forme d'expérience indicible.
Le récit est celui d'une anthropologue confrontée à la limite de l'exercice de son étude. Une trop grande porosité entre l'observation et l'expérimentation l'a conduite à affronter un ours. L'expérience traumatisante révèle que le chercheur n'est pas tout-puissant, que les conditions dans lesquelles son étude le place peuvent conduire à lui faire perdre toute forme d'objectivité, ce qui a mené la narratrice à chercher coûte que coûte l'affrontement avec celui qui a envahi ses rêves. Je pense aussi que l'auteure aurait dû prendre le temps d'expliquer l'opposition qui existe entre une société basée sur l'animisme où tout être vivant a une âme identique et une enveloppe corporelle différente et qui peut communiquer par le médium du rêve, et celle d'une société qu'elle appelle "naturaliste" dans laquelle, au contraire, les âmes sont toutes différentes, mais se tiennent dans des enveloppes corporelles identiques (celles des humains). Le concept d'hybridation sur lequel elle travaillait depuis des années aurait pu également être plus explicité en début de récit.
Quoi qu'il en soit, c'est un très beau livre qui exprime avec délicatesse la nécessité du repli pour se reconstruire ou pour démêler les fils (présence des bougies qui adoucissent, le retrait du monde, la protection apportée par la yourte, par le clan). Un livre dont la narration est bien construite, le passage de la rencontre avec l'ours, sobre, le passage de l'agression, formidablement visuel.
J'ai particulièrement aimé la co-existence des carnets diurnes et nocturnes et du coup, j'ai trouvé que le renoncement final avait un aspect artificiel, tant la disparition du principe d'écriture sur le carnet noir me semble impensable. J'aime l'idée que ce n'est pas parce que les visions de la nuit disparaissent qu'elles ne cessent d'exister.
J'ai aimé l'idée que cela renforce en moi l'idée que la définition de la folie s'apparente davantage à une "altération du rapport au monde" p. 120 et que ce que l'on considère comme de la folie ici, n'en est pas ailleurs. C'est aussi la force de l'étude anthropologique que de nous faire comprendre cela. J'ai pensé à L'ancêtre de Saer parce que le jeune survivant passe également beaucoup de temps à observer sans comprendre. Rien que pour l'incipit, on peut avoir envie de l'offrir malgré ses maladresses. Ce n'est peut-être pas un livre au sens littéraire du terme, mais c'est quand même un livre qui fait voyager ! Je l'ai aimé, je l'ai offert et je l'ouvre aux ¾.
Claire
J'ai eu de la curiosité au début du livre, n'en sachant rien, ignorant si c'était de la fiction ou non. J'ai suivi avec un certain suspense les péripéties russes médicales, puis je me suis lassée une fois en France et bien que je sois allée jusqu'au bout pour savoir la suite, j'ai trouvé un inintérêt global à ce livre, m'interrogeant même : ce livre est-il bien un "livre-pour-le-groupe-lecture" ?...
Une fois lu la quatrième de couv qui me confirme que ce n'est pas de la fiction, j'y vois un témoignage sympathique, certes d'une héroïne dure à cuire aux capacités admirables - je me passerai bien de l'évocation de sa maman (censées attendrir ?) - mais dont les qualités littéraires, du moins dans ce livre, me semblent réduites.
Le name dropping me paraît décoratif, quand sont cités Quignard, René Char, et j'en passe.
Pour ce qui semble l'essentiel du livre, je suis prête à toutes les aventures animistes (et je me sens d'emblée très réincarnée), mais là ça me semble factice : elle ne me fait pas croire aux fauves ; des passages abstraits me semblent d'une grande banalité :

Il faut sortir de l'aliénation que produit notre civilisation.

Ou verbeux :

Que fais-je d’autre qu’oser un pas de côté pour mieux voir, voir les signes qui puisent en moi et qui annoncent l’Époque, ses contradictions, sa fureur, sa tragédie ?

Ah bon c'est bien ? Et ça... avouez !

On vit ainsi consciemment dans l’illusion de l’éternité, parce qu’on sait pertinemment qu’en un instant tout ce que l’on a toujours connu se délitera, se recomposera, ici ou ailleurs, se métamorphosera et deviendra ce quelque chose d’insaisissable dont on ne pourra plus rien assumer.

Ou s'essayant à faire du style... :

La stabilité des êtres et des choses m’échappe, leur organisation en systèmes intelligibles et institués me fuit, la possibilité de leur pérennité dans le temps me déserte.

Je l'ouvre ¼ pour l'espoir déclenché au début et la jolie couverture.
Renée(à l'écran)
J'ai été très intéressée, mais j'ai trouvé Nastassja Martin froide, elle n'a pas su "incarner" son personnage et nous la rendre sympathique. J'ai apprécié l'absence de pathos comme dans Le lambeau, mais j'ai trouvé l'auteure (et son personnage) complètement givrée. Outre les risques avec les ours, elle pourrait être arrêtée par les Russes et mise en prison. Elle a vraiment un grain. Elle parle d'ailleurs "d'altération du rapport au monde" et de dépression.
Bref, je l'ai lu avec plaisir, mais c'est trop intellectuel pour moi, je ne ressens aucune compassion pour la narratrice, je reste à l'extérieur du récit. J'ouvre au quart.
Jacqueline
J'ai aimé le début de l'histoire dans l'attente, l'indistinction et la confusion avec l'ours, puis la rupture avant l'arrivée de l'hélicoptère. J'ai aimé la narration sobre, au présent, qui me permet d'accompagner au plus près cette jeune femme. J'ai aimé que le récit me fasse entrer à petit pas et en courts paragraphes très denses dans cette notion de prédestination. Jusqu'à penser : normale son affinité avec l'ours, elle s'appelle Martin ! J'ai aimé les transcriptions de bribes de russe compréhensibles pour une débutante. J'ai aimé tout ce qui me permettait d'entrer dans ce monde inconnu du Kamtchatka et cette confrontation de civilisations si différentes.
J'ai beaucoup aimé cette histoire de reconstruction pour laquelle elle s'appuie sur tout ce qui a fait sa vie jusque là pour bâtir une histoire qui donne sens à ce qui lui est arrivé d'inimaginable, sauf peut-être dans les légendes de ces cultures en train de disparaître... J'ouvre en grand.
Fanny
Je suis contente d'entendre des avis réservés, car j'étais tellement prise quand j'ai lu le livre, que je n'avais pas de distance. Je rejoins Claire quant aux phrases pompeuses, ce n'est pas la qualité d'écriture qui fait l'intérêt de ce récit. Cependant cela n'atténue pas l'intérêt que j'ai eu à le lire.
Ce qui se passe avec l'ours n'est pas un accident, elle devait faire cette rencontre : cela me semble très éloigné, aux antipodes de ma vie quotidienne, comme cette dimension de "miedka", ni humain, ni animal. Souvent les livres qui parlent de la part d'animalité (par exemple Truismes ou La femme changée en renard) me dérangent. Je ne sais pas pourquoi celui-ci ne m'a pas produit cet effet.
Contrairement à Nathalie, je n'ai pas eu envie de voir son visage ; étrangement je n'y ai même pas pensé.
Je ne me suis pas ennuyée par le passage à Paris et j'ai trouvé intéressante la construction en rapport avec les saisons. Le parallèle entre les deux civilisations qui sont les siennes est très fort : là-bas on lui donne du sang pour avoir de la force. Sa blessure n'a rien d'occidentale et pour guérir elle doit retourner sur le lieu d'origine.
J'ouvre en entier et je le conseillerai, même si certains passages peuvent heurter.

(Deux mois plus tard)
J'ai prêté Croire aux fauves à mon père qui s'est régalé. Il m'a envoyé ses ressentis à chaud par message :
"Je viens de finir ton livre Croire aux fauves. Étrange aventure et surtout étrange personne vivant entre deux mondes, entre deux civilisations, rationaliste d'un côté, animiste et chamanisme de l'autre. Elle porte cette dualite en elle. Sans cesse entre ces-ses deux mondes. Fascinant. On peut sans doute aussi en faire une lecture psycho quelque chose, mais je prefère cette vision d'une personne qui est reliée avec cette très ancienne vision du monde où les humains n'étaient pas dissociés du monde, mais en faisaient partie parmi les autres espèces. On retrouve ce lien ancien en Afrique, chez les Aborigènes, les Indiens d'Amérique, les peuples sibériens et probablement dans les très vieilles civilisations européennes, Lascaux, Chauvet et autres.
Et puis, aussi, dans ces philosophies anciennes il y a, je crois, la croyance en l'existence de plusieurs mondes, monde des esprits, des ancêtres etc., avec lequel seuls les chamanes peuvent entrer en lien pour tenter de décripter l'avenir ou améliorer le présent. Les civilisations formatent vraiment les esprits. Aussi, et j'en reviens au livre, c'est passionnant quand une personne de notre civilisation et de notre temps s'immisce par son corps, son vécu et son intelligence dans ces philosophies antiques.
Merci de m'avoir fait lire ce bouquin."
Danièle(à l'écran)
Je suis un peu dans la ligne de Fanny, et contrairement à Claire, je ne ressens pas du tout de verbiage dans les propos de Nasstaja Martin. J'ai plutôt un a priori positif. Elle se fait attaquer par un ours dans un monde rempli de superstitions à propos des ours en particulier et de la nature en général et en retire une expérience extraordinaire qu'elle nous fait partager.
Il est vrai que j'ai dû relire certaines phrases. Mais c'est un peu comme lorsque je lis un philosophe hindou, je ne comprends pas toujours car il se situe dans des sphères qui, par son mode de pensée, me sont inaccessibles. Elle, a une expérience totale de ce qui l'entoure et je me suis sentie petite par rapport à ce à quoi elle a accès. C'est une vision totale du vivant, êtres humains et animaux confondus, plutôt dans l'air du temps d'ailleurs. Son expérience d'anthropologue, dominée par l'esprit de recherche scientifique, l'amène à vivre dans un univers immense, beau et dangereux, et à côtoyer des civilisations où le réel et le mystique s'entremêlent, sans doute pour se protéger d'un monde hostile malgré lui. Anthropologue, et donc plutôt intellectuelle, elle se glisse pourtant dans la peau des gens qu'elle étudie, elle prend quelque chose d'eux, avec une certaine humilité, et construit avec eux des liens sociaux solides, des amitiés, qui vont au delà du dicible. Elle partage avec eux l'humilité devant cette nature qui vous dépasse et en même temps observe en anthropologue la construction de mythes qui vous aident à affronter vos peurs.
Elle pose aussi la question de l'identité par rapport à l'apparence extérieure modifiée qui coupe les relations : on est le même et quelqu'un d'autre pour les autres - situation insoutenable, horrible à vivre ; je connais quelqu'un qui a vécu cette défiguration. Depuis, quelque chose s'interpose entre elle et nous et nous avons du mal à accéder à la personne.
J'ai vu dans le livre beaucoup d'acuité et de sincérité, c'est une femme entière. Elle a une expérience extraordinaire de la vie, riche et multiple, qu'elle essaie de nous faire partager. Peut-être seulement dois-je prendre le temps de me repositionner par rapport à cette philosophie hybride.
J'ouvre aux ¾.
Françoise (qui n'a pas réussi à ne pas faire transparaître son avis par diverses mimiques pendant que les autres parlaient...)
J'annonce que j'ouvre en grand, j'ai adoré ce livre. Pourquoi ? Ce récit traite du rapport à l'animal, de l'animisme ; c'est complètement nouveau pour moi. J'ai pensé, oui à Philippe Lançon, mais aussi - je vais faire grincer des dents au souvenir de la séance - à Sylvain Tesson que j'apprécie beaucoup, ou encore à Ermites dans la taïga. Tout ça me fascine.
Dans son écriture, rien ne m'a gênée et son histoire m'a accrochée avec les Russes, les Évènes, l'animal.
Une amie m'a rappelé que j'avais assisté à une conférence d'elle sur les ours au Musée de la chasse et de la nature, je ne m'en souvenais même pas. Et c'est vrai qu'alors elle avait une grande cicatrice...
J'ai eu un très grand plaisir de lecture, fascinée par ce qu'elle nous apporte de par son expérience et sa position. Le rapport à l'animal est différent là-bas : on vit avec et de l'animal. J'ai trouvé fascinants la rencontre avec l'ours, les rêves. J'aime son témoignage et j'aime les témoignages, c'est ça qui m'intéresse.
Monique L
L'inimaginable et terrible mésaventure de cette anthropologue est bouleversante. On imagine sans peine la tornade qui a dû traverser son psychisme et l'énorme travail qu'elle a du accomplir sur elle-même pour traverser cette épreuve atroce. Le livre est une concrétisation de ce recul qui lui a été nécessaire.
C'est un récit à la fois poétique et rationnel.
L'auteure est débordée par ses rêves tout en étant occupée à survivre physiquement. Et son parcours médical à la Salpêtrière m'a évidemment évoqué Le lambeau de Philippe Lançon.
Son expérience de terrain m'a intéressée, surtout par ses rencontres et ses amitiés avec des hommes et des femmes dont le mode de vie et de penser est si éloigné du nôtre. Ce livre est troublant et déstabilisant. C'est un récit très singulier qui voit en l'animal une altérité. Nastassja dit être devenue une "miedka", "celle qui vit entre les mondes" portant une part d'ours en elle, comme l'ours qui l'a défigurée en porte une d'elle en lui. J'ai lu avec intérêt mais avec distance tout ce qui concerne l'animisme, sans doute par méconnaissance du sujet.
Ce livre nous faire réfléchir à notre avenir d'humains sur une planète au bord de la ruine, et met en lumière ce que nous sommes en train de perdre : les mythes anciens, l'harmonie avec la nature, l'équilibre entre les espèces vivantes, les espaces de liberté et de vie sauvage… Nastassja Martin dit sur France Culture : "on est à un moment crucial de l'histoire où l'on peut vraiment repenser nos manières de nous relier au vivant, et même repenser le vivant, puisque le vivant est lui-même en train de se repenser."
J'ouvre à moitié.
Muriel
J'ai eu du plaisir. J'ai été intéressée par la lutte avec l'ours, la suite dans les hôpitaux, c'est horrible. Mais le livre n'est pas très littéraire. Ça ne fait rien, l'histoire est intéressante et j'ai moi aussi fait le parallèle avec Le lambeau. C'est curieux ces photographies où on a l'impression qu'elle n'a rien eu…
Personne n'en parle mais… pauvre ours qui a reçu un coup de piolet...
L'animisme ne me gêne pas du tout. Moi aussi des phrases m'ont échappé où on ne voit pas où elle veut en venir.
Du plaisir donc, de l'intérêt et de l'admiration pour le courage. Le tout accroche, sortant de l'ordinaire. J'ouvre à moitié.
Catherine
J'ai aimé. Jusqu'à la page 18.

(Brouhaha...)

Après, les hôpitaux c'est chiant, anecdotique. Les Russes m'ont divertie, mais ensuite que c'est ennuyeux, la Salpêtrière aucun intérêt. Les thèmes auraient pu être intéressants : l'animisme, les Évènes... Mais c'est un livre raté, limité à son expérience, superficiel, qui survole des choses assez fascinantes. Peut-être suis-je passée à côté. Mais c'est un livre qui est ni d'anthropologie ni simple témoignage. Sylvain Tesson, c'est bien plus prenant. J'ouvre ¼.

Nous évoquons nos rencontres animales : Catherine est aussi tombée nez à nez avec un ours à Seattle mais ça c'est bien fini, Monique, attaquée par des sangliers s'est réfugiée sur un toit de voiture, Renée évoque les rats de jardin courants dans sa région qu'il ne faut pas regarder dans les yeux car ils vous sautent à la gorge, Claire craint les orignaux, mais reconnaît que le livre est bien un-livre-pour-le-groupe-lecture...

Cotes d'amour et synthèse des AVIS
DU GROUPE BRETON
réuni le 19 mai,
rédigée par Yolaine, suivie d'avis détaillés

ÉdithJean •Suzanne
ChantalMarie-OdileMarie-Thé
•Yolaine

Avis toujours à venir de •Sylvie

Nous nous sommes réunis pour le déjeuner puis la discussion dans le jardin de Marie-Odile, parmi les fleurs, poules et papillons. Atmosphère agricole et estivale aux antipodes du mode de vie des chasseurs cueilleurs du Kamchatka...
Livre étrange, exploit extraordinaire et authentique d'une jeune anthropologue française sortie blessée mais vivante d'un corps à corps musclé avec un ours brun dans une forêt au Kamchatka, tout, y compris la beauté énigmatique du dessin onirique de couverture, concourait à la séduction de la proie facile que constituait notre lectorat.
L'exotisme et le mystère de la destination où nous embarque Nastassja Martin, le Kamchatka, si lointain, sauvage et fermé aux étrangers, et d'autre part le prestige de sa thèse de 3e cycle sous la direction de Philippe Descola, disciple de Claude Lévi-Strauss, qui succéda à Françoise Héritier au Collège de France, ont fait le reste. Une bonne moitié a donc cédé sans résistance aux sirènes de l'anthropologie de la nature et de l'écopolitique, et a éprouvé un réel plaisir de lecture.
L'autre moitié, plus rétive, a refusé de se laisser hypnotiser par l'ours au regard fatal et est restée spectatrice. Tout d'abord la forme adoptée, narration littéraire là où on aurait peut-être attendu un témoignage plus circonstancié sur le rapport au monde des Évènes, a déçu. La comparaison a été évoquée avec un autre ouvrage lu dans le cadre de Voix au chapitre, De pierre de d'os, de Bérengère Cournut, qu'on pourrait aussi qualifier de "roman anthropologique" : c'est également un roman, mais qui nous fait plonger dans le mode de vie des Inuits.
Si anthropologie il y a, elle s'intéresse moins aux autochtones qu'à la visiteuse, scientifique occidentale, et par voie de conséquence à nous-même. Et là, nous entrons, elle et nous, dans une zone d'inconfort. Sa démarche initiatique pour comprendre la perception du monde à travers les yeux d'un peuple animiste et chamaniste, qui l'amène à "croire aux fauves" jusqu'à la métamorphose, finit par la submerger. Le traumatisme du combat avec l'ours et sa terrible blessure achèvent de la faire basculer de rêves prémonitoires en délire dépressif. Dans sa quête existentielle, on ressent une déstructuration, une altération de son rapport au monde, et une grande mélancolie intérieure. Sa description des soins chirurgicaux subis en Russie et en France exprime sa révolte, son malaise, et son écartèlement entre deux mondes où elle se sent également intruse et étrangère.
Si certains ont trouvé ce livre bien écrit, plusieurs ont trouvé son texte souvent abscons et confus, à l'instar du cheminement de son introspection. Normal, puisqu'elle essaie de dire l'indicible, ont dit certains. C'est la raison qu'elle invoque pour justifier son recours désespéré à la littérature. L'indicible, c'est, à travers notre regard sur la nature et notre place dans le monde, notre acceptation de la mort, que l'ours remet à sa juste place.
Marie-Odile
Ce texte me laisse perplexe. Certes, je voudrais l'aimer, ne serait-ce que pour être fidèle à l'intérêt qu'avait suscité en moi le témoignage de N. Martin que j'avais entendue à la radio. Mais j'avoue avoir été déçue par l'écriture, frustrée par le contenu et quelque peu déconcertée par l'aspect hermétique de l'expérience vécue. Est-elle communicable ? Sans doute que non. Pourquoi et comment écrire l'indicible, l'intraduisible ?
Je ne parle pas des touches documentaires (l'expérience des kolkhozes fut désastreuse, chez les Évènes chacun doit savoir tout faire, le départ ne se parle jamais, etc.).
L'essentiel est dans l'expérience individuelle, physique avant d'être métaphysique.
Je n'ai pu m'empêcher de penser à Philippe Lançon blessé dans sa chair (la mâchoire aussi), et dont le récit bouleversant m'avait si profondément émue. Les qualités littéraires de son texte n'y étaient pas pour rien. Rien de tel ici.
Cependant, j'ai aimé les passages qui évoquent le corps comme un point de convergence, voire d'affrontement, entre Est/Ouest, Paris/province, soignants/ours, l'idée qu'il y a eu un "nous", l'empreinte pas seulement physique laissée par l'ours et ce que dit Vassia de son regard. Je crois comprendre qu'il s'agit de reconsidérer la zone frontière entre animal et humain. J'ai pensé à la "lutte" entre Vendredi et le bouc Andoar dans le récit de Michel Tournier. J'ai pensé à l'animal dans Anima de Wajdi Mouawad…, à Jonas avalé par la baleine, à l'archaïque fête de l'ours aujourd'hui encore à Prats de Mollo où l'homme-ours descend de la montagne et poursuit les jeunes filles selon un rite ancestral…
Je me suis interrogée sur le titre. Dans Croire aux fauves, je retiens croire. S'agit-il de croyance, en une religion qui relie l'homme à l'animal et qui est ici incarnée, douloureusement inscrite dans la chair ?…
Je comprends la force de la "rencontre", le besoin de se réfugier dans le souvenir de ce moment qui marque à jamais, la souffrance liée au traumatisme et l'altération du rapport au monde qui s'en suit...
Mais, je préfère les fictions, les récits mythologiques (de métamorphoses, de changeurs de peau...). Ce qui m'apparaît inaccessible, irrationnel, dans le récit vécu ne me dérange plus lorsque la fiction le tient à distance.
J'ouvre à moitié.
Chantal (avis transmis)
C'est un récit, pas un roman. Difficile d'évaluer le côté "littéraire ". Mais c'est bien écrit. La première partie du livre m'a bien plu : les phrases courtes, hachées, haletantes, à la fois compte rendu de scientifique (elle est anthropologue), de médecin et de femme durement blessée - un tableau très bien rendu. Elle sait manier l'humour : en parlant du médecin-chef russe : "il est plutôt sympathique avec son sourire jaune de roi d'hôpital" ! Et page 64, il s'agit d'enlever la plaque mâchoire de l'Est pour en mettre une de l'Ouest : "guerre froide franco-russe" !
De l'humour semé tout au long de cette première partie, et en même temps la description réaliste de la douleur, physique, de cette mâchoire cassée par l'ours, douleur morale de cette jeune femme défigurée exposée au regard des autres ; la douleur de sa mère aussi, qui accepte de la laisser repartir au Kamtchaka.
Par moment, je me suis retrouvée avec Sergueïtch de Kourkov lorsqu'elle décrit l'interrogatoire du FSB (p. 45).
Par contre dans la deuxième partie du livre, j'ai eu beaucoup de mal à entrer dans ses... états d'âme, le côté introspection. Elle ne sait plus où elle est, jeune scientifique occidentale ? Ou en train de devenir chamane comme le lui suggèrent ses amis évènes ? Là j'ai ressorti mon bouquin sur le chamanisme (le mot vient de la langue évène) : "Les chamanes sont à la fois médecins, prêtres, travailleurs sociaux et mystiques ". Il n'y a pas de séparation entre l'humain et le monde qui l'entoure, les deux sont interdépendants, totalement.
Et là, elle, Nastassja, elle est fascinée, voire envoûtée par cela. Ses amis évènes la surnomment "miedka" : celle qui vit entre les mondes, moitié femme moitié ourse. Elle a en elle une part de l'ours qui l'a mordue mais laissée vivante, l'ours a en lui une part de Nastassja. Là, ses considérations sur tout cet aspect m'ont paru trop alambiquées, ou je n'ai pas voulu entrer dans cela, je ne sais pas...
Simplement, j'aimerais savoir comment elle vit maintenant cette sacrée Nastassja . Quelle aventure !
Voilà : je l'ouvre à moitié.
Marie-Thé
J'ouvre à moitié. J'avais hâte de lire ce livre, et je regrette donc d'avoir été déçue.
Il y avait d'abord l'auteur : j'avais beaucoup aimé lire son histoire il y a quelques années dans les pages de Télérama, histoire accompagnée d'une photo belle et mystérieuse. Et puis il y avait le lointain Kamtchatka, évoquant pour moi la terre des origines. Tout ça c'était avant la lecture de Croire aux fauves. Fascination en partie disparue...
Livre accessible cependant, mais je trouve qu'il manque une écriture, une certaine force, un je-ne-sais-quoi qui aurait pu le transformer.
Si je l'ouvre à moitié, c'est que je vois ici le récit d'une rencontre inimaginable, ce qu'a vécu Nastassja Martin est intraduisible, tant de férocité... Je comprends cela.
Son parcours après ce face-à-face avec l'ours m'a davantage intéressée, plus aisé à exprimer. Souffrance intense et difficile cicatrisation pour le corps et pour l'esprit : "Je suis à la frontière de l'humanité." J'ai été sidérée par son expérience des hôpitaux du Kamtchatka, jetée dans la gueule de l'ours russe au propre et au figuré. Épreuves douloureuses aussi à La Salpêtrière ou à Grenoble.
Par ailleurs, le côté "allumé " de N. Martin m'a bien agacée, même si je suis respectueuse des croyances des peuples autochtones, du chamanisme. Collision entre un être humain et un ours, point final, tout le reste, cette errance, hum ! Facile à dire, n'empêche que d'une rencontre pareille, comment se relever ?
Je retiendrai tout de même ceci de ce récit d'une métamorphose (dans les dernières pages) : "Voilà ma libération. L'incertitude : une promesse de vie." Et : "Je commence à écrire." Souffrance et création... J'ai été sensible à l'évocation de "cimes mortifères", à : "les volcans nous encerclent." Nature menaçante... Ou bien : "La forêt est informée."
Importance des regards tout au long du périple. Et enfin, et surtout, des frontières : entre rêve et réalité, humain et animal, dedans et dehors, entre monde dit civilisé et peuples de la forêt, etc. "Je ne me reconnais plus." Trouver sa place...
Livre parfois agaçant mais riche aussi, que je conseillerais.
Édith
Je voulais sitôt le livre refermé écrire mon avis… Rien ne me satisfaisait dans les phrases que je veux écrire, un peu à l'image de la confusion qui m'a très vite habitée tout au long de la lecture. Et pourtant j'en ai poursuivi avec grand plaisir la lecture. Il demeure au moment où j'écris ces lignes. Je sais que je vais reprendre le livre en transversal. Alors en premier, j'ai :
- vite repéré le Kamtchatka sur Google, puis aller voir les notes Voix au chapitre et écouter l'interview de Nastassja Martin pour tenter d'éclaircir un peu la confusion heureuse dans laquelle je me sentais
- l'attrait pour les images du Kamchatka m'a captivée, me détournant de mon projet d'écriture ; les contrées du Nord de l'Europe ont un attrait pour moi, que j'ai satisfait par d'autres lectures
- le séjour de l'auteure chez Daria et le quotidien frustre mais chaleureux, les silences témoins des échanges entre eux
- son récit des soins chirurgicaux en Russie, puis à la Salpêtrière de Paris
- ses états d'âme relatifs à sa transformation ressentie en résonance avec sa formation d'ethnologue, en lien avec ses précédentes recherches et sa thèse
- son rapport au monde dans sa soif d'isolement sont des thèmes qui m'ont intéressée (le livre depuis la première page m'a happée je le redis) mais je ne fais pas le lien entre ses différentes parties.
Je connais d'autres récits, la place du chamanisme concernant des peuples plus archaïques : rêve, voyage intérieur, réalité…, mais j'ai du mal à suivre sa démarche "moitié femme moitié ours" : "Je suis allée au bout de la rencontre archaïque mais je suis revenue puisque je ne suis pas morte. Il y a eu hybridation et pourtant je suis toujours moi. Enfin je crois" etc., p. 128
Dans la même page : "c'est ce que l'ours voit dans les yeux de celui qu'il ne devait pas regarder ; c'est ce que mon ours a vu dans mes yeux. Sa part d'humanité ; le visage sous son visage." Je remarque MON ours… et non l'ours.
Me vient l'idée des scouts qui se donnent un nom d'animal - le plus souvent - quand ils doivent présenter leur totem… cela voudrait-il dire que le rapport à une vie dans la nature au plus près des besoins élémentaires, ce scout s'identifierait à son totem ?
L'auteure, forte de ses connaissances anthropologiques et du choc incroyable mais déjà annoncé de sa "rencontre avec l'ours" développe une théorie que j'ai comprise comme une mince frontière entre l'homme et l'animal, une métamorphose plus mentale que physique… il va sans dire. Quoiqu'on trouve dans certains contes la preuve du contraire, comme dans "La Belle et la Bête". Métamorphose déjà annoncée par le décryptage du rêve par Daria ?
Place accordée aux rêves dans l'histoire de l'humanité, prémonitoires le plus souvent, place oubliée toutefois dans notre civilisation plus "avancée", plus scientifique, plus rationnelle ? Désir refoulé à l'état de veille comme dirait Freud ? Ou désir de réalisation, comme l'explique Daria (la mère symbolique de l'auteur, la protectrice).
J'ai souri à l'approche que souligne l'auteure des deux mondes antagonistes : la Russie soviétique et l'Alaska monde capitaliste, illustrée par le récit de ses deux prises en charges chirurgicales. Elle en fait les frais et l'évoque à la manière du livre Le lambeau ; je remarque aussi le peu de confiance qu'elle accorde au médecin qui lui annonce une tuberculose détectée très scientifiquement… alors qu'elle est en marche pour retourner vers l'ailleurs de ses recherches et interrogations : sic ! Fuite et confiance en soi.
Sans développer plus avant mon avis et malgré de nombreuses phrases relevées tout au long du récit, comme autant de pistes pour m'aider à une adhésion à sa théorie, sa vision des mondes, je souhaite vraiment un échange avec le groupe.
Jean

C'est l'histoire d'un ours attaqué qui attaque une anthropologue, Nastassja, dans les montagnes du Kamtchatka, qui devient l'histoire d'un ours et d'une femme qui se rencontrent aux frontières de leurs mondes respectifs.
Aux limites physiques entre l'humain et la bête : le visage Nastassja a été "avalé" par l'ours, la faisant ainsi, d'une certaine façon, pénétrer le monde animal. Nastassja a l'impression que son corps est "un territoire envahi" : "Il y a eu nos corps entremêlés, il y a eu cet incompréhensible nous, ce nous dont je sens confusément qu'il vient de loin, d'un avant situé bien en deçà de nos existence limitées." Comme des légendes locales le suggèrent (2e partie), elle se sent devenue une espèce d'être hybride, "moitié femme, moitié ours". Pour soulager son malaise, les médecins se focalisent uniquement sur l'histoire de la jeune femme (enfance, décès du père, etc.) et tentent de la couper du monde sans tenir compte qu'elle "porte une part de l'ours en elle, et que l'animal porte en lui une part d'humanité et qu'elle est elle-même le monde". "Je pense à tous ces êtres qui se sont enfoncés dans les zones sombres et inconnues de l'altérité et qui en sont revenus métamorphosés, capables de faire face à "ce qui vient" de manière décalée, ils font à présent avec ce qui leur a été confié sous la mer, sous la terre, dans le ciel, sous le lac, dans le ventre, sous les dents." Dorénavant, elle sera l'ours, le portera en elle, de même qu'il sera la femme et la portera en lui…
Une réflexion fascinante pour un occidental : réflexion fascinante pour le rationalisme occidental que ce rapport à la nature et aux animaux. Il faudra l'accident de Nastassja, pour qu'elle reconsidère le monde : "J'ai vu le monde trop alter de la bête ; le monde trop humain des hôpitaux. J'ai perdu ma place, je cherche un entre-deux. Un lieu où me reconstituer. Ce retrait-là doit aider l'âme à se relever. Parce qu'il faudra bien les construire ces ponts et portes entre les mondes". C'est le sentiment d'appartenir à un tout qui lui permettra de trouver un équilibre entre les deux éléments qui la constituent dorénavant : femme (l'humain) et bête (la nature). Le même ressenti, les mêmes sensations que dans Le lambeau de Philippe Lançon, s'expriment, quand elle nous parle de son opération à la Salpêtrière dans le service maxillo-facial et son rapport à sa chirurgienne.
Un roman anthropologique : C'est avec son expérience d'anthropologue, son ouverture d'esprit et sa conscience de la complexité des êtres, que l'auteure décrit son face-à-face avec un fauve. Des idées pour réfléchir à notre place dans un monde, dont nous nous pensions les maîtres, que nous croyions dominer, et que nous ne respectons pas. Une authentique expérience de terrain, pour questionner le moi cartésien, rationnel, cohérent (borné ?) et le moi subjectif, équivoque, obscur, déraisonnable, curieux.
Position philosophique de l'auteur : Nastassja Martin et Philippe Descola (son directeur de thèse) refusent l'identification des objets du monde en mode binaire, en humains et non-humains. Ils distinguent quatre "modes d'identification" ontologiques parmi les sociétés humaines : le totémisme, l'animisme, l'analogisme et le naturalisme, de sorte que ces modes d'identification sont des manières de définir des frontières entre soi et les autres.
Thèse soutenue (2014) : Les âmes sauvages : Gwich'in, occident, environnement : rencontre des mondes en subarctique (Haut Yukon, Alaska). Elle porte sur les particularités de la cosmologie Gwich'in (chasseurs-cueilleurs appartenant au groupe linguistique des Athabaskan).

Le parcours de Nastassja Martin
Ce que dit Nastassja Martin depuis la publication du livre

PARCOURS DE NASTASSJA MARTIN

- Née en 1986 à Grenoble, Nastassja Martin raconte qu'avec ses parents profs de sciences politiques et sciences économiques, elle habitait dans une ferme sur les balcons de Belledonne, avec poules et chevaux sous une châtaigneraie (Festival Bibliotopia, Fondation Jan Michalski, juin 2021, 1h).

Mes parents travaillaient dans la politique sociale, autour de la création du RMI, le revenu minimum d'insertion. Ils m'ont toujours parlé de précarité et d'inégalités. Je voulais travailler à la lisière de la sociologie et des sciences du vivant, entre les deux mondes. Le livre de Philippe Descola Par-delà nature et culture a été déclencheur (propos recueillis par Elisabeth Quin, Madame Figaro, 23 décembre 2019).

- Ce désir d'aller voir d'autres mondes est né dès l'enfance :

Pour Noël, les anniversaires, j’ai toujours demandé des livres sur les grands prédateurs ou sur les populations qui vivaient en forêt, Pygmées, Jivaro… Par ailleurs, j’ai passé mon enfance à cheval, à la campagne, avec des parents chercheurs en politique sociale, qui voyageaient beaucoup pour le travail et nous emmenaient avec eux. J’ai eu la chance, à 13 ans, de vivre plusieurs mois en Namibie et de passer du temps avec des populations Himba, ce qui m’a énormément marquée. Je me souviens des mots de mon père, qui est mort d’un cancer l’année qui a suivi ce voyage : "Un jour, tu reviendras et tu auras les outils pour comprendre." La vie, m’avait-il dit, est un peu comme une boîte à outils, au début elle est presque vide, et il n’y a pas grand-chose à y piocher pour comprendre ce qui nous arrive. Et puis, au fil du temps, la boîte se remplit, les outils se diversifient. J’ai su, alors, que je deviendrais anthropologue (Télérama, 24 janvier 2020).

- Elle passera d'abord par une licence de sociologie.

La vie a fait qu’à 17 ans j’ai travaillé en Alaska, le temps d’un été, d’abord comme guide puis pour réparer des coques de bateaux. Mon père était mort, c’était compliqué, j’ai ressenti le besoin de partir. J’étais alors étudiante à Grenoble, et le directeur de mon laboratoire de sociologie m’a dit : "Puisque tu veux devenir anthropologue, pourquoi ne présenterais-tu pas un projet sur l’Alaska ? Il y a des indigènes, de la grande nature…" Sur ses conseils, j’ai écrit à Philippe Descola, qui a accepté de me prendre en master à l’École des hautes études en sciences sociales (Télérama, 24 janvier 2020).

- 2006 : son premier "terrain" sera chez les Gwich’in, des chasseurs-cueilleurs qui vivent à quelques kilomètres du cercle arctique, dans le nord-est de l’Alaska. Originaire de Grenoble et familière de la montagne, c’est d'ailleurs dans le massif des Écrins qu’elle a rencontré des Alaskiens qui l'ont mise sur la piste des Gwich’in. Ultérieurement, elle s'investira dans un collectif de préservation des milieux de vie du pays de la Meije, La Grave autrement, agissant contre des projets de l’industrie du tourisme.

Je suis arrivée dans le nord de l’Alaska en 2006, j’étais seule, et nous étions en plein hiver lorsque je me suis présentée au chef tribal Gwich’in de Fort Yukon, lors d’un conseil intertribal qui se tenait dans la ville de Fairbanks en Alaska. Je lui ai exposé mon désir, venir vivre avec eux dans la Taïga subarctique pendant quelque temps et, peut-être, en tirer une thèse de doctorat (Libération, 17 mars 2019).

- 2014 : thèse sous la direction de Philippe Descola, intitulée Les âmes sauvages : Gwich'in, occident, environnement : rencontre des mondes en subarctique (Haut Yukon, Alaska) - thèse qu'elle adapte ensuite pour une publication aux éditions La Découverte en 2016 : Les âmes sauvages : face à l'Occident, la résistance d'un peuple d’Alaska, qui reçoit le prix Castex de l’Académie française en 2017 (prix lié aux voyages, à l'ethnologie).

- 2015 : elle se rend dans les montagnes du Kamtchatka, aux confins de la Sibérie, pour y réaliser une étude anthropologique auprès des Évènes. C'est là que Nastassja Martin sera attaquée par un ours.

Ce sont les Gwich’in eux-mêmes qui m’ont dit : si tu veux vraiment comprendre qui nous sommes, tu dois élargir le spectre et traverser le détroit de Béring, pour voir comment les indigènes résistent en Russie. (Télérama)

- 2018 : Kamtchatka : un hiver en pays évène, documentaire réalisé avec Mike Magidson, Arte, 2018, comportant deux films (hiver et été).

- 2019 : Croire aux fauves, éd. Verticales, qui reçoit deux prix :
Prix François Sommer Essais en 2020 (Bérengère Cournut dont nous avons lu De pierre et d’os a eu la même année le même prix François Sommer (mais) Roman ; ce prix récompense un auteur dont l’ouvrage "renouvelle la pensée sur les relations de l’homme et de la nature"
Prix Joseph Kessel en 2020.

- En cours de production : Tvaian, documentaire, réalisé avec Mike Magidson.

- 2021 : adaptation au théâtre : Croire aux fauves par Émilie Faucheux.

CE QUE DIT NASTASSJA MARTIN depuis la publication

• De son livre

"Il faut bien trouver, en dedans et au-dehors, les moyens de se métamorphoser." dit Nastassja Martin à Nicolas Truong (Le Monde, 7 août 2020) qui lui répond :

N’est-ce pas ce que vous faites dans Croire aux fauves, dans lequel vous mettez en scène votre histoire, celle d’une femme qui se reconstruit et se régénère après son corps à corps avec un ours ?

Sans doute. Renouer avec les puissances du récit littéraire permet effectivement de médiatiser d’autres ontologies que la nôtre et, surtout, de faire sentir au plus grand nombre ce que peuvent être les relations, les émotions et les mondes qui nous traversent en tant qu’anthropologues. Mettre en récit un mode d’être au monde, c’est le rendre à sa singularité et à son histoire, tout en mettant en exergue sa perméabilité, c’est-à-dire la possibilité d’un métissage, d’une hybridation avec ce qui lui est a priori extérieur. La littérature, telle que j’en ai fait l’usage dans Croire aux fauves, permet de saisir ce qui se passe dans la zone médiane de la rencontre entre des mondes différents et pourtant sensibles les uns aux autres. L’objectif de ce décalage vers les « entre-mondes » est politique : il s’agit de pluraliser les réponses et donc les questions face au monde qui vient, et la possibilité renouvelée d’un dialogue entre elles.

• À France Culture

- Nastassja Martin : "Il faut repenser le vivant qui est lui-même en train de se repenser", Par les temps qui courent, par Marie Richeux, 18 novembre 2019, 1h.
- "
J'ai vu l'ours en moi", L'invité culture, par Caroline Broué, 1er février 2020, 26 min.
- Nastassja Martin et l'anthropologie des frictions, La Grande Table des idées, par Olivia Gesbert, 1er février 2020, 33 min.

 

Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme au rejet :
                                        
à la folie
grand ouvert
beaucoup
¾ ouvert
moyennement
à moitié
un peu
ouvert ¼
pas du tout
fermé !

 

 

Nous écrire
Accueil | Membres | Calendrier | Nos avis | Rencontres | Sorties | Liens