"Ce jour-là, le 25 août 2015, lévénement nest pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. Lévénement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête qui, en se confrontant, ouvrent des failles sur leurs corps et dans leurs têtes. Cest aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint lactuel ; le rêve qui rejoint lincarné." Les
photos montrent que les traces d'ours ont disparu...
Le
titre en anglais diffère...In
the Eye of the Wild New York Review Books,
2021
|
Nastassja Martin (née en 1986)
|
Toujours
notre triple formule depuis septembre
2021 : après la lecture des réactions transmises par
écrit, alternance entre ceux qui sont présents et
ceux qui sont à l'écran. Et
notre jeu évène du jour : nous avons la liste
de ceux qui ont envoyé leur avis avant la séance,
mais on ne sait pas qui a écrit et on devine...
|
Les avis rédigés à distance
Séverine
Je le dis de prime abord, je pense que je suis passée à
côté de ce livre, car j'imagine que beaucoup vont aimer et
que son choix a dû être fortement motivé. Or, moi,
je n'ai pas été sensible à ce récit. Au début,
je me suis dit que ça allait être quelque chose dans le genre
de De
pierre et d'os de Bérengère Cournut, ensuite avec
l'épisode de l'hôpital et de la mâchoire qu'on allait
être dans le genre du Lambeau
de Philippe Lançon (d'ailleurs ils auraient pu se croiser vu l'époque
de l'épisode). En fait, ses considérations sur la vie, le
rapport à la nature, aux animaux ne m'ont pas convaincue. Si d'animisme
il s'agit, j'aurais finalement aimé en apprendre plus. Là,
je n'ai pas eu envie de croire à ce qui peut se passer entre un
humain et un ours, à ce côté fusionnel que peut entraîner
ce combat, cette blessure, cette sorte de transfert
c'est dommage.
Je trouve le propos, en fait, assez léger ou alors trop éparpillé
: cette forme hybride ne fonctionne pas avec moi
trop personnel,
un peu bateau sur ce qui motive la fuite en avant, pas assez "anthropologique"
ou alors pas assez narratif comme l'avait fait Bérengère
Cournut (qui ceci dit ne m'avait pas vraiment convaincue
mais après
coup mieux que Nastassja Martin). Bref, je ne vais pas totalement fermer
ma mâchoire sur ce livre..., soyons humains, je vais donc l'ouvrir
un quart.
Laura
Après qu'Etienne nous a présenté le livre, je ne
savais pas trop à quoi m'attendre. J'avais peur de rentrer dans
un livre trop étrange pour moi, trop décalé de mon
monde et de mes habitudes. J'avais peur d'être trop réticente.
Mais finalement, après ma lecture, j'ai sincèrement apprécié.
J'ai eu la sensation d'être tombée en effet dans un autre
monde, mais un monde vrai, plus vrai que le nôtre. Ma lecture, c'était
retrouver la réalité des choses, entrer dans la toundra,
retrouver les éléments, retrouver la terre. Cela, tout en
étant en même temps transportée dans un lieu empreint
d'onirisme. Nastassja Martin est entre les deux, elle navigue entre rêve
et réalité vraie. Elle n'est, au fond, jamais présente,
toujours absente, toujours en voyage, elle est l'insaisissable. Mais aussi,
malheureusement peut-être pour elle, elle est celle qui n'habite
plus nulle part. L'univers m'a étrangement fait penser à
l'Ancêtre de Saer, mais un peu plus
européanisé, c'est peut être pourquoi j'ai plus facilement
accroché.
J'ai vraiment beaucoup apprécié toutes ses réflexions
philosophico-psychologiques, un peu tordues à mes yeux mais très
poétiques, par exemple, p. 150 :
Être
ligoté à leur liberté à leur insoumission
Être
tenu par l'impossible
Par
ce qui ne doit pas advenir
Je trouve ça très beau, d'avoir les yeux ouvert sur son
propre destin incertain, de percevoir sa propre soumission à ce
qu'on ne peut jamais attendre ou comprendre. Par contre, je me demande
sincèrement pourquoi elle n'a pas écrit ses participes passés
au féminin ici.
Je sais que je ne me souviendrai pas de tous les détails de l'ouvrage,
que je risque même d'oublier la trame, parce qu'il ne m'a pas non
plus énormément marquée, il a été la
renaissance de Nastassja, mais pas la mienne. Par contre, je pense me
souvenir de ce que j'ai ressenti à la lecture, mais aussi de l'affreux
passage de la tuerie des cerfs (outch). Bref, un livre d'introspection
profonde sur ce que l'autrice est, sur qui elle est, mais aussi sur ce
qu'elle est avec le monde, et par dérivation, ce que nous sommes
tous avec lui.
J'ouvre aux ¾ parce que tout le passage à la Salpêtrière
m'a sortie un peu trop de l'histoire.
Sabine
Je suis très vite entrée dans ce récit personnel,
dont j'ai aimé l'écriture fluide, émotionnelle, imagée.
Le présent de narration permet une immersion immédiate du
lecteur qui suit, au fil des saisons la reconstruction de l'anthropologue
et son retour sur les lieux "du crime".
Évidemment, l'intérêt principal du livre réside
dans le rapport de l'être humain à l'animal. J'ai tout de
suite pensé à La Métamorphose de Kafka ainsi
qu'à
La femme changée en renard. Notre part de bestialité
est très visible lors des conflits et des guerres, mais ce n'est
pas de cela dont il s'agit ici : c'est plutôt la modification
de notre ADN qui semble transmuer avec celui de l'animal. J'imagine que
des ouvrages scientifiques, d'éthologues doivent traiter de ce
sujet. Ce que rapporte l'autrice, ce sont les croyances animistes qui,
au travers de ce combat physique, voient l'accomplissement d'une épreuve
initiatique nécessaire, qui couronne, légitime, valide la
place de la jeune femme dans cette communauté, aux confins de l'humanité.
J'ouvre donc en grand ce livre, tant pour la lecture forte et limpide
du récit que pour la réflexion sur notre "transgenre"
qu'il fait naître.
Rozenn
Voilà un livre qui ne m'a pas vraiment intéressée.
J'admets qu'il se lit agréablement et qu'il est original. Mais
pour moi c'est tout.
Je l'ai lu tout de même jusqu'au bout.
J'ouvre un quart. Et même un demi pour l'exotisme.
Etienne(qui
a proposé la lecture de ce livre et a envoyé son avis après
la séance en ayant eu connaissance des cotes d'amour, mais pas
encore des avis)
Si j'ai bon souvenir, c'est mon libraire qui m'avait conseillé
ce livre au moment de sa sortie en me le vantant comme étant une
sorte d'ovni à mi-chemin entre le roman et l'anthropologie et qu'il
était un peu passé sous le radar des sélections :
je n'ai pas été déçu.
Finalement, bien qu'écrit différemment, il y a une sorte
de fil conducteur avec L'ancêtre que
j'ai proposé il y a un mois : la découverte d'une altérité
radicalement différente de la nôtre et la tentative (vaine ?)
d'accéder à une autre réalité. Mon avis est
basé sur ce qui me reste de cette lecture car je n'ai pas relu
le livre et ne me rappelle plus exactement les péripéties
de Nastassja. Ce qui m'avait plu était d'abord sa langue :
cet alliage finalement assez naturel entre langue poétique et rigueur
d'un esprit scientifique sans a priori, presque naïf, qui tente d'appréhender
son expérience. Le format journal intime ajoute juste ce qu'il
faut de pathos pour que l'on soit embarqué sans que cela soit rébarbatif.
Enfin sans rentrer dans un délire chamanique/new age, je pense
être assez sensible à l'espace du rêve et à
ce qu'il véhicule en tant que symbole (j'ai encore le souvenir
précis de certains de mon enfance).
J'ai tellement accroché que j'ai embrayé peu après
avec la lecture des Âmes
sauvages qui, lui, est presque véritablement une thèse
bien qu'assez facile à lire. J'y ai retrouvé les préoccupations
de l'auteure avec cette volonté de restituer une vision du monde
qui nous est étrangère, essayant de jeter des ponts entre
notre vision exclusive de la nature et celle des Gwich'in. D'ailleurs
j'ai lu quelque temps plus tard une très bonne BD reportage d'un
journaliste que j'aime particulièrement (Payer
la terre de Joe Sacco) sur ces Amérindiens de l'Alaska
où l'on retrouve la complexité de la culture nord-amérindienne
et son rapport à la terre. Il faudrait qu'on lise un jour cet auteur
mais c'est du reportage ; est-ce pour le groupe lecture ? Bref je
m'égare
Pour revenir à notre ouvrage, j'ai pris connaissance des réactions
et vu que c'était assez panaché. J'ai un peu rouvert le
livre et certains défauts me sont apparus : oui c'est peut-être
un peu emphatique/premier degré par moment, oui certains passages
d'envolée anthropologique peuvent paraître cryptiques/pointus
et j'imagine bien que ça a pu agacer. Ce n'est pas grave, je garde
mon premier sentiment de cette belle découverte malgré tout :
j'ai eu l'impression d'accéder à quelque chose de différent.
Je l'ouvre donc aux ¾.
Les réactions en présence et en dégustant saucisson de renne, etc.
|
Nathalie
C'est la première fois depuis que je participe au groupe de lecture
que j'ai eu envie d'aller voir à la fin de ma lecture à
quoi ressemblait l'auteure et qui elle était. Tout d'abord, parce
que j'étais intriguée et fascinée à l'idée
de découvrir son visage meurtri par les blessures infligées
par l'ours, mais aussi et surtout parce que j'avais envie d'en savoir
davantage sur elle et que je cherchais à mieux comprendre ce que
je venais de lire. J'ai donc visionné une
vidéo dans laquelle elle intervient longuement, mais ça
n'a fait que me confirmer dans l'idée qu'il vaut mieux pour ma
part que je m'abstienne, car plus j'en sais et plus il m'est difficile
de parler ensuite du texte. Ce que j'ai entendu s'est complètement
"sur-imprimé" sur ma réception du livre. Il m'est
de fait impossible ce soir de ne pas être influencée par
ce que j'ai entendu. Tout d'abord, parce que physiquement, elle contredisait
l'image que je m'en étais faite (jugement et préjugés,
satellisés) et deuxièmement parce qu'elle maîtrisait
à la perfection et son contenu et son expression, ce qui n'est
pas particulièrement le cas dans le livre qui peut présenter
des passages que je considère comme des clichés comme par
exemple cette comparaison "les
humains ont cette curieuse manie de s'accrocher à la souffrance
des autres telles des huîtres à leur rocher"
p. 46 ; "grandir,
c'est voir mourir ses rêves" p. 99,
mais surtout parce qu'elle est beaucoup plus claire dans son entretien
sur son projet d'écriture, qui est à la fois une récit
à fonction cathartique, et surtout une réflexion double
sur la posture de l'anthropologue sur le terrain et la fâcheuse
tendance à vouloir catégoriser toute forme d'expérience
indicible.
Le récit est celui d'une anthropologue confrontée à
la limite de l'exercice de son étude. Une trop grande porosité
entre l'observation et l'expérimentation l'a conduite à
affronter un ours. L'expérience traumatisante révèle
que le chercheur n'est pas tout-puissant, que les conditions dans lesquelles
son étude le place peuvent conduire à lui faire perdre toute
forme d'objectivité, ce qui a mené la narratrice à
chercher coûte que coûte l'affrontement avec celui qui a envahi
ses rêves. Je pense aussi que l'auteure aurait dû prendre
le temps d'expliquer l'opposition qui existe entre une société
basée sur l'animisme où tout être vivant a une âme
identique et une enveloppe corporelle différente et qui peut communiquer
par le médium du rêve, et celle d'une société
qu'elle appelle "naturaliste" dans laquelle, au contraire, les
âmes sont toutes différentes, mais se tiennent dans des enveloppes
corporelles identiques (celles des humains). Le concept d'hybridation
sur lequel elle travaillait depuis des années aurait pu également
être plus explicité en début de récit.
Quoi qu'il en soit, c'est un très beau livre qui exprime avec délicatesse
la nécessité du repli pour se reconstruire ou pour démêler
les fils (présence des bougies qui adoucissent, le retrait du monde,
la protection apportée par la yourte, par le clan). Un livre dont
la narration est bien construite, le passage de la rencontre avec l'ours,
sobre, le passage de l'agression, formidablement visuel.
J'ai particulièrement aimé la co-existence des carnets diurnes
et nocturnes et du coup, j'ai trouvé que le renoncement final avait
un aspect artificiel, tant la disparition du principe d'écriture
sur le carnet noir me semble impensable. J'aime l'idée que ce n'est
pas parce que les visions de la nuit disparaissent qu'elles ne cessent
d'exister.
J'ai aimé l'idée que cela renforce en moi l'idée
que la définition de la folie s'apparente davantage à une
"altération du
rapport au monde" p. 120 et
que ce que l'on considère comme de la folie ici, n'en est pas ailleurs.
C'est aussi la force de l'étude anthropologique que de nous faire
comprendre cela. J'ai pensé à L'ancêtre
de Saer parce que le jeune survivant passe également beaucoup de
temps à observer sans comprendre. Rien que pour l'incipit, on peut
avoir envie de l'offrir malgré ses maladresses. Ce n'est peut-être
pas un livre au sens littéraire du terme, mais c'est quand même
un livre qui fait voyager ! Je l'ai aimé, je l'ai offert et je
l'ouvre aux ¾.
Claire
J'ai eu de la curiosité au début du livre, n'en sachant
rien, ignorant si c'était de la fiction ou non. J'ai suivi avec
un certain suspense les péripéties russes médicales,
puis je me suis lassée une fois en France et bien que je sois allée
jusqu'au bout pour savoir la suite, j'ai trouvé un inintérêt
global à ce livre, m'interrogeant même : ce livre est-il
bien un "livre-pour-le-groupe-lecture" ?...
Une fois lu la quatrième de couv qui me confirme que ce n'est pas
de la fiction, j'y vois un témoignage sympathique, certes d'une
héroïne dure à cuire aux capacités admirables
- je me passerai bien de l'évocation de sa maman (censées
attendrir ?) - mais dont les qualités littéraires,
du moins dans ce livre, me semblent réduites.
Le name dropping me paraît décoratif, quand sont cités
Quignard, René Char, et j'en passe.
Pour ce qui semble l'essentiel du livre, je suis prête à
toutes les aventures animistes (et je me sens d'emblée très
réincarnée), mais là ça me semble factice
: elle ne me fait pas croire aux fauves ; des passages abstraits me semblent
d'une grande banalité :
Il faut sortir de l'aliénation que produit notre civilisation.
Ou verbeux :
Que fais-je dautre quoser un pas de côté pour mieux voir, voir les signes qui puisent en moi et qui annoncent lÉpoque, ses contradictions, sa fureur, sa tragédie ?
Ah bon c'est bien ? Et ça... avouez !
On vit ainsi consciemment dans lillusion de léternité, parce quon sait pertinemment quen un instant tout ce que lon a toujours connu se délitera, se recomposera, ici ou ailleurs, se métamorphosera et deviendra ce quelque chose dinsaisissable dont on ne pourra plus rien assumer.
Ou s'essayant à faire du style... :
La stabilité des êtres et des choses méchappe, leur organisation en systèmes intelligibles et institués me fuit, la possibilité de leur pérennité dans le temps me déserte.
Je l'ouvre ¼ pour l'espoir déclenché au début
et la jolie couverture.
Renée(à
l'écran)
J'ai été très intéressée, mais j'ai
trouvé Nastassja Martin froide, elle n'a pas su "incarner"
son personnage et nous la rendre sympathique. J'ai apprécié
l'absence de pathos comme dans Le
lambeau, mais j'ai trouvé l'auteure (et son personnage)
complètement givrée. Outre les risques avec les ours, elle
pourrait être arrêtée par les Russes et mise en prison.
Elle a vraiment un grain. Elle parle d'ailleurs "d'altération
du rapport au monde" et de dépression.
Bref, je l'ai lu avec plaisir, mais c'est trop intellectuel pour moi,
je ne ressens aucune compassion pour la narratrice, je reste à
l'extérieur du récit. J'ouvre au quart.
Jacqueline
J'ai aimé le début de l'histoire dans l'attente, l'indistinction
et la confusion avec l'ours, puis la rupture avant l'arrivée de
l'hélicoptère. J'ai aimé la narration sobre, au présent,
qui me permet d'accompagner au plus près cette jeune femme. J'ai
aimé que le récit me fasse entrer à petit pas et
en courts paragraphes très denses dans cette notion de prédestination.
Jusqu'à penser : normale son affinité avec l'ours, elle
s'appelle Martin ! J'ai aimé les transcriptions de bribes
de russe compréhensibles pour une débutante. J'ai aimé
tout ce qui me permettait d'entrer dans ce monde inconnu du Kamtchatka
et cette confrontation de civilisations si différentes.
J'ai beaucoup aimé cette histoire de reconstruction pour laquelle
elle s'appuie sur tout ce qui a fait sa vie jusque là pour bâtir
une histoire qui donne sens à ce qui lui est arrivé d'inimaginable,
sauf peut-être dans les légendes de ces cultures en train
de disparaître... J'ouvre en grand.
Fanny
Je suis contente d'entendre des avis réservés, car j'étais
tellement prise quand j'ai lu le livre, que je n'avais pas de distance.
Je rejoins Claire quant aux phrases pompeuses, ce n'est pas la qualité
d'écriture qui fait l'intérêt de ce récit.
Cependant cela n'atténue pas l'intérêt que j'ai eu
à le lire.
Ce qui se passe avec l'ours n'est pas un accident, elle devait faire cette
rencontre : cela me semble très éloigné, aux
antipodes de ma vie quotidienne, comme cette dimension de "miedka",
ni humain, ni animal. Souvent les livres qui parlent de la part d'animalité
(par exemple Truismes
ou La
femme changée en renard) me dérangent. Je ne sais
pas pourquoi celui-ci ne m'a pas produit cet effet.
Contrairement à Nathalie, je n'ai pas eu envie de voir son visage ;
étrangement je n'y ai même pas pensé.
Je ne me suis pas ennuyée par le passage à Paris et j'ai
trouvé intéressante la construction en rapport avec les
saisons. Le parallèle entre les deux civilisations qui sont les
siennes est très fort : là-bas on lui donne du sang
pour avoir de la force. Sa blessure n'a rien d'occidentale et pour guérir
elle doit retourner sur le lieu d'origine.
J'ouvre en entier et je le conseillerai, même si certains passages
peuvent heurter.
(Deux mois plus tard)
J'ai prêté Croire aux fauves à mon père
qui s'est régalé. Il m'a envoyé ses ressentis à
chaud par message :
"Je viens de finir ton livre Croire aux fauves. Étrange
aventure et surtout étrange personne vivant entre deux mondes,
entre deux civilisations, rationaliste d'un côté, animiste
et chamanisme de l'autre. Elle porte cette dualite en elle. Sans cesse
entre ces-ses deux mondes. Fascinant. On peut sans doute aussi en faire
une lecture psycho quelque chose, mais je prefère cette vision
d'une personne qui est reliée avec cette très ancienne vision
du monde où les humains n'étaient pas dissociés du
monde, mais en faisaient partie parmi les autres espèces. On retrouve
ce lien ancien en Afrique, chez les Aborigènes, les Indiens d'Amérique,
les peuples sibériens et probablement dans les très vieilles
civilisations européennes, Lascaux, Chauvet et autres.
Et puis, aussi, dans ces philosophies anciennes il y a, je crois, la croyance
en l'existence de plusieurs mondes, monde des esprits, des ancêtres
etc., avec lequel seuls les chamanes peuvent entrer en lien pour tenter
de décripter l'avenir ou améliorer le présent. Les
civilisations formatent vraiment les esprits. Aussi, et j'en reviens au
livre, c'est passionnant quand une personne de notre civilisation et de
notre temps s'immisce par son corps, son vécu et son intelligence
dans ces philosophies antiques.
Merci de m'avoir fait lire ce bouquin."
Danièle(à
l'écran)
Je suis un peu dans la ligne de Fanny, et contrairement à Claire,
je ne ressens pas du tout de verbiage dans les propos de Nasstaja Martin.
J'ai plutôt un a priori positif. Elle se fait attaquer par un ours
dans un monde rempli de superstitions à propos des ours en particulier
et de la nature en général et en retire une expérience
extraordinaire qu'elle nous fait partager.
Il est vrai que j'ai dû relire certaines phrases. Mais c'est un
peu comme lorsque je lis un philosophe hindou, je ne comprends pas toujours
car il se situe dans des sphères qui, par son mode de pensée,
me sont inaccessibles. Elle, a une expérience totale de ce qui
l'entoure et je me suis sentie petite par rapport à ce à
quoi elle a accès. C'est une vision totale du vivant, êtres
humains et animaux confondus, plutôt dans l'air du temps d'ailleurs.
Son expérience d'anthropologue, dominée par l'esprit de
recherche scientifique, l'amène à vivre dans un univers
immense, beau et dangereux, et à côtoyer des civilisations
où le réel et le mystique s'entremêlent, sans doute
pour se protéger d'un monde hostile malgré lui. Anthropologue,
et donc plutôt intellectuelle, elle se glisse pourtant dans la peau
des gens qu'elle étudie, elle prend quelque chose d'eux, avec une
certaine humilité, et construit avec eux des liens sociaux solides,
des amitiés, qui vont au delà du dicible. Elle partage avec
eux l'humilité devant cette nature qui vous dépasse et en
même temps observe en anthropologue la construction de mythes qui
vous aident à affronter vos peurs.
Elle pose aussi la question de l'identité par rapport à
l'apparence extérieure modifiée qui coupe les relations :
on est le même et quelqu'un d'autre pour les autres - situation
insoutenable, horrible à vivre ; je connais quelqu'un qui a vécu
cette défiguration. Depuis, quelque chose s'interpose entre elle
et nous et nous avons du mal à accéder à la personne.
J'ai vu dans le livre beaucoup d'acuité et de sincérité,
c'est une femme entière. Elle a une expérience extraordinaire
de la vie, riche et multiple, qu'elle essaie de nous faire partager. Peut-être
seulement dois-je prendre le temps de me repositionner par rapport à
cette philosophie hybride.
J'ouvre aux ¾.
Françoise
(qui n'a pas réussi à ne pas faire transparaître
son avis par diverses mimiques pendant que les autres parlaient...)
J'annonce que j'ouvre en grand, j'ai adoré ce livre. Pourquoi ?
Ce récit traite du rapport à l'animal, de l'animisme ;
c'est complètement nouveau pour moi. J'ai pensé, oui à
Philippe
Lançon, mais aussi - je vais faire grincer des dents au souvenir
de la séance - à Sylvain
Tesson que j'apprécie beaucoup, ou encore à Ermites
dans la taïga. Tout ça me fascine.
Dans son écriture, rien ne m'a gênée et son histoire
m'a accrochée avec les Russes, les Évènes, l'animal.
Une amie m'a rappelé que j'avais assisté à une conférence
d'elle sur les ours au Musée de la chasse et de la nature, je ne
m'en souvenais même pas. Et c'est vrai qu'alors elle avait une grande
cicatrice...
J'ai eu un très grand plaisir de lecture, fascinée par ce
qu'elle nous apporte de par son expérience et sa position. Le rapport
à l'animal est différent là-bas : on vit avec et
de l'animal. J'ai trouvé fascinants la rencontre avec l'ours, les
rêves. J'aime son témoignage et j'aime les témoignages,
c'est ça qui m'intéresse.
Monique L
L'inimaginable et terrible mésaventure de cette anthropologue est
bouleversante. On imagine sans peine la tornade qui a dû traverser
son psychisme et l'énorme travail qu'elle a du accomplir sur elle-même
pour traverser cette épreuve atroce. Le livre est une concrétisation
de ce recul qui lui a été nécessaire.
C'est un récit à la fois poétique et rationnel.
L'auteure est débordée par ses rêves tout en étant
occupée à survivre physiquement. Et son parcours médical
à la Salpêtrière m'a évidemment évoqué
Le
lambeau de Philippe Lançon.
Son expérience de terrain m'a intéressée, surtout
par ses rencontres et ses amitiés avec des hommes et des femmes
dont le mode de vie et de penser est si éloigné du nôtre.
Ce livre est troublant et déstabilisant. C'est un récit
très singulier qui voit en l'animal une altérité.
Nastassja dit être devenue une "miedka", "celle
qui vit entre les mondes" portant une part d'ours en elle, comme
l'ours qui l'a défigurée en porte une d'elle en lui. J'ai
lu avec intérêt mais avec distance tout ce qui concerne l'animisme,
sans doute par méconnaissance du sujet.
Ce livre nous faire réfléchir à notre avenir d'humains
sur une planète au bord de la ruine, et met en lumière ce
que nous sommes en train de perdre : les mythes anciens, l'harmonie avec
la nature, l'équilibre entre les espèces vivantes, les espaces
de liberté et de vie sauvage
Nastassja Martin dit sur France
Culture : "on est
à un moment crucial de l'histoire où l'on peut vraiment
repenser nos manières de nous relier au vivant, et même repenser
le vivant, puisque le vivant est lui-même en train de se repenser."
J'ouvre à moitié.
Muriel
J'ai eu du plaisir. J'ai été intéressée par
la lutte avec l'ours, la suite dans les hôpitaux, c'est horrible.
Mais le livre n'est pas très littéraire. Ça ne fait
rien, l'histoire est intéressante et j'ai moi aussi fait le parallèle
avec Le
lambeau. C'est curieux ces photographies où on a l'impression
qu'elle n'a rien eu
Personne n'en parle mais
pauvre ours qui a reçu un coup de
piolet...
L'animisme ne me gêne pas du tout. Moi aussi des phrases m'ont échappé
où on ne voit pas où elle veut en venir.
Du plaisir donc, de l'intérêt et de l'admiration pour le
courage. Le tout accroche, sortant de l'ordinaire. J'ouvre à moitié.
Catherine
J'ai aimé. Jusqu'à la page 18.
(Brouhaha...)
Après, les hôpitaux c'est chiant, anecdotique. Les Russes m'ont divertie, mais ensuite que c'est ennuyeux, la Salpêtrière aucun intérêt. Les thèmes auraient pu être intéressants : l'animisme, les Évènes... Mais c'est un livre raté, limité à son expérience, superficiel, qui survole des choses assez fascinantes. Peut-être suis-je passée à côté. Mais c'est un livre qui est ni d'anthropologie ni simple témoignage. Sylvain Tesson, c'est bien plus prenant. J'ouvre ¼.
Nous évoquons nos rencontres animales : Catherine est aussi tombée nez à nez avec un ours à Seattle mais ça c'est bien fini, Monique, attaquée par des sangliers s'est réfugiée sur un toit de voiture, Renée évoque les rats de jardin courants dans sa région qu'il ne faut pas regarder dans les yeux car ils vous sautent à la gorge, Claire craint les orignaux, mais reconnaît que le livre est bien un-livre-pour-le-groupe-lecture...
Cotes
d'amour et synthèse des AVIS Avis toujours à venir de Sylvie |
Nous nous sommes réunis pour le déjeuner puis la discussion
dans le jardin de Marie-Odile, parmi les fleurs, poules et papillons.
Atmosphère agricole et estivale aux antipodes du mode de vie des
chasseurs cueilleurs du Kamchatka...
Livre étrange, exploit extraordinaire et authentique d'une jeune
anthropologue française sortie blessée mais vivante d'un
corps à corps musclé avec un ours brun dans une forêt
au Kamchatka, tout, y compris la beauté énigmatique du dessin
onirique de couverture, concourait à la séduction de la
proie facile que constituait notre lectorat.
L'exotisme et le mystère de la destination où nous embarque
Nastassja Martin, le Kamchatka, si lointain, sauvage et fermé aux
étrangers, et d'autre part le prestige de sa thèse de 3e cycle
sous la direction de Philippe Descola, disciple de Claude Lévi-Strauss,
qui succéda à Françoise Héritier au Collège
de France, ont fait le reste. Une bonne moitié a donc cédé
sans résistance aux sirènes de l'anthropologie de la nature
et de l'écopolitique, et a éprouvé un réel
plaisir de lecture.
L'autre moitié, plus rétive, a refusé de se laisser
hypnotiser par l'ours au regard fatal et est restée spectatrice.
Tout d'abord la forme adoptée, narration littéraire là
où on aurait peut-être attendu un témoignage plus
circonstancié sur le rapport au monde des Évènes,
a déçu. La comparaison a été évoquée
avec un autre ouvrage lu dans le cadre de Voix au chapitre, De
pierre de d'os, de Bérengère Cournut, qu'on pourrait
aussi qualifier de "roman anthropologique" : c'est également
un roman, mais qui nous fait plonger dans le mode de vie des Inuits.
Si anthropologie il y a, elle s'intéresse moins aux autochtones
qu'à la visiteuse, scientifique occidentale, et par voie de conséquence
à nous-même. Et là, nous entrons, elle et nous, dans
une zone d'inconfort. Sa démarche initiatique pour comprendre la
perception du monde à travers les yeux d'un peuple animiste et
chamaniste, qui l'amène à "croire aux fauves"
jusqu'à la métamorphose, finit par la submerger. Le traumatisme
du combat avec l'ours et sa terrible blessure achèvent de la faire
basculer de rêves prémonitoires en délire dépressif.
Dans sa quête existentielle, on ressent une déstructuration,
une altération de son rapport au monde, et une grande mélancolie
intérieure. Sa description des soins chirurgicaux subis en Russie
et en France exprime sa révolte, son malaise, et son écartèlement
entre deux mondes où elle se sent également intruse et étrangère.
Si certains ont trouvé ce livre bien écrit, plusieurs ont
trouvé son texte souvent abscons et confus, à l'instar du
cheminement de son introspection. Normal, puisqu'elle essaie de dire l'indicible,
ont dit certains. C'est la raison qu'elle invoque pour justifier son recours
désespéré à la littérature. L'indicible,
c'est, à travers notre regard sur la nature et notre place dans
le monde, notre acceptation de la mort, que l'ours remet à sa juste
place.
Marie-Odile
Ce texte me laisse perplexe. Certes, je voudrais l'aimer, ne serait-ce
que pour être fidèle à l'intérêt qu'avait
suscité en moi le témoignage de N. Martin que j'avais entendue
à la radio. Mais j'avoue avoir été déçue
par l'écriture, frustrée par le contenu et quelque peu déconcertée
par l'aspect hermétique de l'expérience vécue. Est-elle
communicable ? Sans doute que non. Pourquoi et comment écrire
l'indicible, l'intraduisible ?
Je ne parle pas des touches documentaires (l'expérience des kolkhozes
fut désastreuse, chez les Évènes chacun doit savoir
tout faire, le départ ne se parle jamais, etc.).
L'essentiel est dans l'expérience individuelle, physique avant
d'être métaphysique.
Je n'ai pu m'empêcher de penser à Philippe Lançon
blessé dans sa chair (la mâchoire aussi), et dont le récit
bouleversant m'avait si profondément émue. Les qualités
littéraires de son texte n'y étaient pas pour rien. Rien
de tel ici.
Cependant, j'ai aimé les passages qui évoquent le corps
comme un point de convergence, voire d'affrontement, entre Est/Ouest,
Paris/province, soignants/ours, l'idée qu'il y a eu un "nous",
l'empreinte pas seulement physique laissée par l'ours et ce que
dit Vassia de son regard. Je crois comprendre qu'il s'agit de reconsidérer
la zone frontière entre animal et humain. J'ai pensé à
la "lutte" entre Vendredi et le bouc Andoar dans le récit
de Michel Tournier. J'ai pensé à l'animal dans Anima
de Wajdi Mouawad
, à Jonas avalé par la baleine, à
l'archaïque fête
de l'ours aujourd'hui encore à Prats de Mollo où l'homme-ours
descend de la montagne et poursuit les jeunes filles selon un rite ancestral
Je me suis interrogée sur le titre. Dans Croire aux fauves,
je retiens croire. S'agit-il de croyance, en une religion qui relie
l'homme à l'animal et qui est ici incarnée, douloureusement
inscrite dans la chair ?
Je comprends la force de la "rencontre", le besoin de se réfugier
dans le souvenir de ce moment qui marque à jamais, la souffrance
liée au traumatisme et l'altération du rapport au monde
qui s'en suit...
Mais, je préfère les fictions, les récits mythologiques
(de métamorphoses, de changeurs de peau...). Ce qui m'apparaît
inaccessible, irrationnel, dans le récit vécu ne me dérange
plus lorsque la fiction le tient à distance.
J'ouvre à moitié.
Chantal (avis transmis)
C'est un récit, pas un roman. Difficile d'évaluer le côté
"littéraire ". Mais c'est bien écrit. La première
partie du livre m'a bien plu : les phrases courtes, hachées, haletantes,
à la fois compte rendu de scientifique (elle est anthropologue),
de médecin et de femme durement blessée - un tableau très
bien rendu. Elle sait manier l'humour : en parlant du médecin-chef
russe : "il est plutôt sympathique avec son sourire jaune
de roi d'hôpital" ! Et page 64, il s'agit d'enlever la
plaque mâchoire de l'Est pour en mettre une de l'Ouest : "guerre
froide franco-russe" !
De l'humour semé tout au long de cette première partie,
et en même temps la description réaliste de la douleur, physique,
de cette mâchoire cassée par l'ours, douleur morale de cette
jeune femme défigurée exposée au regard des autres
; la douleur de sa mère aussi, qui accepte de la laisser repartir
au Kamtchaka.
Par moment, je me suis retrouvée avec Sergueïtch de Kourkov
lorsqu'elle décrit l'interrogatoire du FSB (p. 45).
Par contre dans la deuxième partie du livre, j'ai eu beaucoup de
mal à entrer dans ses... états d'âme, le côté
introspection. Elle ne sait plus où elle est, jeune scientifique
occidentale ? Ou en train de devenir chamane comme le lui suggèrent
ses amis évènes ? Là j'ai ressorti mon bouquin sur
le chamanisme (le mot vient de la langue évène) : "Les
chamanes sont à la fois médecins, prêtres, travailleurs
sociaux et mystiques ". Il n'y a pas de séparation entre
l'humain et le monde qui l'entoure, les deux sont interdépendants,
totalement.
Et là, elle, Nastassja, elle est fascinée, voire envoûtée
par cela. Ses amis évènes la surnomment "miedka"
: celle qui vit entre les mondes, moitié femme moitié ourse.
Elle a en elle une part de l'ours qui l'a mordue mais laissée vivante,
l'ours a en lui une part de Nastassja. Là, ses considérations
sur tout cet aspect m'ont paru trop alambiquées, ou je n'ai pas
voulu entrer dans cela, je ne sais pas...
Simplement, j'aimerais savoir comment elle vit maintenant cette sacrée
Nastassja . Quelle aventure !
Voilà : je l'ouvre à moitié.
Marie-Thé
J'ouvre à moitié. J'avais hâte de lire ce livre, et
je regrette donc d'avoir été déçue.
Il y avait d'abord l'auteur : j'avais beaucoup aimé lire son histoire
il y a quelques années dans les pages de Télérama,
histoire accompagnée d'une photo belle et mystérieuse. Et
puis il y avait le lointain Kamtchatka, évoquant pour moi la terre
des origines. Tout ça c'était avant la lecture de Croire
aux fauves. Fascination en partie disparue...
Livre accessible cependant, mais je trouve qu'il manque une écriture,
une certaine force, un je-ne-sais-quoi qui aurait pu le transformer.
Si je l'ouvre à moitié, c'est que je vois ici le récit
d'une rencontre inimaginable, ce qu'a vécu Nastassja Martin est
intraduisible, tant de férocité... Je comprends cela.
Son parcours après ce face-à-face avec l'ours m'a davantage
intéressée, plus aisé à exprimer. Souffrance
intense et difficile cicatrisation pour le corps et pour l'esprit : "Je
suis à la frontière de l'humanité."
J'ai été sidérée par son expérience
des hôpitaux du Kamtchatka, jetée dans la gueule de l'ours
russe au propre et au figuré. Épreuves douloureuses aussi
à La Salpêtrière ou à Grenoble.
Par ailleurs, le côté "allumé " de N. Martin
m'a bien agacée, même si je suis respectueuse des croyances
des peuples autochtones, du chamanisme. Collision entre un être
humain et un ours, point final, tout le reste, cette errance, hum !
Facile à dire, n'empêche que d'une rencontre pareille, comment
se relever ?
Je retiendrai tout de même ceci de ce récit d'une métamorphose
(dans les dernières pages) : "Voilà
ma libération. L'incertitude : une promesse de vie."
Et : "Je commence
à écrire." Souffrance et création...
J'ai été sensible à l'évocation de "cimes
mortifères", à : "les
volcans nous encerclent." Nature menaçante... Ou
bien : "La forêt
est informée."
Importance des regards tout au long du périple. Et enfin, et surtout,
des frontières : entre rêve et réalité, humain
et animal, dedans et dehors, entre monde dit civilisé et peuples
de la forêt, etc. "Je
ne me reconnais plus." Trouver sa place...
Livre parfois agaçant mais riche aussi, que je conseillerais.
Édith
Je voulais sitôt le livre refermé écrire mon avis
Rien ne me satisfaisait dans les phrases que je veux écrire, un
peu à l'image de la confusion qui m'a très vite habitée
tout au long de la lecture. Et pourtant j'en ai poursuivi avec grand plaisir
la lecture. Il demeure au moment où j'écris ces lignes.
Je sais que je vais reprendre le livre en transversal. Alors en premier,
j'ai :
- vite repéré le Kamtchatka sur Google, puis aller voir
les notes Voix au chapitre et écouter l'interview
de Nastassja Martin pour tenter d'éclaircir un peu la confusion
heureuse dans laquelle je me sentais
- l'attrait pour les images du Kamchatka m'a captivée, me détournant
de mon projet d'écriture ; les contrées du Nord de l'Europe
ont un attrait pour moi, que j'ai satisfait par d'autres lectures
- le séjour de l'auteure chez Daria et le quotidien frustre mais
chaleureux, les silences témoins des échanges entre eux
- son récit des soins chirurgicaux en Russie, puis à la
Salpêtrière de Paris
- ses états d'âme relatifs à sa transformation ressentie
en résonance avec sa formation d'ethnologue, en lien avec ses précédentes
recherches et sa thèse
- son rapport au monde dans sa soif d'isolement sont des thèmes
qui m'ont intéressée (le livre depuis la première
page m'a happée je le redis) mais je ne fais pas le lien entre
ses différentes parties.
Je connais d'autres récits, la place du chamanisme concernant des
peuples plus archaïques : rêve, voyage intérieur, réalité
,
mais j'ai du mal à suivre sa démarche "moitié
femme moitié ours" : "Je
suis allée au bout de la rencontre archaïque mais je suis
revenue puisque je ne suis pas morte. Il y a eu hybridation et pourtant
je suis toujours moi. Enfin je crois" etc., p. 128
Dans la même page : "c'est
ce que l'ours voit dans les yeux de celui qu'il ne devait pas regarder
; c'est ce que mon ours a vu dans mes yeux. Sa part d'humanité
; le visage sous son visage." Je remarque MON ours
et non l'ours.
Me vient l'idée des scouts qui se donnent un nom d'animal - le
plus souvent - quand ils doivent présenter leur totem
cela voudrait-il dire que le rapport à une vie dans la nature au
plus près des besoins élémentaires, ce scout s'identifierait
à son totem ?
L'auteure, forte de ses connaissances anthropologiques et du choc incroyable
mais déjà annoncé de sa "rencontre avec l'ours"
développe une théorie que j'ai comprise comme une mince
frontière entre l'homme et l'animal, une métamorphose plus
mentale que physique
il va sans dire. Quoiqu'on trouve dans certains
contes la preuve du contraire, comme dans "La Belle et la Bête".
Métamorphose déjà annoncée par le décryptage
du rêve par Daria ?
Place accordée aux rêves dans l'histoire de l'humanité,
prémonitoires le plus souvent, place oubliée toutefois dans
notre civilisation plus "avancée", plus scientifique,
plus rationnelle ? Désir refoulé à l'état
de veille comme dirait Freud ? Ou désir de réalisation,
comme l'explique Daria (la mère symbolique de l'auteur, la protectrice).
J'ai souri à l'approche que souligne l'auteure des deux mondes
antagonistes : la Russie soviétique et l'Alaska monde capitaliste,
illustrée par le récit de ses deux prises en charges chirurgicales.
Elle en fait les frais et l'évoque à la manière du
livre Le
lambeau ; je remarque aussi le peu de confiance qu'elle accorde
au médecin qui lui annonce une tuberculose détectée
très scientifiquement
alors qu'elle est en marche pour retourner
vers l'ailleurs de ses recherches et interrogations : sic ! Fuite et confiance
en soi.
Sans développer plus avant mon avis et malgré de nombreuses
phrases relevées tout au long du récit, comme autant de
pistes pour m'aider à une adhésion à sa théorie,
sa vision des mondes, je souhaite vraiment un échange avec le groupe.
Jean
C'est l'histoire d'un ours attaqué qui attaque
une anthropologue, Nastassja, dans les montagnes du Kamtchatka, qui devient
l'histoire d'un ours et d'une femme qui se rencontrent aux frontières
de leurs mondes respectifs.
Aux limites physiques entre l'humain et la
bête : le visage Nastassja a été "avalé"
par l'ours, la faisant ainsi, d'une certaine façon, pénétrer
le monde animal. Nastassja a l'impression que son corps est "un territoire
envahi" : "Il
y a eu nos corps entremêlés, il y a eu cet incompréhensible
nous, ce nous dont je sens confusément qu'il vient de loin, d'un
avant situé bien en deçà de nos existence limitées."
Comme des légendes locales le suggèrent (2e partie),
elle se sent devenue une espèce d'être hybride, "moitié
femme, moitié ours". Pour soulager son malaise, les médecins
se focalisent uniquement sur l'histoire de la jeune femme (enfance, décès
du père, etc.) et tentent de la couper du monde sans tenir compte
qu'elle "porte une part
de l'ours en elle, et que l'animal porte en lui une part d'humanité
et qu'elle est elle-même le
monde". "Je
pense à tous ces êtres qui se sont enfoncés dans les
zones sombres et inconnues de l'altérité et qui en sont
revenus métamorphosés, capables de faire face à "ce
qui vient" de manière décalée, ils font à
présent avec ce qui leur a été confié sous
la mer, sous la terre, dans le ciel, sous le lac, dans le ventre, sous
les dents." Dorénavant, elle sera l'ours, le portera
en elle, de même qu'il sera la femme et la portera en lui
Une réflexion fascinante pour un occidental
: réflexion fascinante pour le rationalisme occidental que ce rapport
à la nature et aux animaux. Il faudra l'accident de Nastassja,
pour qu'elle reconsidère le monde : "J'ai
vu le monde trop alter
de la bête ;
le monde trop humain des hôpitaux. J'ai perdu ma place, je cherche
un entre-deux. Un lieu où me reconstituer. Ce retrait-là
doit aider l'âme à se relever. Parce qu'il faudra bien les
construire ces ponts et portes entre les mondes". C'est
le sentiment d'appartenir à un tout qui lui permettra de trouver
un équilibre entre les deux éléments qui la constituent
dorénavant : femme (l'humain) et bête (la nature). Le même
ressenti, les mêmes sensations que dans Le
lambeau de Philippe Lançon, s'expriment, quand elle nous
parle de son opération à la Salpêtrière dans
le service maxillo-facial et son rapport à sa chirurgienne.
Un roman anthropologique : C'est avec son
expérience d'anthropologue, son ouverture d'esprit et sa conscience
de la complexité des êtres, que l'auteure décrit son
face-à-face avec un fauve. Des idées pour réfléchir
à notre place dans un monde, dont nous nous pensions les maîtres,
que nous croyions dominer, et que nous ne respectons pas. Une authentique
expérience de terrain, pour questionner le moi cartésien,
rationnel, cohérent (borné ?) et le moi subjectif,
équivoque, obscur, déraisonnable, curieux.
Position philosophique de l'auteur : Nastassja Martin et Philippe Descola
(son directeur de thèse) refusent l'identification des objets du
monde en mode binaire, en humains et non-humains. Ils distinguent quatre
"modes d'identification" ontologiques parmi les sociétés
humaines : le totémisme, l'animisme, l'analogisme et le naturalisme,
de sorte que ces modes d'identification sont des manières de définir
des frontières entre soi et les autres.
Thèse soutenue (2014) : Les
âmes sauvages : Gwich'in, occident, environnement : rencontre des
mondes en subarctique (Haut Yukon, Alaska). Elle porte sur les
particularités de la cosmologie Gwich'in (chasseurs-cueilleurs
appartenant au groupe linguistique des Athabaskan).
PARCOURS DE NASTASSJA MARTIN |
- Née en 1986 à Grenoble, Nastassja Martin raconte qu'avec ses parents profs de sciences politiques et sciences économiques, elle habitait dans une ferme sur les balcons de Belledonne, avec poules et chevaux sous une châtaigneraie (Festival Bibliotopia, Fondation Jan Michalski, juin 2021, 1h).
Mes parents travaillaient dans la politique sociale, autour de la création du RMI, le revenu minimum d'insertion. Ils m'ont toujours parlé de précarité et d'inégalités. Je voulais travailler à la lisière de la sociologie et des sciences du vivant, entre les deux mondes. Le livre de Philippe Descola Par-delà nature et culture a été déclencheur (propos recueillis par Elisabeth Quin, Madame Figaro, 23 décembre 2019).
- Ce désir d'aller voir d'autres mondes est né dès l'enfance :
Pour Noël, les anniversaires, jai toujours demandé des livres sur les grands prédateurs ou sur les populations qui vivaient en forêt, Pygmées, Jivaro Par ailleurs, jai passé mon enfance à cheval, à la campagne, avec des parents chercheurs en politique sociale, qui voyageaient beaucoup pour le travail et nous emmenaient avec eux. Jai eu la chance, à 13 ans, de vivre plusieurs mois en Namibie et de passer du temps avec des populations Himba, ce qui ma énormément marquée. Je me souviens des mots de mon père, qui est mort dun cancer lannée qui a suivi ce voyage : "Un jour, tu reviendras et tu auras les outils pour comprendre." La vie, mavait-il dit, est un peu comme une boîte à outils, au début elle est presque vide, et il ny a pas grand-chose à y piocher pour comprendre ce qui nous arrive. Et puis, au fil du temps, la boîte se remplit, les outils se diversifient. Jai su, alors, que je deviendrais anthropologue (Télérama, 24 janvier 2020).
- Elle passera d'abord par une licence de sociologie.
La vie a fait quà 17 ans jai travaillé en Alaska, le temps dun été, dabord comme guide puis pour réparer des coques de bateaux. Mon père était mort, cétait compliqué, jai ressenti le besoin de partir. Jétais alors étudiante à Grenoble, et le directeur de mon laboratoire de sociologie ma dit : "Puisque tu veux devenir anthropologue, pourquoi ne présenterais-tu pas un projet sur lAlaska ? Il y a des indigènes, de la grande nature " Sur ses conseils, jai écrit à Philippe Descola, qui a accepté de me prendre en master à lÉcole des hautes études en sciences sociales (Télérama, 24 janvier 2020).
- 2006 : son premier "terrain" sera chez les Gwichin, des chasseurs-cueilleurs qui vivent à quelques kilomètres du cercle arctique, dans le nord-est de lAlaska. Originaire de Grenoble et familière de la montagne, cest d'ailleurs dans le massif des Écrins quelle a rencontré des Alaskiens qui l'ont mise sur la piste des Gwichin. Ultérieurement, elle s'investira dans un collectif de préservation des milieux de vie du pays de la Meije, La Grave autrement, agissant contre des projets de lindustrie du tourisme.
Je suis arrivée dans le nord de lAlaska en 2006, jétais seule, et nous étions en plein hiver lorsque je me suis présentée au chef tribal Gwichin de Fort Yukon, lors dun conseil intertribal qui se tenait dans la ville de Fairbanks en Alaska. Je lui ai exposé mon désir, venir vivre avec eux dans la Taïga subarctique pendant quelque temps et, peut-être, en tirer une thèse de doctorat (Libération, 17 mars 2019).
- 2014 : thèse sous la direction de Philippe Descola,
intitulée Les âmes
sauvages : Gwich'in, occident, environnement : rencontre des mondes en
subarctique (Haut Yukon, Alaska) - thèse qu'elle adapte
ensuite pour une publication aux éditions La Découverte
en 2016 : Les
âmes sauvages : face à l'Occident, la résistance d'un
peuple dAlaska, qui reçoit le prix
Castex de lAcadémie française en 2017 (prix lié
aux voyages, à l'ethnologie).
- 2015 : elle se rend dans les montagnes du Kamtchatka, aux confins de
la Sibérie, pour y réaliser une étude anthropologique
auprès des Évènes. C'est là que Nastassja
Martin sera attaquée par un ours.
Ce sont les Gwichin eux-mêmes qui mont dit : si tu veux vraiment comprendre qui nous sommes, tu dois élargir le spectre et traverser le détroit de Béring, pour voir comment les indigènes résistent en Russie. (Télérama)
- 2018 : Kamtchatka : un hiver en pays évène, documentaire réalisé avec Mike Magidson, Arte, 2018, comportant deux films (hiver et été).
- 2019 : Croire
aux fauves, éd. Verticales,
qui reçoit deux prix :
Prix
François Sommer Essais en 2020 (Bérengère
Cournut dont nous avons lu De
pierre et dos a eu la même année le même
prix François Sommer (mais) Roman ; ce prix récompense un
auteur dont louvrage "renouvelle la pensée sur les
relations de lhomme et de la nature"
Prix
Joseph Kessel en 2020.
- En cours de production : Tvaian, documentaire, réalisé avec Mike Magidson.
- 2021 : adaptation au théâtre : Croire aux fauves par Émilie Faucheux.
CE QUE DIT NASTASSJA MARTIN depuis la publication |
De son livre
"Il faut bien trouver, en dedans et au-dehors, les moyens de se métamorphoser." dit Nastassja Martin à Nicolas Truong (Le Monde, 7 août 2020) qui lui répond :
Nest-ce pas ce que vous faites dans Croire aux fauves, dans lequel vous mettez en scène votre histoire, celle dune femme qui se reconstruit et se régénère après son corps à corps avec un ours ?
Sans doute. Renouer avec les puissances du récit littéraire permet effectivement de médiatiser dautres ontologies que la nôtre et, surtout, de faire sentir au plus grand nombre ce que peuvent être les relations, les émotions et les mondes qui nous traversent en tant quanthropologues. Mettre en récit un mode dêtre au monde, cest le rendre à sa singularité et à son histoire, tout en mettant en exergue sa perméabilité, cest-à-dire la possibilité dun métissage, dune hybridation avec ce qui lui est a priori extérieur. La littérature, telle que jen ai fait lusage dans Croire aux fauves, permet de saisir ce qui se passe dans la zone médiane de la rencontre entre des mondes différents et pourtant sensibles les uns aux autres. Lobjectif de ce décalage vers les « entre-mondes » est politique : il sagit de pluraliser les réponses et donc les questions face au monde qui vient, et la possibilité renouvelée dun dialogue entre elles.
À France Culture
- Nastassja Martin : "Il
faut repenser le vivant qui est lui-même en train de se repenser",
Par les temps qui courent, par Marie Richeux, 18 novembre 2019,
1h.
- "J'ai
vu l'ours en moi", L'invité culture, par Caroline
Broué, 1er février 2020, 26 min.
- Nastassja
Martin et l'anthropologie des frictions, La Grande Table des idées,
par Olivia Gesbert, 1er février 2020, 33 min.
Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme
au rejet :
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à
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grand ouvert |
beaucoup
¾ ouvert |
moyennement
à moitié |
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ouvert ¼ |
pas
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