Quatrième de couverture : Le roman est inspiré dune histoire réelle. En 1515, un corps expéditionnaire de trois navires quitte lEspagne en direction du Rio de la Plata, vaste estuaire à la conjonction des fleuves Parana et Uruguay. Mais, à peine débarqués à terre, le capitaine et les quelques hommes qui laccompagnent sont massacrés par des Indiens. Un seul en réchappe, le mousse : fait prisonnier, accueilli dans la tribu de ses assaillants, il nest rendu à son monde que dix ans plus tard, à loccasion dune autre expédition naviguant dans ces eaux lointaines.. La première édition de ce livre a été menée par Flammarion en 1987. Cette nouvelle édition est postfacée par Alberto Manguel. La traduction, de Laure Bataillon a reçu en 1988 le prix de la meilleure traduction décerné par la Maison des Écrivains et des Traducteurs (MEET). Après la mort de la traductrice, il fut décidé que le prix porterait dorénavant son nom.
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Juan José SAER (1937-2005)
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Nos
35 cotes d'amour parisiennes et bretonnes |
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Repères
biographiques Les livres traduits en français Presse : articles, interviews Voir et écouter Juan José Saer |
Fanny (avis
transmis)
J'ai réussi à me procurer ce roman uniquement samedi dernier,
ma lecture a donc
été condensée sur quelques jours.
Et condensé est justement un terme qui me vient à propos
de ce pavé.
J'ai lu l'article traduit par Claire ce qui m'a permis je pense de comprendre
en partie l'intention de l'auteur quant à la dimension diachronique
de son écrit.
Pour autant quel parti pris pesant pour le lecteur, tout du moins pour
moi, que ce texte écrit d'un bloc sans aucune aération.
Je n'ai pas non plus aimé le style, surchargé et emphatique
avec des phrases trop longues et souvent indigestes à mon goût.
Malgré ce parti pris voulu et original d'un récit diachronique,
je trouve que l'effet rendu est finalement trop diffus pour être
pris en haleine par le récit ou pour éprouver des sentiments
face aux personnages.
Le récit du mousse perd en crédibilité avec ce procédé.
Comment peut-il être à la fois dans un recul lié à
son grand âge et dans le récit de cette scène où
il voit ses compagnons se faire dévorer. Cela donne l'impression
qu'il est déjà dans le recul au moment où il fait
le récit de ce qu'il est en train de vivre.
D'autres incohérences : il ne comprend pas la langue des indiens
et les mots sont souvent polysémiques, pour autant il parvient
à avoir des discussions toutes en nuance sur le sens donné
à l'existence avec certains d'entre eux.
C'est peut-être la volonté même de l'auteur mais pour
ma part le fait que le narrateur soit dans le même temps dans le
moment vécu et dans sa contemplation produit un effet superficiel
qui me maintient à distance du récit.
Pour autant ma curiosité était piquée et j'ai eu
réellement envie de lire ce livre jusqu'au bout.
Nouveau désappointement ce matin lorsque j'ai pioché des
bribes d'une interview pour chercher ce qu'il y avait de vérité
historique sur les coutumes de ce peuple. Rien ou presque et dans une
volonté de faire un roman non historique.
L'article invite à avoir une lecture freudienne du roman, pourquoi
pas cela doit s'y prêter.
Mais la dimension de l'anthropophagie a été également
difficile à digérer pour moi (jeu de mots un peu facile)
; était-il vraiment nécessaire de revenir en boucle sur
ces mêmes descriptions ? Pour illustrer la répétition
du traumatisme d'un point de vue psychanalytique ?
J'ouvre tout de même ¼ pour l'originalité et l'expérience
de lecture qui en découle.
Hâte de lire vos avis, en particulier les plus enthousiastes :).
Bonne soirée
PS : je suis très curieuse de savoir ce que vous allez apporter
à manger ce soir...
gâteaux
argentins au dulce de lecce pain
d'épice cannibale envisagé par Rozenn
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maté insipide |
raisin d'Amérique du sud |
dulce de lecce fait par Jacqueline |
Monique L (avis
transmis)
La première remarque que je ferais sur ce roman, c'est la langue,
l'écriture. Je ne sais pas ce qui est du à l'écrivain
ou à la traduction mais c'est remarquable.
J'ai néanmoins dû relire plusieurs fois certaines phrases
longues et dont la structure ne me paraissait pas évidente (imbrication
en cascade de relatives).
C'est un récit d'un seul trait mais structuré en deux parties,
l'expérience et son analyse.
Cette structure est intéressante.
Le narrateur oscille entre un regard naïf, amusé et profond.
Un questionnement sur la vérité, l'illusion, la certitude,
le lien du réel et de sa perception. D'où vient la notion
même d'existence, d'être ?
La première partie dans laquelle le narrateur raconte son vécu
des dix ans passés dans la tribu, m'a tenue en haleine de par son
absolue étrangeté. J'y ai apprécié le lyrisme
de l'auteur, ses descriptions distantes.
La seconde partie cherche à comprendre. Le narrateur trouve une
cohérence au mode de vie des indiens. Il décrit une osmose
entre la terre et les hommes, entre un lieu et les êtres qui l'habitent.
L'auteur juge sévèrement la société occidentale
en opposition au peuple indien vivant en équilibre avec son environnement,
non comme le maître des lieux, mais comme une entité parmi
d'autres.
Où est la civilisation ?
La vanité du monde, sa futilité apparaissent avec force
aux yeux du narrateur. En parallèle sa mémoire reconstruit
une civilisation où tout est vrai, utile à la communauté,
fondée sur un échange des hommes entre eux mais aussi de
l'homme avec la nature, avec la terre sans lesquelles il ne serait rien.
Tout cela aurait dû me plaire, mais ce roman a pour moi un goût
d'absolue étrangeté qui n'a pas réussi à me
passionner. J'ai même éprouvé une certaine lassitude.
J'y ai trouvé des redites, mais cela n'explique pas tout.
J'ouvre à ½.
Françoise D(avis
transmis)
J'ai lu en espagnol et n'ai pas eu de problèmes de compréhension
de la langue, mais je n'ai pas compris : bien des trucs m'échappent
ainsi que le sens général.
Tout d'abord concernant le récit de la tuerie et de la capture
: pourquoi n'est-il pas tué ? Et pourquoi le font-ils partir après
10 ans ? Pendant 10 ans il reste complètement à l'extérieur.
Je n'ai trouvé aucune explication, ni d'aucun des agissements des
Indiens.
Puis lorsqu'on arrive vers la fin du récit où le narrateur
est censé nous expliquer, je me suis dit : je vais enfin savoir
et comprendre. Ben non, rien, je n'ai rien compris. C'était peut-être
trop elliptique pour moi en espagnol. Très frustrant. Je ferme.
Geneviève (avis
transmis)
Encore un début difficile : du mal à situer le contexte,
à appréhender le narrateur, rebutée par la violence
dès le début : viols du jeune marin, massacre de ses
compagnons et pour couronner le tout, festin anthropophage! Mais peu à
peu, monte une autre voix, celle de la réflexion, du retour sur
l'étrangeté qui construit un univers différent, un
autre rapport au monde. Basculent les notions de temps, d'espace, de morale.
La réflexion sur la langue et la manière dont elle reflète
nos catégories mentales est particulièrement intéressante.
Malgré des débuts difficiles et la gêne engendrée
par l'absence de chapitres ou d'autres repères, un livre que j'ouvre
aux ¾ et dont je pense qu'il me restera de nombreuses images.
Séverine(avis
transmis)
J'étais intriguée par ce roman qui allait nous emmener dans
d'autres terres et à une autre époque, par le fait que c'est
un auteur de langue espagnole. J'ai rarement lu de littérature
espagnole. Elle ne m'attire guère et pourtant a été
une révélation avec Jaume Cabre et son Confiteor,
une de mes plus belles découvertes de Voix au chapitre.
J'ai tardé à rendre mon avis car j'avais stoppé ma
lecture il y a quelques jours et n'avais guère envie de la reprendre
et je me suis dit ce matin que je devrais bien arriver au bout des quelques
pages qu'il me restait. Cela vous laisse deviner mon avis...
Je n'ai pas aimé ce livre. Peut-être parce que je suis restée
sur ma faim dans la première partie du roman, où je ne comprends
pas les relations entre le narrateur et les indigènes : on survole
des émotions, des situations. Sa vie après avoir quitté
la communauté sauvage ne m'a pas intéressée et a
coupé une dynamique ; c'est après qu'il revient sur sa vie
là-bas, l'explication de ce fameux Def-ghi
Ce livre m'a mise
mal à l'aise : l'atmosphère y est étouffante, malsaine.
Je n'aurais pas voulu être à la place du narrateur !
Et puis, on ne sait pas si ça relève du récit anthropologique
ou si c'est de la pure littérature : le comportement de la tribu
sauvage est-elle vraie ? C'est de la fiction ? Peut-être
ne faut-il pas se poser la question
mais ça m'a dérangée.
Rien de plus à dire si ce n'est que ça n'a pas été
un moment de lecture agréable, donc je ferme.
Catherine entre et (Catherine
envoie son avis depuis Lima avec une photo de la CASA
DE LITERATURA PERUANA et du bar Cordano, un des plus vieux de Lima,
fréquenté par les écrivains)
J'ai trouvé ce livre inattendu. J'avais lu la quatrième
de couverture et, ne connaissant pas l'auteur, je m'attendais plus ou
moins à un roman historique ou un roman d'aventure. Mais en fait
ce n'est pas ça.
Ça démarre un peu comme ça tout de même, le
jeune mousse orphelin qui rêve d'aventures et de pays lointains
et qui s'embarque vers les Indes.
J'ai particulièrement aimé la première page et tout
le début, la traversée, l'arrivée à Rio de
Plata, la découverte d'un territoire inconnu, que les marins espagnols
pensent vierge de toute présence humaine. Mais dès ce début,
on trouve des interrogations sur l'existence réelle des choses,
des lieux indépendamment du regard, thème omniprésent
tout au long du roman.
Ensuite tout bascule et on se retrouve brutalement plongé dans
un univers étrange. On observe avec le narrateur la vie très
particulière de ces Indiens. Les scènes de cannibalisme
et d'orgie, tellement frénétiques que certains en meurent,
tiennent une part très importante dans le récit. Entre ces
scènes qui reviennent périodiquement, les Indiens retrouvent
un comportement très différent, beaucoup plus calme et ordonné,
assez dépourvu d'émotions et de plaisir. J'ai trouvé
ce récit fascinant sans le comprendre vraiment.
J'ai moins aimé la partie, assez courte comparativement, consacrée
au retour à la civilisation. Le personnage le plus marquant est
le prêtre, qui est le seul qui soit véritablement humain.
On retrouve une impression d'étrangeté, en particulier au
moment des représentations parodiques de son expérience.
La dernière partie est la reconstruction de l'histoire qu'il a
vécue, qui permet de mieux comprendre le comportement des Indiens,
le pourquoi de la survie du narrateur et de sa libération. C'est
assez métaphysique et j'ai dû relire plusieurs fois certains
passages pour en comprendre plus ou moins le sens. J'ai un peu décroché
par moments je dois dire.
J'ai beaucoup apprécié l'écriture, c'est un livre
original, marquant, mais il faudrait que je le relise (ce que je ne ferai
sans doute pas) pour mieux l'apprécier.
Je l'ouvre entre ½ et ¾ malgré tout.
Etienne (qui
a proposé la lecture de ce livre)
Par le plus grand des hasards (un peu forcé, n'exagérons
pas), je me trouve à Rennes ce week-end pour un week-end familial,
ville d'adoption de l'auteur. Je suis donc un peu avec vous
J'ai découvert complètement fortuitement ce livre sur un
blog littéraire et l'ai acheté il y a un an : depuis je
pense qu'il s'agit du livre que j'ai le plus offert.
Tout d'abord (et surtout) il y a cette magnifique traduction (je crois
qu'elle a reçu un prix d'ailleurs) qui sera à première
vue l'unique lien avec ma précédente proposition (Le tango
de Satan). Ici on sort du bourbier Hongrois pour l'horizon de l'océan,
"l'abondance du ciel". Il y a donc eu pour commencer cette sensation
enivrante d'espace, de voyage, d'épices et de sel mise en exergue
par cette langue olfactive à souhait.
Malgré les épreuves du voyage et les épisodes assez
rudes (la semi-prostitution du narrateur), on vogue lascivement jusqu'aux
Moluques et le cur du roman s'ouvre.
L'épisode à première vue innommable du festin indigène
et dont est témoin unique le mousse se produit et l'enquête
commence. Comment expliquer que ces autochtones qui semblent doux comme
des agneaux se livrent à une barbarie qui nous paraît comble
de l'interdit ? Quel en est le sens ? C'est le tour de force
de l'auteur, qui sans rentrer dans un cours magistral d'anthropologie,
adopte une posture à niveau égal avec les indigènes
par le biais du narrateur. L'événement finit par être
"digéré" et on finirait presque par l'oublier
L'hypothèse d'une sorte de rite exutoire prend forme et sens mais
ne doit pas occulter le miracle qui finit par se dérouler sous
nos yeux : un monde entier s'anime et vit loin de nous, cette pluralité
qui s'impose à partir de l'expérience et est la condition
de l'autre au regard de soi.
Puis les européens reviennent et tout éclate comme une bulle
de savon, on en finirait presque par trouver les cannibales plus civilisés
C'est donc un des plus beaux livres qu'il m'ait été donné
de lire sur la notion d'altérité prise au sens philosophique
ou anthropologique et j'en garde depuis sa lecture un souvenir vif.
Je l'ouvre évidemment en grand et suis impatient de découvrir
vos impressions.
Toujours notre triple formule inaugurée
en septembre 2021 : après avoir lu les réactions transmises,
notre tour de table alterne entre physiquement présents et simultanément
à l'écran...
Annick A
C'est un livre dérangeant qui nous introduit dans une réflexion
vertigineuse sur la réalité du monde.
Il y a trois parties dans ce livre. La première est le regard du
narrateur sur la vie de la tribu dans laquelle il est plongé durant
10 ans. C'est un regard extérieur, distant et sans jugement. Il
observe sans rien dire de son ressenti. Le lecteur se trouve confronté
à des scènes hallucinantes d'anthropophagie et d'impensables
débauches incestueuses, et est plongé dans la perplexité
face à un monde totalement étranger. Je me suis dit "on
est où là ?". On est délogé de notre
mode de vision habituel et amené à se questionner dessus.
La deuxième partie narre son retour à la vie occidentale
et sa confrontation à un monde dont il a tout oublié, et
son impossibilité de s'y sentir vivant. C'est un monde qu'il rejette
et méprise et qui n'a rien d'humain. Comme le dit Manguel dans
la postface, on est dans le mythe inversé et le regard se fait
juge et rejetant. À part le père Quesada, personne ne trouve
grâce à ses yeux. La tournée théâtrale
est un malentendu tragique.
Plus que la cruauté des armées, plus que la rapine indécente du commerce et que les tours de passe-passe de la morale pour justifier toutes sortes de bassesses, ce fut le succès de notre comédie qui m'ouvrit les yeux sur l'essence véritable de mes semblables : la vigueur des applaudissements qui célébraient mes vers insensés prouvait la vacuité absolue de ces hommes, et l'impression que c'était une foule de vêtements bourrés de paille, ou des formes sans substance gonflées par l'air indifférent de la planète, ne laissait pas de m'assaillir à chaque représentation. (p. 121)
La troisième partie est celle que j'ai préférée. Je l'ai trouvée remarquable. Soixante ans plus tard, le narrateur arrivé à la fin de sa vie nous livre par écrit son interprétation du mode de vie de la tribu et s'en fait le témoin. C'est une réflexion métaphysique, philosophique et que je dirais mélancolique sur l'intranquillité existentielle. Les Indiens doivent à tout moment réactualiser le monde pour se prouver qu'ils existent.
"L'arbre était là et eux étaient l'arbre. Sans eux, il n'y avait pas d'arbre, mais sans l'arbre, eux n'étaient plus rien. Ils dépendaient tant l'un de l'autre que la confiance était impossible." (p. 133)
"Dans chaque geste qu'ils faisaient et dans chaque mot qu'ils prononçaient, c'était la persistance de toutes choses qui était en jeu, et toute négligence ou toute erreur de leur part auraient suffi à la défaire." (p. 141)
Selon le narrateur pareil sentiment vient du fait qu'ils mangeaient de la chair humaine :
"C'était, de façon extravagante, vouloir ne pas être. Il n'y avait qu'à voir les Indiens manipuler les corps dépecés de leurs semblables pour se rendre compte que, pour eux, il ne restait plus, dans ces membres sanguinolents, le moindre vestige d'humanité." (p. 143)
J'ai trouvé un peu nébuleux ce passage explicatif. Il me
semble que si ce peuple est dans une telle douleur existentielle, c'est
parce qu'il n'est pas pris dans l'ordre symbolique. On ne voit aucune
trace de symbole dans ce que décrit le narrateur et il n'y a donc
pas d'articulation possible entre le réel, le symbolique et l'imaginaire.
Même leur langue est incertaine :
"C'était une langue imprévisible, contradictoire, sans
forme apparente." (p. 135)
Je suis émerveillée par l'écriture de cette partie
et j'aurais envie d'en reproduire des passages entiers. Celui de la dégustation
des olives p. 126 et 127 est une pure merveille d'écriture
délicieusement poétique. Un moment lumineux. C'est un livre
qui m'a enchantée par l'exigence stimulante de sa réflexion
et la beauté de son écriture. J'ouvre en grand.
Rozenn(à
l'écran)
J'ai trouvé le début très vif, l'orphelin devenu
mousse - au fait a-t-il un prénom ?! - s'accommode de sa vie -
cherchant la protection des plus forts, sans révolte - pour survivre ?
L'écriture me plaisait. Je suivais son voyage avec de plus en plus
d'intérêt et de curiosité. Pourquoi était il
épargné ? Allait-il encore être une proie sexuelle ?
J'ai été figée, comme lui, devant la scène
de préparation des cadavres, puis d'anthropophagie... je l'ai suivi
dans ses observations... et puis j'ai éclaté de rire p.
46 quand il remarque que la "viande" est tachée... par
des traces "d'assaisonnement"... p. 50 l'eau lui vient à
la bouche...
J'avais repris de la distance : les scènes de beuverie et d'orgie
m'ont fait penser à Bosch. L'écriture favorisait la comparaison.
Le mystère reste entier : que représente-t-il pour eux ?
Pourquoi cette alternance de mode de vie excessivement contenu puis follement
débridé ? Quand on le sait : manger les autres une fois
par an pour ne pas s'entre-dévorer, cela paraît presque rassurant.
Ouf ! Il y a une règle.
C'est pendant le week-end tout-à-coup que j'ai pensé : bien
sûr, c'est le carnaval : un temps pour transgresser - presque -
tous les tabous.
Ensuite, encore un carnage, celui des Indiens : le livre m'apparaît
comme une grande métaphore des civilisations humaines s'efforçant
de brider la violence par des normes, des rituels - que peut-être
les enfants apprennent par leurs jeux.
Retour à ce que nous considérons comme LA civilisation.
Pas plus gai... sauf l'ouverture sur la culture que lui apporte le père
Quesada. Et il prend de la distance, il réfléchit, s'interroge
- même trop longuement à mon goût. Je surfe sur le
plaisir de l'écriture.
J'adore le passage sur sa vie d'acteur dans une troupe itinérante,
sa vie d'auteur, la façon dont il sert au public ce que celui-ci
attend : tellement ironique et qui renvoie le lecteur à ce qu'il
y a pu avoir de curiosité un peu malsaine sur ce groupe que nous
souhaitons tant considérer comme à part, différent
de nous : il faut tant d'approximations, de compromissions pour que nous
pensions comprendre, alors qu'on ne peut que rester complètement
à côté.
La fin est tranquille, presque une famille - toujours pas de femme dans
sa vie -, une maison, une imprimerie p.125 ; une fin de vie frugale méditative,
mais on repart dans les souvenirs et les réflexions, dans les violences.
"L'un d'entre eux" p. 155 qui semble à part se révèle
encore plus happé par un des cycles d'orgies p. 162 : ce cycle
de transgressions est inhérent... à quoi ? Cette civilisation
particulière d'Indiens qui nous reste par ailleurs quasi opaque
ou plus largement inhérent à l'humanité avec d'autres
dérives (guerres ?).
Je me suis demandé comment pouvait finir ce livre et la fin est
somptueuse...
Nathalie R
C'est un livre étrange. On ne sait pas par quel bout le prendre
pour en parler. Je suis arrivée sans réussir à prendre
des notes. Le récit est une succession d'images très fortes.
On peut prendre pour exemple la scène inaugurale.
Elle m'a paru parfaitement extraordinaire parce qu'elle se passe dans
une sorte de silence total. Comme les marins qui se disputent pour savoir
s'il faut rester ou quitter le territoire qui n'est pas celui que l'on
espérait, le lecteur assiste médusé
à la descente du capitaine qui se met à avancer d'un pas
ferme et qui dépasse ses troupes, puis s'arrête, muet, puis
dans un soupir fataliste, fait demi-tour et remonte à bord suivi
par ses marins. On s'attend à une attaque, rien ne vient. Toute
l'ambiance du roman est déjà donnée par cette note.
Une autre scène forte que celle du déplacement du jeune
mousse lors de sa capture. C'est drôle et énorme, très
visuel.
Certains passages ont des airs de palimpseste ! Par exemple, le passage
sur la réflexion sur les coutumes (page 130 - 131) m'a fait penser
immédiatement à "la prière à Dieu"
de Voltaire (Voltaire, Traité sur la tolérance, Chapitre
XXIII), celui sur les spectacles qu'il donne une fois revenu à
la vie dite "civilisée" à la vie de Buffalo Bill
ou
La Légende de l'Ouest où ce qui est raconté
dans le Buffalo
Bill's Wild West Show est de l'ordre de la fable et proche du zoo
humain.
Cette sensation de déjà-vu ne m'a pas gâché
mon plaisir pour autant. Si l'on réussit à dépasser
les scènes d'orgie difficilement soutenable quand elles évoquent
des actions pédophiles - je me demande encore quel en est l'intérêt -,
si l'on réussit à dépasser également une impression
de tristesse générale, on peut
être fasciné par ce roman où tout ou presque est inventé,
mais qui est jalonné de réflexions profondes et métaphysiques
sur le sens de l'existence de ce peuple.
J'ai longtemps pensé que le jeune mousse était épargné
parce qu'il était pris pour un dieu auquel on adressait toutes
ses demandes. J'ai été très marquée par ce
qui me semble un paradoxe. Le groupe est essentiellement perçu
par le lecteur comme un groupe ; il est rare que le narrateur développe
un portrait. On n'apprend quasiment rien des liens qu'il peut mettre en
place au fil des dix années de sa présence Pourtant, il
se révèle être celui qui permettra au groupe d'exister
par le biais d'un étayage extérieur. C'est une vision magnifique
que cette idée que les Indiens soutiennent le monde, lui-même
enveloppé dans un magma et qui se révèle élastique
et se meut en fonction des déplacements de ces derniers.
Si certains passages sont vertigineux et sollicitent une capacité
de conceptualisation qui peut être décourageante, je pense
toutefois que ce roman est un livre incontournable. Je terminerai par
l'image qui se trouve sur la couverture et qui renvoie au jeu des enfants.
J'ai vu ce jeu comme une représentation métaphorique
inventée par l'auteur : celle d'une sorte d'ADN hélicoïdal
qui symbolise toute forme (égalitaire?) de vie. Bref, j'ouvre au
¾.
Renée(à
l'écran)
Dés les premières pages, écriture magnifique, quel
travail formidable de traduction ! J'ai lu ensuite que la traductrice
avait eu un prix mérité pour ce texte.
Les descriptions sont superbes, imagées, poétiques.
C'est un roman d'aventure et d'initiation : un jeune garçon, un
voyage en mer, une île, des rencontres extraordinaires, le retour
à la civilisation, puis l'apprentissage, le théâtre.
Pas d'idylle, pas de jeune enamourée.
Le narrateur a l'air réel, puisque c'est lui qui raconte son histoire
; cependant lorsqu'il relate son séjour chez les Indiens, nous
avons une impression d'irréalité : "tout
semble et rien nest, et le paraître des choses se situe surtout
dans le champ de linexistence". Un mort devient
"une tache incertaine",
les étoiles perdent toute certitude d'éternité et
la lune à la fin s'effaçait "sous
des ondes d'obscurité".
Le charme de ce roman réside justement dans cette impression de
rêve, dans ce vocabulaire onirique : ombres, vide, reflet, incertain,
inexistence, essence pâteuse, etc. J'étais comme envoûtée
par cette langue, au point, comme Rozenn, d'oublier parfois l'action.
Les Indiens utilisent le même mot pour être et paraître,
comme s'ils n'avaient aucune matérialité. Ils SONT le monde
et ce monde se déplace en même temps qu'eux (superbe passage
sur l'arbre cité par Annick).
Puis, quelques jours par an, ils deviennent anthropophages et boivent
(alcool ou drogue ?) tant, qu'ils vivent une orgie incroyable, perdant
toute humanité. Ils laissent libre cours à leurs pulsions
animales, brusquement possédés par une force obscure. L'auteur
ne parle jamais d'autre nourriture, alors que je suppose qu'ils chassaient...,
ni d'aucun culte, ni du pourquoi de cette folie, de ce délire n'en
sachant rien, il n'avance aucune hypothèse. Le narrateur essaie
d'expliquer à la fin du roman, mais ça ne m'a pas convaincue
(pas vraiment compris ?).
Le jeune homme finit par douter de sa propre existence, il subit son sort,
il n'exprime qu'une seule fois ses sentiments : la première
fois où il comprend que les Indiens se préparent à
faire rôtir les marins. J'aimerais en savoir un peu plus sur ces
peuples avant l'arrivée des colons.
J'ouvre ce livre en grand pour la qualité de l'écriture
et pour l'histoire racontée.
Jacqueline
J'aime beaucoup cette manière d'écrire. Dès le départ,
j'ai été prise par le récit et par l'atmosphère
où il me plongeait. Les personnages, très vivants, sont
décrits juste ce qu'il faut pour qu'on les imagine. J'ai aimé
la manière dont le narrateur évoque sa position de jeune
observateur, un peu à distance de ce qu'il vivait. J'ai aimé
l'atmosphère des lieux, la puissance des descriptions, la tension
sur l'île, l'énigme créée par le comportement
du capitaine, une figure paternelle comme plus tard celle de Quesada.
J'ai aimé la tension dans la succession d'événements
jusqu'à la flèche qui soudain coupe la parole au capitaine
et la vision de ses compagnons abattus. J'ai aimé le rythme des
longues phrases qui emportent le lecteur dans la pensée de l'auteur.
Comme quand enfin, la nuit, le narrateur peut échapper à
la sidération et pleurer : "Tout
bâtard que j'étais, je naissais sans le savoir et comme l'enfant
qui sort, ensanglanté et étourdi, de cette nuit obscure
qu'est le ventre de sa mère, je ne pouvais faire autre chose que
me mettre à pleurer" Ce passage vient après
toute la réflexion sur la multiplicité des naissances dans
une vie
Quel écrivain !
Cependant, quand j'ai lu les scènes d'anthropophagie et d'orgie,
j'ai cessé de croire à cette histoire et pas tellement,
me semble-t-il, à cause de son horreur ou de son invraisemblance.
Elle s'inspire d'un fait vrai. Mais à partir de ce fait, Saer a
construit son roman en refusant de se documenter pour développer
librement ses idées : celles d'un érudit du 20e siècle,
quelqu'un qui connaît son pays et les endroits où se passe
l'action, quelqu'un qui a lu Freud et certainement Lévi-Strauss
(je pensais beaucoup à ce dernier à cause du souci de trouver
une logique dans des comportements "sauvages"). Ces idées,
contemporaines pour l'écrivain, m'ont paru sous-tendre ce qui serait
le récit d'un homme du 16e siècle auquel cela m'a tout d'un
coup empêchée d'adhérer. J'ai pourtant vu un spectacle
récent autour de Montaigne qui déjà développait
des idées proches
mais, à partir de ce moment, ma
position de lectrice avait changé. Je goûtais toujours la
manière d'écrire, alors que mon intérêt pour
le héros avait beaucoup baissé, je me posais des questions
sur l'auteur et j'avais envie de lire autre chose de lui.
Dans la multitude des romans de Saer, j'ai choisi Les
nuages à cause de La
théorie des nuages de Stéphane Audeguy à
laquelle m'avait fait penser les belles descriptions de ciel étoilé.
Mais, rien à voir ! Les nuages, c'est une traversée
torride de ce que je crois être la pampa, avec là aussi une
atmosphère très évocatrice et des personnages forts.
J'y ai trouvé, non plus la lecture de Lévi-Strauss au 16e
siècle, mais celle de l'antipsychiatrie juste après la révolution
française.
Quant à "l'ancêtre", je ne suis pas sûre
d'avoir bien compris le titre français : référence
à l'âge canonique du narrateur quand il écrit ? Référence
à son adoption par un peuple "premier" qui a marqué
à jamais sa vie ? Référence à sa recherche
de père ? Comme je ne connais pas l'espagnol, j'ai cherché
la traduction automatique de "El entenado". Je ne l'ai pas trouvée.
J'ai cru comprendre que ce pouvait être quelque chose comme "l'adopté",
"l'orphelin", "la pièce rapportée"...
rien à voir avec "l'ancêtre". Cependant, comme
l'auteur connaît bien le français et était lié
à son traducteur, il approuvait sans doute ce titre différent.
En tout cas, j'ai trouvé remarquable l'histoire de ce jeune homme :
spectateur d'un mode de vie étonnant et faute d'apprendre une langue
très étrangère, il ne comprendra jamais rien à
sa situation que ce qu'il peut en imaginer. Sa vie en restera marquée
À travers les deux livres de Saer que j'ai lus, j'ai l'impression
de mieux connaître l'Argentine. J'ouvre à moitié.
Brigitte(à
l'écran)
Je n'avais jamais entendu parler de L'ancêtre. J'ai trouvé
ce livre très original et intéressant, bien écrit.
Le 16e siècle, c'est l'époque des grandes découvertes,
du développement de l'imprimerie, de la Renaissance, où
le monde s'ouvre, avec un énorme développement intellectuel,
grâce aux voyages ; il verra malheureusement, et dans la même
dynamique, apparaître les Guerres de Religion.
Ce livre part d'un fait réel mais sans détails connus ;
il se fonde sur une esquisse.
Selon moi, il s'agit plutôt un essai que d'un roman : pas d'histoire
d'amour !
L'intérêt provient essentiellement des sujets abordés,
qui sont extrêmement profonds : ils sont traités en situation,
plutôt que de façon théorique. Saer interprète
l'anthropophagie des "Indiens" aux dépens d'autres qu'eux-mêmes,
comme une protection contre une anthropophagie appliquée à
leur propre groupe.
Cela m'a rappelé dans les années 60, le cas de Patrice
Lumumba, héros du Congo assassiné dont le corps avait
disparu : le bruit courait qu'il avait été mangé
par des compatriotes qui souhaitaient ainsi s'approprier ses qualités.
Cela évoque pour moi la religion chrétienne, qui pratique
la communion où l'on mange le corps du Christ.
L'auteur en vient ensuite au thème de la langue, comme structure
de la pensée. On constate en effet que pour beaucoup de cultures
les verbes être et manger sont très proches
; on dira par exemple : eat en anglais et eCTb
en russe. Pour les Égyptiens, ce sont les mots blé
et manger qui sont synonymes. De même le mot sacré
peut signifier le comble de l'admiration ou le comble du haïssable
; et encore pour fort et faible : degrés opposés
d'une même notion, à partir d'une racine commune. Ici, il
s'agit d'une langue agglutinante, comme reflet de la culture de ces "Indiens".
J'ai pensé aussi à la controverse
de Valladolid : les Indiens ont-ils une âme ? Bartholomé
de Las Casas les défendait.
Ce livre est d'une prodigieuse richesse, il se pose aussi le problème
de la communication. Ainsi, concernant le théâtre qui a du
succès, à partir du moment où l'on exprime des choses
qui ne sont pas vraies, clin d'il à l'époque actuelle.
Cependant, je n'ai ressenti aucune émotion au cours de cette lecture
; jamais je ne me suis identifiée au personnage du narrateur.
Je n'ai pas compris le sens du passage où l'auteur insiste sur
le personnage de l'Indien mourant.
Qu'est-ce qu'une civilisation ? Qu'est-ce qu'un être humain ? Qu'est-ce
qui est commun entre les Indiens et les Européens ? C'est
cela dont parle le livre.
J'ouvre à moitié, même si c'est très bien écrit,
avec un aspect poétique, car il y a une distance qui fait que je
n'ai pas réussi à me sentir impliquée dans le livre.
La traductrice s'est surpassée.
Merci à Etienne de l'avoir proposé.
Laura
J'ai l'impression d'être passée à côté...
car je me suis fait ch...
J'ai apprécié jusqu'à la fin de l'orgie. C'est très
dépaysant tout ce début. Et cette orgie avec l'image de
la femme qui cherche le plaisir ! Moins terrible est ce qui se passe avec
la petite fille. Et tout cela vu à travers le regard du narrateur.
Après, plus rien ne s'est passé pour moi. Le langage des
Indiens comporte peu de mots, ce qui apparaît péjoratif ;
mais si on considère la dimension historique, ce ne l'est pas.
Alors que j'avais pris ce que je lisais pour des mémoires, je me
suis aperçue à la fin que c'était un roman et ai
eu l'impression de m'être fait avoir.
Pour ce qui est des réflexions "philosophiques", certaines
m'ont touchée, par exemple :
"On ne sait jamais quand on naît : laccouchement est une simple convention. Beaucoup de gens meurent sans être jamais nés ; dautres naissent à peine, dautres mal, comme avortés. Certains, par naissances successives, passent de vie en vie, et si la mort ne venait pas les interrompre, ils seraient capables dépuiser le bouquet des mondes possibles à force de naître sans relâche". (p. 38)
Quant à l'écriture, elle m'est passée au-dessus.
Quand le personnage revient en Europe, je me suis mise à survoler,
je ne trouvais plus cela intéressant.
Pour ce qui est du théâtre, j'y ai vu une critique virulente,
avec de gros sabots de l'auteur.
La troisième partie me donnait l'impression de répéter
la première ; d'ailleurs les jeux d'enfants sont reproduits à
l'identique.
Et le passage très mystique sur l'arbre - "Larbre
était là et eux étaient larbre"
- m'a paru surfait, construit.
J'ai l'impression que le livre aurait très bien pu s'arrêter
au retour, le reste me semblant combler pour être publier...
J'ouvre ½.
Le chur
Ah quand même...
Laura
Mais j'ai adoré le début !
Claire
J'ai trouvé ce livre vraiment surprenant.
D'abord, j'aime l'objet livre, agréable à tenir en main.
J'ai été étonnée que soit mentionné,
pour le déplorer, le fait qu'il n'y ait pas de chapitres et d'aération
dans le texte - je n'avais même pas remarqué. C'est sans
doute parce que le récit m'a passionnée.
Il y a des scènes d'anthologie. J'ai trouvé un peu long
le rôtissage des chairs humaines.
Nathalie
Vous souvenez-vous quand Cook descend sur terre dans Le
retour d'Anne Enquist pour se faire manger ?...
Claire
À l'opposé (en contre-point ?) de cette scène
collective où l'on mange autrui, j'ai remarqué comme Annick
la page 126 sur les olives, qui représente dans sa simplicité
pour moi la "sagesse" de cet homme à la fin de sa vie,
cette vie stupéfiante, la description constituant une espèce
de nature morte.
La scène d'orgie érotique est hallucinante, commençant
ainsi : "les corps
semblaient faire parade de leur nudité, l'avoir présente
à l'esprit, tourné, épais, autour d'elle. Les organes
génitaux, oubliés jusque-là, s'éveillaient"
; j'ai trouvé dommage de lire le mot vicieux
(regard vicieux)
qui se trouve dans l'original (ojos
viciosos), alors que nulle part ne figure un jugement moral
- sinon lorsque sont comparés les murs bien discutables dans
le couvent et les Indiens : j'ai trouvé touchante d'ailleurs, la
façon dont c'est exprimé.
Quand Brigitte évoque la distance et l'impossibilité de
s'identifier, je pourrais dire que oui, je me suis identifiée à
certains moments.
J'ai eu l'impression de ne pas bien pouvoir expliquer ce qui s'est passé
pour moi dans la lecture. J'ai eu l'impression qu'une voix me parlait
: il y a le récit des aventures incroyables, mais il y a des temps
de pause où il ne s'agit plus du temps de l'histoire, mais du temps
de l'écriture ; on passe du passé à ce présent
(qui est pourtant très loin dans le temps) avec fluidité
et même dans la même phrase. Par exemple :
Son membre, si péremptoire peu de temps auparavant, se dégonfla d'un coup et disparut entre ses jambes ; son regard trouble errait parmi les arbres, plus distrait qu'indifférent. Il était évident que la femme qui, jusque-là, l'avait aimanté comme la boussole le nord, s'était effacée de son esprit ; dans le mien aussi sa présence devenait incertaine : elle était apparue, brusque et obscure, devant mes yeux dans la transparence du jour et, après avoir accompli ces gestes inhabituels, elle avait disparu, dédaigneuse, parmi la foule, tout aussi aléatoire deux ou trois minutes après sa disparition qu'à présent, soixante ans plus tard, quand la main fragile d'un vieillard, à la lumière d'une chandelle, s'obstine à matérialiser, avec la pointe de la plume, les images que lui dépêche, on ne sait comment, ni d'où ni pourquoi, autonome, la mémoire.
La traduction est louée, mais un choix m'a posé problème,
les subjonctifs imparfaits, parfois deux dans la même phrase: "Il
suffisait que quelqu'un passât près de leur hutte pour qu'ils
le saluassent avec insistance, l'engageassent à rester".
On a donc droit à ordonnassent,
allassent, laissassent, dispersassent, heurtassent, saluassent, gardassent,
semblassent, touchassent, surpassassent, et même :
copulassent ! C'est vraiment difficile de ne pas frôler
le ridicule. Je ne comprends pas la raison de ce choix de traduction,
étant donné que c'est la seule marque d'un langage "vieilli".
La postface de l'Argentin Manguel (dont nous avions lu les passionnants
Une
histoire de la lecture et Le
livre des éloges) m'a semblé... bof.
Au fur et à mesure de ma lecture, je me suis posé des questions
sur ce que le mousse a fait pendant 10 ans : par exemple, pourquoi il
n'apprend pas leur langue. Mais on finit par apprendre des bribes égrenées
dans le livre et donc il apprend la langue. Mais j'ai été
déçue de peu apprendre sur les liens qu'il tisse pendant
les 10 ans, et en tout cas sur ses activités au long des journées.
J'ai été étonnée de ne pas voir de chef parmi
les Indiens.
J'ai eu l'impression d'une ligne de crête concernant les passages,
les temps de réflexion, d'interprétation : à certains
moments, par exemple "jusque
là l'être et le vivre avaient été une même
chose", je ne comprends pas, mais ça résonne,
je sens des mots profonds, et à d'autres je trouve ça verbeux
et je saute plus ou moins en me disant que je ne perds rien du tout.
Mais il y a de très belles phrases sur la mémoire. C'est
(aussi) un livre sur la mémoire (la version numérique permet
de dénombrer 30 fois le mot mémoire, 48 fois le mot
souvenir...). J'aime ce qu'il dit des images peintes :
Aux souvenirs de ma mémoire que la lucidité, jour après jour, regarde comme des images peintes, s'ajoutent ces autres souvenirs dont le corps seul garde la marque et qui s'actualisent en lui sans parvenir toutefois à se présenter à la mémoire où la raison, les retenant avec attention, les examinerait.
Les souvenirs de nature, de ciel sont extraordinaires, bien qu'invraisemblables
: comment peut-on se souvenir aussi précisément
J'ai eu l'impression que le texte devenait de plus en plus grandiose.
J'ouvre aux ¾, du fait de sa très grande originalité.
J'ai repris le livre après la séance pour rédiger
mon avis (trop long). Et j'ai compris d'où venait cette impression
d'une voix : c'est la musique de la phrase, son rythme, c'est cela qui
m'a charmée, comme un peu envoûtée...
Annick L
Mon expérience de lecture a été tellement forte que
j'ai du mal à rassembler mes impressions.
Pensant lire un roman d'aventure je me suis laissée emporter par
le début, magnifique. Quelle plume, à la fois ample, dans
les évocations de la nature - mer, fleuve, forêt, lumière
- et d'une précision saisissante dans les scènes avec des
personnages, par exemple la mort du capitaine, ou la course de retour
au village des Indiens, après leur attaque. Cela fait longtemps
que je n'avais pas éprouvé un tel plaisir.
Mais j'ai calé brutalement lors de la scène du banquet des
cannibales et de l'orgie qui s'ensuit : c'est long, détaillé,
objectif
et insupportable.
A partir de là je n'ai pas cessé de chercher quelle position
de lectrice je pouvais adopter, car visiblement ce n'était pas
un récit d'aventure habituel, qui nous attrape par l'empathie pour
les personnages, les émotions liées aux mésaventures
du héros. Ce n'était pas non plus un essai philosophique
ou ethnographique, malgré les longues digressions et tentatives
d'analyse que le vieux narrateur esquisse, au fil de ses souvenirs. Un
livre à nul autre pareil donc. Et cette absence de repères
m'a déstabilisée jusqu'à la fin.
Mais j'ai beaucoup aimé la découverte de cette société
aux murs étranges, incompréhensibles, une forme d'altérité
radicale. Aux côtés de ce jeune mousse déboussolé
par ce à quoi il assiste et privé de tout échange
véritable avec ses hôtes indiens. Un voyage extra-ordinaire
!
J'ai moins aimé la dernière partie où le narrateur
(l'auteur ?) nous livre des bribes d'interprétation, un peu plaquées.
Que sait-il au juste des raisons qui expliquent ce mode d'organisation
sociale, ces rituels ? J'aurais préféré sans doute
que le mystère demeure.
J'ai eu l'impression générale, pas forcément plaisante,
de me retrouver dans les limbes de notre humaine condition, au milieu
de cette tribu d'hommes, femmes et enfants indifférenciés,
mis à part celui avec lequel je jeune homme a noué une sorte
de lien personnel. Et qui pratiquent une langue encore très primitive.
Un parti pris, du côté de l'Homme blanc qui les dévalorise
terriblement.
Pour autant L'ancêtre est un livre d'une originalité
absolue, superbement écrit, qui n'a cessé de m'étonner
et qui me laissera une trace durable.
J'ouvre aux ¾.
Brigitte(avis
transmis)
J'ouvrirai le livre en grand. Même si la description des scènes
de cannibalisme et d'orgies m'ont donné la nausée par le
réalisme des tableaux, elles m'ont pour autant donner envie de
poursuivre la lecture pour comprendre, si cela est possible, pourquoi
des tribus d'Amérique du Sud (ce ne sont pas les seules) ont eu
ces pratiques. Je comprends vite avec l'adolescent que ce n'est pas nutritif
mais rituel, comme pratiqué dans des tribus primitives jusqu'à
des temps très proches de nous pour s'attribuer la force de leurs
proies.
Le récit se poursuit avec de sa part, un certain détachement
qui parfois me met mal à l'aise... Sa vie se déroule, il
partage de longues réflexions et c'est page 148 et suivantes que
je comprends pourquoi il est resté en vie et protégé.
Une histoire de sons : Def-ghi qui "signifiait beaucoup
de choses différentes et contradictoires" !
Il émane de ce vieillard conteur sagesse et douceur, philosophie ;
il devient au fil des pages un ethnologue. Le poids du souvenir est omniprésent,
parfois violent, parfois adouci. Peut-il vraiment y avoir retour à
une vie "normale" et ordinaire après un choc culturel
traumatique ?
Chantal (avis
transmis)
Voici mon avis avec des neurones... sous covid !
D'emblée, je me suis embarquée auprès du narrateur
jeune mousse de 15 ans ! Le talent de Saer, partant de quelques lignes
d'un rapport officiel d'une expédition espagnole vers ces pays
inconnus "Les Indes", son talent, est de nous faire vivre sur
cette plage jaune pendant toute la première moitié du livre,
avec le jeune mousse et avec cette tribu indienne ! On n'arrête
pas de se poser mille questions, comme le père Quesada sur ces
Indiens... : est-ce réel ? Oui... il y a tant de détails
précis... Est-ce l'imagination de l'auteur ? Oui...
peut-être, mais...
Là, le talent de l'auteur et de la traductrice sont remarquables
! Il y a des répétitions de scènes, mais on ne les
voit pas tellement l'écriture est belle, fine, ciselée dans
les moindres détails... Il ne nous épargne rien, ni la découpe
des corps, ni la dévoration de la chair humaine, ni les orgies
qui suivent..., mais on est (je) obligés de suivre, sans paragraphes,
présentation serrée... ils mangent, forniquent, tous leurs
gestes sont rapides, le rythme du texte aussi et... on suit !
Et on accompagne le narrateur dans la deuxième partie du livre,
libéré après 10 ans chez "ses" Indiens,
dans son chemin de vie jusqu'à la vieillesse. On l'accompagne dans
ses observations des hommes dits "civilisés"..., ses
Indiens et les réflexions, les interrogations qu'ils continuent
de susciter chez lui deviennent nôtres. Ce qu'est, ce que n'est
pas le monde ? Ce qu'est, ce que n'est pas l'homme ? Là, la lecture
devient exigeante, très.
Qui sommes-nous hors de l'univers dans lequel nous avons "atterri"
par hasard ?
Saer lui, dit "l'idée
est que toute conduite ritualisée est préférable
à cette sorte de marécage qu'est l'être humain lorsqu'on
lui a enlevé, une à une, toutes les conventions sociales
dont il est fait" (cf. article de Libération).
Les hypothèses pour le narrateur : les Indiens Font, par tous leurs
actes, Exister, le monde - vaste responsabilité ! "À
la moindre inattention, elles [les choses] pouvaient dégringoler
et les entraîner dans leur chute." ! Et pour lui,
ce comportement, cette compréhension du monde et d'eux-mêmes
viendraient du fait qu'ils mangent de la viande humaine - réminiscence
de l'époque où ils s'entre-dévoraient... Mais Saer
nous prévient dans le même article, il veut "ménager
les possibles à l'infini"... et le lecteur n'a plus qu'à
cogiter...
Et justement il y aurait encore tant à dire ! Les étoiles
présentes toutes les 10 ou 20 pages... si belles, si brèves.
Le soleil, la lune, immuables. L'éclipse...
C'est un très grand livre pour moi, comme on n'en lit pas tous
les jours... d'un auteur inconnu de moi, pourtant semi-breton, marié
à une Laurence Gueguen...
MERCI à VOIX AU CHAPITRE... La ronde de ces enfants lointains
et proches à la fois me reste dans la tête.
J'ai hâte de vous lire et je suis avec vous cet après-midi.
Laurence (avis
transmis)
Désolée de vous avoir fait faux bond..., réquisitionnée
par la grippe
J'ouvre le livre à demi.
Subjuguée par le descriptif d'entrée et l'évocation
du sujet, je me suis sentie révoltée par la soumission de
ce petit orphelin abusé par ses quasi pères, qui leur trouve
l'excuse de son ambiguïté de garçon imberbe. D'où
peut-être aussi ce désert émotif quant aux scènes
d'engloutissement de ses compagnons de voyage.
J'ai aimé la réflexion autour de la naissance.
Mais pas les scènes de dégustation anthophage, avec ces
rôtisseurs végétariens... Une publicité pour
les bienfaits du manger sans viande ??? Par ailleurs, le fait de conserver
un humain intact sur chaque prise peut-il être pris pour un mode
de conservation ??? Pas apprécié non plus ces scènes
orgiaques si désespérées.
En fait, je fus déçue de l'exploitation minimale du thème
et le manque d'humanité pour un sujet qui la questionne dans son
essence.
Au niveau de la forme, je reste très réticente
à cette absence de chapitres, strophes, qui permettent de souffler
et réfléchir... ; ce ne fut pas une lecture que je retrouvais
avec bonheur chaque soir...
Cependant, ignare en matière de culture argentine et même
sud-américaine, je suis reconnaissante à l'auteur de s'être
lancé sur une telle histoire.
Marie-Odile
Je termine, repue, une lecture copieuse que je m'apprête à
digérer.
Il m'est difficile de classer cette uvre
dans un genre précis : récit d'aventure ? Non. Récit
de voyage ? Pas seulement. Récit historique ? Sûrement pas,
même si le fait déclencheur appartient à la réalité.
Mémoires ? Sans doute. Dimension anthropologique ? Mythologique
? Philosophique ? Poétique ? Un peu tout cela. Mais il apparaît
surtout que l'auteur laisse libre cours à son imagination dans
cette fiction dont le mystère nous déroute.
Si j'ai eu quelques difficultés à
approcher les pages consacrées au récit réaliste
des scènes de cannibalisme évoquées "en direct",
j'ai repris mon souffle au départ du narrateur que j'ai suivi avec
intérêt au monastère, puis dans l'aventure théâtrale,
et surtout dans l'analyse rétrospective des premières scènes
et plus globalement du monde des Indiens.
Il m'apparaît que la réflexion sur le souvenir, la mémoire,
y compris la mémoire du corps, est au cur de ce récit
reconstruit 60 ans après avec une invraisemblable précision.
Cette expérience si particulière laisse place à des
propos qui la débordent largement. Ainsi : "Quand
nous oublions, c'est que nous avons perdu moins la mémoire que
le désir", "Rêves
et souvenirs sont faits de la même matière",
"Les souvenirs sont,
pour chacun, comme un cachot où il est enfermé de la naissance
à la mort", mais aussi "le
souvenir d'un fait n'est pas la preuve suffisante de son avènement
véritable". Voilà de quoi réfléchir...
Je me suis interrogée jusqu'au bout sur le choix du titre
que j'aurais volontiers remplacé par Tristes tropiques et
pas seulement en raison de la dimension anthropologique. Mais il s'avère
que ce peuple refuse le plaisir, vit dans l'anxiété, la
précarité, dans "une
obligation de tristesse ou de sérieux".
Tableau rassurant, le jeu des enfants, qui illustre avec bonheur la couverture,
est répété presqu'à l'identique dans la première
et la dernière partie.
Pour ma part, je n'ai rien perçu d'idyllique dans ce monde d'avant
le monde où chacun a sa place, certes, où on ne fait qu'un
avec le lieu qu'on occupe mais où seul dévorer l'autre garantit
de ne pas s'entre-dévorer, où le Def-ghi doit se poser "en
témoin de leur innocence", s'en faire leur narrateur
à la face du monde.
Les scènes d'orgie, dans leur aspect étrange, obscur, mystérieux,
débridé, audacieux m'ont fait penser au
Jardin des délices de Jérôme Bosch. (Il se trouve
que Bosch est contemporain de l'expédition de 1515 qui a inspiré
Saer...).
J'ai aimé l'investigation du narrateur au-delà
de l'anecdotique, par delà nos critères, nos valeurs et
nos jugements, creusant, pour tenter de l'éclaircir, dans l'étrange
et l'obscur qu'il construit au fur et à mesure. Rien de superflu :
aucun toponyme, aucune date ne vient atténuer la dimension mythologique.
J'ai apprécié plus que tout la belle écriture, le
déroulé des phrases, la succession des pages, les descriptions
poétiques jusqu'à la scène finale dans son mouvement
lent et son silence sidérant.
Je suis tentée de l'ouvrir en grand, tout en ayant le sentiment
que quelque chose me dépasse là-dedans. Je l'ouvre donc
aux ¾.
Édith
J'aurais abandonné ce livre sans l'enjeu de l'échange avec
le groupe, bien que concentrée, au calme, désireuse de "percer"
le mystère de cette écriture, qui parfois (surtout dans
la deuxième partie) m'évoquait plus de la poésie
libre...!
J'ai lu à haute voix comme il m'arrive de le pratiquer face à
des textes complexes dans leur syntaxe ou dans la subtilité de
l'agencement des mots... Eh bien, pour ce livre, je suis restée
hors "compréhension".
Des phrases très longues, pourtant bien ponctuées, sont
pour autant sans sens pour moi. Une impression générale
d'indigestion (un comble...), en lien avec les recherches littéraires
de l'auteur, pour me livrer QUOI ?
Ce que seulement j'ai admis et compris - un peu - d'expériences
culturelles, livresques et d'éducation, c'est que notre relation
au monde n'est qu'illusion, qu'extérieur et intérieur à
soi : elle est liée à notre milieu, résultat d'une
construction mentale ; la rencontre (hors langage et en l'espèce
impossible dans le contexte) ne traduit rien d'autre qu'un humain face
à un autre humain, qui, hors leur culture, ne peuvent que peu ou
pas se comprendre.
Je caricature évidemment et ne peux que m'incliner devant le concert
de louanges reçu par l'auteur, MAIS de plaisir de lecture et de
découverte : point.
Néanmoins, la première partie du récit évoquant
les scènes d'anthropophagie m'ont séduite. Moins par la
"crudité" des détails (sons et odeurs évoqués
p. 40 et suivantes) que par le thème de l'AUTRE incorporé,
de la transgression majeure qui amène la tribu à manger
CUIT le voisin ou plutôt l'étranger. Tribu qui ne doit sa
survie que dans cet acte rituel à manger le tout moins UN, que
notre rédacteur, âgé au moment du récit, nous
rapporte avec force détails plutôt "croustillants"
! Rédacteur (José Saer par la voix de son mousse à
présent âgé) re-né au langage perdu durant
sa captivité et à sa conscience d'être par un prêtre
colonisateur, le père Quesada : tout un programme pour nous lecteurs,
dans ce que nous pensons chacun de la colonisation.
J'ai remarqué plusieurs passages : "Le
vivre avait été comme expulsé de mon être (
)
la parole est balbutiement et qui, justement parce qu'il est moins que
rien et ne possède même pas la force étrangère
du désir, se débat dans les limbes épais et comme
étrangers du mépris de soi et des rêves d'anéantissement."
L'auteur âgé souligne, dans une longue réflexion,
dont je ressors les lignes suivantes : "Avant,
c'est-à-dire pendant les années obscures (
) ils se
mangeaient entre eux (
). C'est ce que (
) je commence à
comprendre : les Indiens ne parvinrent à se sentir les hommes véritables
que lorsqu'ils cessèrent de s'entre-dévorer. Une autre attitude,
différente de la chasse réciproque, les transforma."
Et puis j'ai aimé quand même, la longue dégradation
décrite par Saer du groupe "humain" après les
"agapes". La mort de nombreux "individus" suite et
à cause de l'orgie, mais aussi la vie à venir par les naissances
du fait des copulations : ces rituels initiatiques ? Indispensables à
la survie du groupe ?
Suivant l'hypothèse de Saer, ce groupe indistinct, magma informe
qui ne se différencierait en chacun (et encore ?) que par l'incorporation
de la viande humaine.... : des scènes réalistes orgiaques
qui annoncent l'anéantissement de tous mouvements et vie active
jusqu'à la prochaine incorporation - renaissance suivie de l'orgie
et du "néant"...
Pour ma part, j'ai eu une difficulté à tenir le récit
jusqu'à la fin, avec des réminiscences scolaires à
propos des premiers hommes : langage lien social, évolution, transgressions,
etc.
Saer est argentin et la civilisation indienne, conquise et anéantie
par les colonisateurs portugais et espagnols, est peur être aussi
à l'origine de ses pensées si personnelles.
J'ai relu plusieurs fois le texte de Manguel en postface. Je vais à
présent prendre le temps de lire quelques-unes des propositions
données par Claire au sujet de l'auteur et son uvre.
Marie-Thé
Même si j'y ai retrouvé Montaigne avec Des
cannibales (les barbares sont les occidentaux, eux qui appellent
barbares ceux qui ont des murs différentes des leurs, et
sauvages ceux qui sont bien plus proches de la nature qu'eux), je suis
vraiment partagée.
Pourtant j'ai trouvé ce texte intéressant, captivant parfois,
angoissant, déroutant aussi.
C'est pour moi un livre sur la vérité, la réalité,
que précisent bien les mots d'Alberto Manguel : "le
mousse (...) parvient à comprendre qu'aucune vision du monde n'est
exacte, qu'aucune présomption de vérité n'est juste."
Et cette phrase de Juan José Saer reprise à la fin de la
postface : "Le seul
savoir juste est celui qui reconnaît que nous savons seulement ce
qui condescend à se montrer." Incertitude, évidemment,
faut-il ajouter...
Mais alors, que c'est long et compliqué dans la deuxième
partie, toutes ces interprétations, tout ce qui est attribué
aux Indiens, et finalement : "tout
ce que je crois savoir deux me vient dindices incertains,
de souvenirs indécis, dinterprétations".
Je suis rassurée car je me demandais s'il s'agissait d'hypothèses
ou de certitudes de la part du narrateur. Une phrase parmi tant d'autres
m'interpelle : "ils
ne voulaient pas reconnaître leur jouissance. Ils n'aimaient pas
qu'une chose, détruisant leurs défenses, vint à leur
plaire." Un auteur du XXe siècle pense ce qu'un
témoin du XVIe siècle pense que pensent les Indiens.
Déroutant donc, incertitude un peu partout, mais des pages et des
pages à essayer de dire ce que peuvent ressentir les Indiens et
à donner des explications à leur comportement, etc. Il est
vrai que revient comme un refrain une phrase comme ceci : "La
mort et les souvenirs (...) sont, pour chaque homme, uniques."
Très juste. Ou encore : "rêve,
souvenir et expérience rugueuse (...), ma vie. "
Les souvenirs sont infinis et multiples, la mémoire souvent trompeuse,
mais je m'attarderai sur les rêves : ceux-ci sont des images, précieuses
pour chaque personne.
Je pense à présent au prisonnier, épargné
et rendu aux siens. Les prisonniers sont "les
messagers de cet engloutissement" qui menace les Indiens,
ils laisseront des traces de ceux qui semblent manifester "leur
volonté d'être remarqués et gardés en mémoire"
: hypothèse ?
C'est grâce au père Quesada que tout cela a été
possible : rencontre providentielle avec celui dont le corps semble parcouru
de racines. Et : "Père
est, pour moi, le nom le plus exact quon puisse lui donner, pour
moi qui viens du néant et qui, par naissances successives, retourne
peu à peu et sans trembler au lieu dorigine."
Comme la ronde des enfants, la boucle sera bouclée. J'aime ce personnage
érudit et rabelaisien dans une Espagne où sévit quand
même l'inquisition. C'est lui qui évoquera le récit
de la Genèse à propos des Indiens : "dans
la chair de ces hommes des vestiges de la boue du premier être humain".
Retour aux origines, aux sources aussi, avec le "père
de fleuves" et tous ces magnifiques engendrements.
Je reviens à la tribu des Indiens, "un
être dans son entier", vivant au rythme des saisons,
capable d'orgies abominables mais tribu délicate aussi. Par contre
j'ai vu de l'anachronisme dans certaines situations : les conversations
entre adultes d'où on écarte les enfants, les politesses,
"c'étaient les
femmes qui s'occupaient des travaux d'intérieur"
: hum...
Réserves encore : le pourquoi du comment de l'anthropophagie, les
pages interminables sur le langage, la transmission (pas original), l'imparfait
du subjonctif.
Autres points positifs : l'atmosphère oppressante dans cette jungle,
la présence des astres, lune, soleil, étoiles. Noir et clarté
au propre et au figuré, culminant avec l'éclipse de lune
à la fin, dimension cosmique...
Inévitables associations à présent. J'ai pensé
à Jean de Lery, avec Histoire
d'un voyage faict en la terre du Brésil, à La
controverse de Valladolid de Jean-Claude Carrière, à
José-Maria
de Heredia, au film de James Gray The
lost City of Z", au livre Court
Serpent de Bernard du Boucheron (expédition au pôle
cette fois), et même à Jim
Harrison qui était si proche d'un autre monde indien (dans
l'actualité en ce moment, avec le film
de François Busnel).
Suzanne
J'ai lu rapidement le livre, avec ses deux parties, puis je suis passée
à autre chose. Plus tard, j'ai repris mes notes. C'est un livre
qui pose des tas de questions, comme sur la mémoire qui peut apporter
des modifications pour la vieillesse.
J'ai lu ensuite les infos autour du livre ; j'ai retenu ceci : "Un
mythe qui donne l'impression de tout expliquer, même si dans les
faits cela n'explique rien" (Julio
Premat, spécialiste de Saer)
Ce serait intéressant de lire un travail d'anthropologue. J'ai
aussi pensé à Montaigne, intéressant à son
époque, et que ne contredit pas notre livre où on lit :
"les Indiens ne parvinrent
à se sentir les hommes véritables que lorsqu'ils cessèrent
de s'entre-dévorer. (
) Cette victoire, cependant, ne donnait
pas l'impression, quand on les voyait si anxieux, d'être définitive
(
) Mais surtout, ce qu'ils rapportaient du passé, la sensation
ancienne du néant, confuse et rudimentaire, était restée
en eux comme leur véritable façon d'être."
Il y a des moments nébuleux, par exemple concernant "l'appétit
d'une chose qui, obscure, les gouvernait" ou encore "Le
plus proche veut dire sembler ou paraître."
Le langage des Indiens est peu présent et, quand il l'est, c'est
avec de façon polysémique. Leur refus du plaisir est étrange
: "ils semblaient s'être
interdit d'avance toute jouissance élémentaire".
On pourrait penser qu'il s'agit d'interrogations philosophiques, mais
ça ne construit pas pour moi. Alors qu'il y a un semblant de cohérence
évoquée, par exemple : "pour
les Indiens, tout semble et rien n'est" ; p. 164,
tandis qu'un Indien meurt, l'énergie renaît avec le soleil.
Ou encore avec ces explications sur le cannibalisme : "J'eus
beaucoup de mal à comprendre que, si tant de maux les assaillaient,
c'était parce qu'ils mangeaient de la chair humaine. Pour les membres
d'autres tribus, être mangé par ses ennemis pouvait signifier
un honneur exceptionnel".
La place du mousse n'est pas la même que celle des autres "prisonniers".
Ceux-ci ont une place particulière qu'eux connaissaient, avec le
droit d'être choyé. Lui le mousse vient d'un autre monde
et n'a pas de compréhension de cette place, alors qu'eux savaient
qu'ils repartiraient.
On dit que c'est une bonne traduction ? En tout cas le style ne m'embarque
pas.
Mais qu'est-ce qui me reste de ce livre ? J'ai envie d'aller voir du côté
de l'anthropologie. Et je reste sur ma faim. Alors que ces thèmes
- le cannibalisme, l'homme dans un monde étrange, Robinson - sont
des thèmes intéressants. J'ouvre à moitié.
Jean
L'histoire repose sur des faits réels. En 1515, un corps expéditionnaire
de trois navires quitte l'Espagne en direction du Rio de la Plata, à
la conjonction des fleuves Parana et Uruguay. Le capitaine et les hommes
qui l'accompagnent sont massacrés par des Indiens. Un seul en réchappe,
le mousse. Il ne reviendra à la civilisation que dix ans plus tard.
À soixante ans au soir de sa vie, le mousse nous fait part de ses
souvenirs.
Loin d'un tableau des horreurs commises par des barbares, c'est un éloge
paradoxal et enflammé des cannibales du Brésil qui nous
est fait. Tribus amérindiennes, mise à la mode par les récits
des voyageurs, qui mettaient en questions les tabous de la société
européenne : nudité intégrale, polygamie, anthropophagie.
Le livre se laisse lire plutôt agréablement, malgré
des répétitions qui incitent à revenir en arrière
pour retrouver, à quelques mots près, le même discours.
La description des faits est sans concession, tout en donnant lieu à
des messages philosophiques, analyses, poésie. Question sur ce
qu'est l'altérité, l'altérité ethnique, (indigènes/espagnols,
primitifs/civilisation), mais aussi l'altérité du désir
et de l'inconscient de tout un chacun. L'époque où le livre
est écrit peut aussi suggérer la confrontation de la barbarie
dans un environnement précis : celui de la dernière dictature
argentine.
L'interprétation des faits est celle d'un regard naïf, amusé,
à prétention philosophique sur la vérité,
l'illusion, la certitude
Si le récit, structuré en
deux parties (l'expérience et son analyse), s'inspire très
librement d'un fait réel, il se détache de l'historicité
des peuples amérindiens. Que l'histoire elle-même soit une
caricature qui peut échapper au lecteur/ lectrice, c'est bien dommage.
Voir un orphelin perdu dans une tribu d'anthropophages indo-américains,
est certes une idée originale. Mais la tribu tranquille qui pratique
une sorte d'anthropophagie de guerre et de complaisance, est une société
qui n'a jamais existé.
Il est probable, que c'est la tribu des Tupinambas qui a servi d'inspiration.
Des "exemplaires" de ces individus ont été exhibés
comme des bêtes en 1613 à Rouen, devant le roi Louis XIII
(depuis le mot topinambour désigne le légume ramené
d'Amérique avec les Indiens). Mais mieux vaut lire les anthropologues
Descola ou
Lévi-Strauss,
par exemple, pour comprendre, qu'il y a plus de choses passionnantes à
voir chez ces peuples que cette image de tribu creuse et rabaissée
à son plus simple appareil (ça ressemble aux récits
ethnographiques et esclavagistes du XIXe siècle). Certes le monde
blanc décrit est encore plus creux !
La question de l'altérité à travers le cannibalisme
des "peuples barbares" était déjà posée
à l'époque du récit, par Montaigne.
N'ayant rien à faire des légendes traditionnelles qui décrivaient
ces peuples comme des races monstrueuses, Montaigne retient chez eux leur
bravoure au combat, leur fierté face à la mort, leur saine
mesure et leur proximité avec la nature. Le plus barbare est-il
celui que l'on croit ? Les cruautés commises par les chrétiens
lors des guerres de religion sont-elles plus inexcusables que l'anthropophagie
ritualisée des Indiens Tupinambas ? C'est le procédé
utilisé dans L'ancêtre pour déstabiliser le
lecteur et l'amener à se poser la question : quelle définition
de la barbarie et du sauvage ? Et faire émerger en conscience,
que ce que l'on croyait intangible devient relatif : les lois, les dogmes,
les coutumes sont désormais soumis au regard décentré
du sauvage.
Le livre lu, reste une expérience de lecture singulière.
C'est Proust en Amazonie. Heureusement, il y a des phrases, qui viennent
percuter le lecteur au cur
ça me permet de fermer le
livre "à moitié" au bibliomètre Voix
au chapitre :
"De ces rivages vides
il m'est surtout resté l'abondance de ciel. Plus d'une fois je
me suis senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions,
sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d'un désert. Et
si, maintenant que je suis un vieil homme, je passe mes jours dans les
villes, c'est que la vie y est horizontale, que les villes cachent le
ciel."
Yolaine
J'ai trouvé ce livre fascinant. Ça a été pour
moi absolument merveilleux. Je l'ai lu d'une traite, je n'ai pas cherché
à tout comprendre. Il y a de très belles choses. J'ai été
emportée par le registre poétique et philosophique.
Ce qui m'a bouleversée, c'est la pulsion de guerre qui revient
régulièrement, ce rite annuel de la guerre.
Le lien avec la nature rend bien une dimension cosmique.
J'ai pensé au film chilien Le
Bouton de nacre qui montre aussi une autre vision du monde.
Le livre restitue une atmosphère et ce n'est pas une étude
anthropologique, mais un roman. La culpabilité imprègne
le personnage quand il laisse donner au théâtre une vision
fausse des Indiens.
Ce livre très très beau m'a prise à l'estomac.
J'ai lu il y a très longtemps Jean de Léry et son voyage
au Brésil. Ici c'est très différent (ici ce n'est
pas au court-bouillon, mais en barbecue...).
Certains ont dit "superficiel", "caricatural" ? Pour
moi tout est profond au contraire. J'ai été happée
par l'aspect essentiel, existentiel. Je vois aussi un désespoir
existentiel dans la tribu : c'est le fait d'être mortel.
J'ai partagé tout cela sans me poser de questions. Car c'est dans
le quotidien, au niveau de la vie. J'ouvre en grand.
Monique M (avis
transmis)
De ce livre étonnant, singulier, vertigineux, totalement dépaysant,
il me reste l'impression d'un monde primitif, intact, dans la beauté
sauvage d'une nature encore vierge, celle des origines, très éloignée
de la nôtre, polluée par l'avidité et l'insouciance
de notre civilisation moderne ; celle aussi d'un peuple dit primitif,
habité par des pulsions destructrices, mais totalement respectable
par son lien à la terre, sa vie en osmose avec la nature, son habileté,
son ingénuité pour chasser, pêcher, cultiver la terre,
construire huttes, pirogues, flèches, outils, ustensiles nécessaires
au quotidien, sa vie tribale, ses rituels de survie, ses règles
où chaque groupe a un rôle déterminé, parfois
à l'écart des excès des autres, à l'égard
desquels ils ne portent aucun jugement. Tout semble irréel, exacerbé
à nos yeux du 21e siècle. Les scènes du festin
cannibale, la fébrilité qui précède la dévoration
des cadavres et l'orgie qui s'ensuit sont ahurissantes. Tout est observé
avec minutie, d'un regard d'ethnologue, sans voyeurisme ni jugement ;
la retenue et la pudeur du texte décrivant l'orgie est remarquable.
On sent que la vie et la mort font partie d'un tout, ont valeur identique
et sont vécues de la même façon solitaire ; l'Indien
qui s'empiffre, à l'écart et sans limites, ivre de la voracité
de son appétit, et celui qui victime de l'excès de ses ripailles,
meurt seul, ignoré de tous. Il y a une grande cohérence
dans la progression de la narration et un souci de faire vivre au lecteur
des moments essentiels :
- l'éveil de l'orphelin à sa vie d'homme : garçon
de course des prostituées et matelots du port où il vit
adolescent, il devient "homme comme on dit" par le truchement
d'un accouplement non rémunéré avec la prostituée
et d'un verre d'alcool offert par le matelot pour récompenser son
zèle
- l'immensité et la beauté d'une nature primordiale explorée
sous tous ses aspects
- la vie tribale qui révèle l'orphelin à lui-même
telle une seconde naissance, celle de son moi véritable
- l'importance de l'amour et du don de soi exprimée par le père
Quesada qui peut être vue comme une troisième naissance du
narrateur et qui va le propulser dans ce qu'il sent comme être sa
mission à accomplir : élever les enfants de la troupe d'acteurs,
donner sens à leur vie et surtout devenir le messager, le porte-parole
de la tribu dont il est devenu le reflet (Def-ghi en langage indien
signifie aussi reflet dans l'eau)
- l'exploration du sens lié aux coutumes de cette tribu, à
son lien profond, vital, au lieu qu'elle habite, sa façon d'y revenir
sans cesse, enracinée qu'elle y est depuis les origines
- la réflexion philosophique sur le fait que l'anéantissement
de ces tribus d'Indiens a largement participé à rompre l'équilibre
du monde et à en accélérer les désordres.
Ce récit est d'une force incroyable, l'écriture est magnifique,
intense, fluide, imagée, poétique. Le premier paragraphe,
splendide, annonce la suite. Beaucoup de suspense aussi ; on voit
les trois voiliers avancer sur l'océan, sous un soleil de plomb,
le mousse est à bord, le capitaine rivé au bastingage, les
yeux perdus au loin, son humeur semble mêler à l'attente
une sourde appréhension mélancolique, qui annonce ce qui
va advenir ; puis on assiste au débarquement, au désert
et à l'énorme et incompréhensible silence des lieux
; puis tout s'accélère, les flèches fusent, marins
et capitaine tombent à terre, le mousse empoigné par les
coudes par deux indiens qui l'emportent à une vitesse vertigineuse
à travers la brousse. Ce passage est extraordinaire. Alors commence
la vie dans la tribu, la découverte de leurs rites, des jeux des
enfants, de son statut particulier de Def-ghi qui le protège
; de la vie tribale de jours sans histoire interrompue l'été
venant, par un désir brutal les poussant comme une pulsion archaïque,
une mémoire ancestrale qui les poursuit, à se lancer dans
des expéditions cannibales, d'où ils rapportent au camp
les cadavres qui feront l'objet de leurs festins.
J'ai adoré ce livre que j'ai envie de lire et relire comme s'il
recelait encore au creux de ses lignes des trésors enfouis que
je n'ai pas su déceler à la première lecture. C'est
un livre dépaysant à l'extrême, qui a fait voyager
mon imaginaire, a éveillé ma curiosité et l'a maintenue
en haleine d'un bout à l'autre du récit. C'est très
puissant, très bien écrit, construit. C'est la description
d'un monde frustre, où au calme et à l'extrême précision
et régularité de la vie quotidienne succèdent tous
les excès ; un monde où la nature est omniprésente
dans le déploiement de sa splendeur, les passages de coucher de
soleil sur le fleuve, l'immensité du ciel criblé d'étoiles,
l'éclipse de lune sont époustouflants de poésie.
C'est un regard d'ethnologue sur un monde disparu, celui des tribus indiennes
aujourd'hui décimées et sur un monde originel à la
nature encore intacte. J'ouvre en très grand.
Anne-Marie
(avis transmis]
J'ai beaucoup regretté de ne pas être des vôtres ce
vendredi pour échanger avec vous sur ce livre qui m'a laissée
un peu perplexe. Le style est agréable, élégant,
délicat, d'autant plus qu'il décrit parfois des scènes
de barbarie absolue et de comportements affreux. Pourtant, ça passe.
Les descriptions sont subtiles, il décrit avec finesse les signes
qu'il reçoit des Indiens, leur façon de communiquer autrement
que par le langage puisqu'il met du temps à les comprendre. Il
décrit leur pudeur surprenante, leur réserve, qui contrastent
avec les brèves périodes barbares et obscènes qui
relèvent de la transe collective. Cette première partie
est intéressante et probablement, observée réellement
quelque part. Le récit chez les Indiens n'est pas monotone et pourtant
il ne se passe pas grand-chose après l'arrivée sur l'île
et la capture du héros. Mais ensuite le livre s'enlise de manière
obscure, ce n'est que mon avis, mais, par moments, je trouve qu'il sombre
dans des réflexions existentielles un peu vaseuses dont je ne comprends
pas du tout le sens. Je vais donner des exemples p. 38 : "Toute
vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années".
"Beaucoup de gens meurent
sans jamais être nés, d'autres naissent à peine, d'autres
mal, comme avortés. Certains, par naissance successives, passent
de vie en vie, et si la mort ne venait pas les interrompre, ils seraient
capables d'épuiser le bouquet des mondes possibles à force
de naître sans relâche, comme s'ils possédaient une
réserve inépuisable d'innocence et d'abandon".
Il y a de ces passages obscurs tout au long du livre. C'est très
poétique, mais il s'écoute un peu parler si j'ose dire.
La deuxième partie est différente, puisqu'il est revenu
de chez les Indiens et se livre à une longue réflexion philosophique
très sombre sur l'homme et sa place dans le monde, en prenant comme
départ de sa réflexion, les souvenirs de son séjour
là-bas. Les réflexions et descriptions des souvenirs sont
perturbées par des passages un peu délirants. Finalement,
j'abandonne cette lecture, je la trouve pénible. Je l'ouvre à
moitié.
Laure
Mon avis est parasité par une lecture récente sur une thématique
similaire : Ce
qu'il advint du sauvage blanc de François Garde. Pour l'instant,
je préfère ce livre-là. Au-delà de l'histoire,
il y a une problématique plus intéressante. L'Ancêtre,
c'est un roman écrit avec une belle plume, de longues phrases dont
la profondeur peut être intéressante. Il y a des passages
sur le sens de la vie qui demandent plus qu'une simple lecture. Cependant,
le personnage ne semble pas avoir peur, il est observateur, cela paraît
peu crédible. J'irai jusqu'au bout. Je l'ouvre à moitié
car je l'ai lu à moitié !
Anne
Ce livre est extra-ordinaire. C'est un très beau travail de mémoire.
A travers la reconstitution, par un vieil homme, de l'existence d'une
tribu indienne, j'ai été emmenée dans de nombreux
domaines, sociologique, philosophique, métaphysique et, si Dieu
n'apparaît jamais, ce livre touche sans cesse à l'étrangeté
de l'existence humaine. La poésie est partout. Il parle aussi de
l'art de faire du vrai avec du faux comme au théâtre, et
au centre l'auteur campe la problématique de la transmission ancestrale.
Les intuitions psychanalytiques sont présentes également,
mais c'est également un texte biblique, avec les péchés
capitaux, où les descriptions orgiaques m'ont fait penser à
des tableaux apocalyptiques. J'en joins une image :
En fait ce livre parle de l'essentiel.
Dans ce roman un jeune homme vit une expérience impensable, vertigineuse,
qui l'obsédera à jamais. Aux confins de sa vie, il est amené
à reconstruire par écrit sa vie dans une structure narrative
superbe. Il décrit cette expérience comme ayant été
une situation singulière, équivalente à un rêve,
rendant la temporalité insaisissable. Mais n'est-ce pas le propre
de toute vie que de s'en interroger avec étonnement ? On comprend
dès lors pourquoi certains se dirigent vers la religion. Or justement,
dans ce texte, la religion est absente. Ce livre contient des paradoxes
et c'est le propre de ceux-ci d'être indescriptibles. Les descriptions
de cette tribu le sont tout à la fois, attentionnées et
cruelles, indifférentes et affectueuses. La présence de
la poésie adoucit tout et m'a permis de supporter l'étrange
tension que cela suppose "il
se mit à tomber d'un ciel limpide des gelées blanches (
)
comme si les étoiles, pulvérisées sous le choc du
froid, étaient en train de s'effriter et de saupoudrer la terre.
Toutes les eaux, à part celle du grand fleuve, devinrent givre,
mince, friables, étincelant, bleu à l'aube, vert-jaune durant
le jour et rose à la tombée du soir. Le sable s'affina comme
s'il était fait lui aussi de poussières d'étoiles,
et la terre, sèche et durcie aux endroits où elle n'était
pas mêlée au sable devint lustrée et bleuâtre"
(p. 80).
Le roman semble démarrer paisiblement, "de
ces rivages vides il m'est surtout resté l'abondance de ciel".
Il poursuit avec un enfant et sa condition orpheline, c'est émouvant.
Puis celui-ci devient un moussaillon à bord d'un navire, la vie
y est certes rude mais passionnante, voilà qui promet un livre
sympathique, très bien écrit dans un style un peu "à
l'ancienne". Tout va bien. Toutefois, en avançant avec le
jeune homme, dans un paysage idyllique, j'ai senti monter l'inquiétude.
C'est trop beau, trop normal. L'attitude du capitaine en donne un indice,
il est à l'affût de quelque chose d'innommable, il semble
chercher dans le silence des signes qui pourraient montrer ce que cette
terre cache de terrifiant. Et la terreur vient effectivement traverser
l'histoire à la vitesse d'une flèche. En fait la beauté
du texte prend très tôt la forme d'un étrange suspens.
J'ai d'ailleurs pensé au silence idéalisé du livre
de Julien Gracq Un
balcon en forêt où il s'agit d'un soldat qui, pendant
la guerre, évolue dans une forêt d'une beauté saisissante,
avec un massacre dont on se doute qu'il va advenir, et qui ne survient
qu'à la fin du livre venant briser le contexte paradisiaque. Mais
ici c'est plus terrible car impensable. Les hommes se font tuer et manger,
dévorer avec frénésie. La fabrication du gril, les
odeurs qui surgissent de la cuisson des corps, l'eau qui vient à
la bouche, le silence et l'immobilité des indiens, comme en extase,
puis leur précipitation sur la viande, "l'activité
fébrile d'une fourmilière pour nettoyer la charogne"
empêche toute jouissance, il s'agit donc là de quelque chose
hors du principe de plaisir : "On
aurait dit qu'ils écoutaient au fond d'eux même une rumeur
archaïque". L'inaccessibilité du désir
est réalisée par une incorporation qui le tue. Comment un
auteur fait-il pour faire émerger une telle poésie d'une
telle horreur ! Le livre ne m'est pourtant pas tombé des mains.
Survient ensuite la fringale d'une orgie érotique faite d'incestes,
de pertes des limites entre générations, de morts par excès
et surabondance, bref tous les interdits possibles sont réalisés,
toutes les transgressions permises. J'ai lu avec hâte chaque détail
et je tiens à dire que mon attirance pour ce récit ne procède
d'aucune curiosité morbide, mais d'un profond intérêt
porté par la force de l'écriture et par la vérité
qui la parcourt.
Par ailleurs, le protagoniste devenu vieux décrit cette tribu en
anthropologue. Il y a de très beaux passages le décrivant
au travail. Au travers de ses souvenirs il analyse le fonctionnement de
la tribu : sa relation à la mort, aux objets fabriqués,
au paysage, aux autres tribus, au langage où les mêmes mots
signifient plusieurs choses, ce qui rend impossibles les métaphores
qui pourraient empêcher le monde pulsionnel de se déverser
d'une manière folle, bien que ritualisée. Ceci réduit
finalement la tribu à une existence sommaire, informe, et à
l'anéantissement.
Dix années passent et subitement l'homme est séparé
de ce monde comme d'un rêve au réveil. La très belle
description de la séparation ne manque d'ailleurs pas d'humour,
ce qui n'est pas toujours le cas. L'homme suit des conquistadors de passage
et il ne sera plus un témoin passif de scènes inouïes.
Il devient maître de ses actions, il rencontre un maître à
penser et rencontre un autre monde, pas moins imaginaire, celui du théâtre.
Il y a plusieurs romans dans le roman, construction narrative qui renvoie
à cette citation : "Beaucoup
de gens meurent sans être jamais nés. D'autres naissent à
peine, d'autres mal, comme avortés, certains par naissances successives
passent de vie en vie, et si la mort ne venait pas les interrompre, ils
seraient capables d'épuiser le bouquet des mondes possibles à
force de renaître sans relâche comme s'ils possédaient
une réserve inépuisable d'innocence et d'abandon".
C'est en effet l'intense travail de mémorisation autour d'un traumatisme
originel qui crée une force de propulsion vers ces "bouquets
de vies". Cette résilience. L'écriture sert à
l'homme de psychanalyse. Il mentalise l'expérience, fait des liens,
la recrée. S'il ne la met pas en relation avec des impressions
de l'enfance il reconstruit néanmoins l'innommable et comprend
les fondements des processus psychiques : de quelle manière des
pulsions destructrices primaires teintées de fantasmes cannibaliques
peuvent impacter l'évolution de l'esprit, et le faire sombrer dans
de graves dépressions mélancoliques.
Ce récit également philosophique s'interroge sur la vie
comme étant un phénomène éphémère,
indéfinissable au regard de l'immensité cosmologique, il
évoque souvent la superbe dimension du ciel. Cette vie, dit-il,
n'est que "le luxe de
l'apparence".
Pour finir, c'est un grand livre sur tous les plans. Je lui pardonne mille
fois les côtés parfois un peu obsessionnels des descriptions
des Indiens sur la fin du roman
Et surtout je salut bien bas un
roman court (c'est rare !) qui en dit si long ! Pas besoin de
centaines de pages ni de péripéties répétées
pour capter mon esprit et y perdurer longtemps. C'est une joie d'ajouter
L'ancêtre à mes livres de chevet !
François
Ce que je retiens d'abord de ce livre, c'est la qualité de l'écriture
et le caractère étonnant, surprenant du récit qui
nous entraîne sur des pistes pour le moins inattendues. Loin, très
loin de tout exotisme malgré les belles descriptions et l'extraordinaire
attention aux détails. Mais l'intérêt du roman est
ailleurs. Dans la prise de conscience de ce que représente le monde
indien (de retour chez moi, j'ai pensé à un très
beau livre de Tristan Todorov La
conquête de l'Amérique). L'écriture rend bien
compte de la proximité et de la distance par rapport à ce
monde. Saer parvient à montrer le sens et la cohérence de
pratiques comme le cannibalisme et l'inceste. Ces rituels sont devenus
parties intégrantes de la mémoire du narrateur, contemporain
des Grandes Découvertes et des premières expéditions
portugaises. On sait depuis Montaigne et ses "cannibales" le
choc qu'ont provoqué ces découvertes et les multiples questions
qu'elles ont posées - beaucoup d'ailleurs, restent encore
sans réponse (la littérature sur le sujet est abondante
et riche en tous genres). L'originalité de ce roman tient à
l'empreinte durable qu'a laissée chez le narrateur son séjour
chez les Indiens. Séjour qu'il raconte alors qu'il est devenu très
âgé. Ils lui ont transmis un message qu'il n'a jamais oublié
et qui l'a même aidé à supporter l'hypocrisie et les
faux semblants de la civilisation. Plus profondément, ils lui ont
révélé des vérités intemporelles sur
le désir et l'organisation du monde. Le point caché d'où
se découvre la vérité du monde. Pour le narrateur
orphelin, ce séjour est une naissance : "On
ne sait jamais quand on naît: l'accouchement est une simple convention
(...) Tout bâtard que j'étais, je naissais sans le savoir".
Jamais, il n'oubliera ce qu'ils lui ont appris : la précarité
de toute organisation qu'il faut préserver par des rites sans faille,
la nature paradoxale du désir : les Indiens n'ignorent pas
la mélancolie. "On
aurait dit qu'ils écoutaient au fond d'eux-mêmes une rumeur
archaïque." Les transgressions les plus effrénées
n'empêchent pas le retour du réel (sur ce point Saer a bien
retenu la leçon de Levi- Strauss.) Ils ont au plus haut point le
sens du manque. Le narrateur reconnaît la valeur de leur langue
qui dit bien les choses... "Le
premier mot venu prend soudain une sonorité étrange"
et révèle "l'inquiétante étrangeté
du monde". Le moindre geste est sacré parce qu'il assure le
maintien d'un équilibre précaire : "Je
n'ai jamais vu un Indien faire ce qu'on appelle un acte spontané."
Avec L'Ancêtre nous sommes très loin de toute "illusion
archaïque". On est à l'époque de la controverse
de Valladolid
C'est aussi un roman philosophique. Cela rappelle beaucoup L'Aleph
de Borges : on voit tout simultanément. C'est comme s'il arrivait
à refléter l'univers. Le sens de l'ordre et le sens du désordre :
tout est signifiant. Face à ces Indiens, le narrateur prend conscience
de l'imposture qui caractérise la civilisation d'où il vient.
La description des paysages de la lune : c'est vraiment un beau livre.
On sent très bien le côté argentin. Il y a comme quelque
chose d'éternel. La métaphore est peut-être dans l'écriture
: on est hors du temps. Il montre aussi que les Indiens sont hors-champ.
L'orgie est comme un éternel retour.
Margot
Ceux qui préparent l'orgie cannibale sont en dehors. C'est incroyable.
François
Oui, les Indiens comprenaient qu'il faut être loin.
David
Pour moi, il n'y a pas de parti pris politique. On se place dans un monde
comme si les Martiens débarquaient.
Margot
La controverse
de Valladolid a lieu au milieu du XVIe siècle, soit bien après
la découverte de l'Amérique. Ce n'est pas de savoir si les
Indiens sont dotés d'une âme : les rois ont tranché
en déclarant au moment même de la conquête que les
Indiens sont des sujets de leurs Majesté et par conséquent
ils ont une âme. Interdiction est faite de les esclavagiser. Mais
devant l'opposition des caciques au Pérou, le roi d'Espagne Charles
Quint convoque cette réunion de théologiens. La question
au centre du débat des Espagnols, c'est de savoir comment évangéliser
les Indiens et contrôler la véracité de leur foi.
L'exploitation des mines se poursuivra comme avant, à une cadence
et des conditions qui tuent les populations.
J'ai trouvé génial ce livre. Il restitue absolument ce qu'a
pu être, à un moment donné, ce formidable temps de
sidération pour les Européens. Traverser l'Océan,
poser les pieds sur une terre inconnue. Vous remarquerez que Saer montre
le point de vue d'un moussaillon et non pas d'un intellectuel. C'est le
voyage d'un quasi enfant sur un galion qui découvre l'autre moitié
du monde et ce voyage comme la découverte se fait hors de toute
langue. L'arrivée dans ce nouveau monde coïncide avec le fait
de tout quitter d'un coup d'un seul de l'ancien. Tout l'équipage
est tué et dévoré. Rien ne restera que ce jeune témoin
de la disparition. Ce récit est une langue du silence : le
moussaillon ne sait ni lire ni écrire. Comment nommer un monde
composé essentiellement d'êtres, d'objets, de coutumes inconnus.
Il ne comprendra jamais non plus la langue de la tribu tant elle est polysémique.
En cela, ce livre est un roman de la sidération face au spectacle
du monde.
Sans aucun jugement de valeur, sans presque ni surprise ni étonnement,
ni terreur ni attrait, ce récit est une suite presque factuelle,
y compris dans la découverte des paysages. Le monde est une photographie
qui se donne tout entier à voir sans rien dire d'elle. L'écriture
se tient sur le seuil d'un univers où elle n'entre pas, ou si peu.
Lors du retour en Europe, le jeune apprend alors à lire et à
écrire avec un prêtre. On peut supposer que la première
partie du voyage est une écriture de l'après-coup, qui se
tient au plus près de l'enfant qui l'a vu.
Ce roman est sans doute celui qui rend le plus justement compte d'une
absence de langue des conquistadors lorsqu'ils ont découvert le
nouveau monde. C'est dire des milliers d'arbres, de plantes, de fruits,
d'animaux, d'hommes, de coutumes qui n'avaient encore aucun mot pour les
nommer et qu'ils ont inventés au fur et à mesure. Il est
aussi celui d'un regard presque sans l'ombre d'une représentation
et d'une coloration qui viendraient le composer. Ce qui est si surprenant
à la vérité.
D'autant plus que les Espagnols comme les Portugais ont mené cette
conquête non seulement en traversant les océans, mais en
navigant sur des océans de textes, la Bible, Saint-Augustin, les
Pères de l'Église, les Grecs anciens Sénèque
et Strabon, Marco Polo aussi, qui avaient déjà pensé
l'autre côté de la terre, une fois franchie la ligne de l'équateur
où le feu de l'enfer était censé régner. Les
Espagnols pensaient y trouver les habitants de l'Inde, peuple riche et
richement vêtu, ils y ont découvert des hommes peints et
aux couronnes de plumes, qu'ils ont considérés comme nus,
qui plongeaient pour des perles et portaient des colliers d'or. Ils ont
lu alors ces nouvelles terres comme le paradis pensé par les Pères
de l'Église et censé se trouver sur terre. La nouvelle a
fait le tour du monde avec les feuillets de Vespucci envoyés à
Laurent de Médicis.
Ce roman est aux antipodes des océans d'écrits qui ont navigué
d'un côté à l'autre des océans pour comprendre
et ranger le monde. Il dit l'étrange silence d'un monde hors du
langage de celui qui le découvre et l'éprouve dans une immense
solitude. On retrouve dans le livre ce qui constitue cette sidération.
On est hors du temps. On entre dans une sorte de Paradis. Vespucci fait
une description du paradis... Colomb décrit le paradis
Saer
entre dans le territoire du paradis
Le temps sans le temps. Sans
jugement de valeur. Sans qu'on ne ressente de la crainte.
François
Pourtant, on est dans la transgression. C'est aussi un livre sur la recherche
du désir. C'est un désir qui se satisfait et qui pourtant
ne satisfait pas ! Saer est dans la métaphore : il ne parle que
de nous !
Margot
On connaît déjà toute l'aventure des Grandes Découvertes
grâce aux multiples récits des conquistadors et des colons.
On a oublié le choc que la découverte a pu constituer pour
ces Espagnols. Colomb part avec une bibliothèque entière :
dans ses malles, les Pères de l'Église, le récit
de Marco Polo
! Pour ma part, je n'ai jamais lu un livre qui
parvienne à ce point à rendre compte de ce choc et à
entrer dans l'univers des Indiens.
François
Oui ! Comment Saer parvient-il à décentrer à ce point-là
la vision sur les Indiens ? J'ai très envie de lire les autres
romans de Saer.
Margot
C'est déjà dans l'uvre de Borges, le fait de ne pas
adopter le point de vue des dominants.
Jean-Paul
Dans ce livre, je ne sens pas la question du désir. Le cannibalisme
répond d'abord aux besoins des Indiens. Ce n'est pas dans leurs
gènes ! Ils ont une forme de société en harmonie
avec le cycle des saisons. Ils sont seulement cinglés pendant une
courte période de l'année. Le mousse en a-t-il conscience
? Le roman est toujours favorable aux Indiens.
J'ai adoré ! On entre tout de suite dans l'histoire. On se l'imagine
bien ce capitaine de navire. Le moussaillon dans son camp
On est
presque avec lui ! Les Indiens, leur société
François
A la différence près que le moussaillon est comme les Indiens !
Il dit qu'il oublie comme eux oublient. Il finit par s'identifier à
eux. Sa plume devient la voix de l'Indien.
Jean-Paul
D'ailleurs, à la fin, il regrette la fin de cette société.
Je l'ouvre en grand !
On a la description des saisons et de cette obsession de la propreté.
Il y a une espèce d'énigme : est-ce parce qu'ils sont trop
sages qu'il faut qu'ils évacuent ?
Audrey
A un moment Saer dit que ces Indiens se mangeaient autrefois et que leur
cannibalisme répare ce geste originel.
Jean-Paul
Les rôtisseurs ne participent pas au rite. Pourquoi ? C'est paradoxal.
Anne lit
"On aurait dit qu'ils
écoutaient au fond d'eux-mêmes une rumeur archaïque".
David
Les rôtisseurs c'est comme une sorte de clergé. Ils officient,
ils tiennent la société pour éviter qu'elle ne se
désagrège. Les Indiens sortent de ces rites détruits
moralement. Ces cérémonies, ils les attendent parce qu'elles
leur permettent une catharsis mais ils les craignent également.
Jean-Paul
On a l'impression qu'il n y a pas de rites religieux.
David
C'est comme une envie de baiser. Cela se fait sans préméditation.
Audrey
C'est un peuple terriblement triste qui semble dépositaire de la
survie du monde. Cette cérémonie a quelque chose de profondément
tragique. Les saisons passent parce que tout le monde est dans la retenue.
Et puis, il y a ce truc qui surgit ! C'est extrêmement organisé
mais indépendant de leur volonté : c'est quelque chose qui
doit advenir. Quand les Indiens regardent la viande, c'est comme s'ils
étaient dépossédés d'eux-mêmes ! Le
mousse raconte qu'il rencontre cet Indien, le seul qui ne cherche pas
à capter son attention. Pour l'unique fois, cette relation est
tout à fait désintéressée. Alors que les autres
Indiens n'ont de cesse de chercher à marquer à tout prix
son esprit pour qu'il assure leur survie ou plutôt la survie de
leur mémoire. Or cet Indien finit par mourir lors d'une orgie.
Finalement, il ne sort pas du lot !
Margot
C'est une relation à la carcasse ! C'est un peuple qui se
confronte à son ombre !
Audrey
J'ai une énorme frustration. Après la scène de l'éclipse,
le narrateur dit : "Je
savais ce qu'était une éclipse. Mais savoir ne suffit pas.
Le seul savoir juste est celui qui reconnaît que nous savons seulement
ce qui condescend à se montrer". À travers
cette phrase, il avoue tout ce qu'il ne comprend pas. J'avais espéré
trouver un fondement anthropologique à ce récit. M'en voilà
privée ! Y a-t-il des faits précis qui sous-tendent
cette fiction ? Ce héros se retrouve sur scène et joue
son propre rôle
Que reste-t-il de cet homme ?
Laure
Voilà pourquoi j'aime tant Ce
qu'il advint du sauvage blanc de François Garde !
Audrey
J'avais envie d'un savoir un peu tangible. Raconter de manière
poétique c'est déjà beaucoup. Le récit du
transport du moussaillon par les Indiens qui lui font parcourir 24 h
durant en le tenant par les coudes. Et lui qui voit défiler tout
le paysage un jour entier. Wouahh !! L'orgie est S-I-D-E-R-A-N-T-E
! Tout va extrêmement vite ! Le plus stupéfiant c'est que
le moussaillon reste le même !! On comprend que peu à peu,
il cherche à déchiffrer la langue des Indiens, qu'il se
rattache à la beauté des paysages pour se raccrocher au
monde.
Margot
C'est tout à fait de notre époque de parler de soi. Le moussaillon,
lui, est des deux côtés
Il n'est jamais question de
lui ni de ses émotions. Il se tient toujours sur le seuil.
François
Les Indiens apprennent au moussaillon que la vérité n'est
ni dans l'enthousiasme ni dans l'indifférence. C'est un roman métaphysique
qui donne une leçon de culture. Pour ma part, je n'en sais rien
si ce livre s'appuie sur des faits réels. Saer a quand même
une idée derrière la tête
.
Margot
La fin du livre est très biblique
David
C'est une fiction même si cette histoire est articulée à
des faits historiques. C'est une manière de sortir du nombrilisme
européen. C'est une belle mise en scène de théâtre :
l'explication est inventée de toutes pièces ! Saer imagine
comment on pourrait rencontrer les Martiens !
Audrey
Pour moi, c'est une conception de la vie.
Margot
Truman Capote écrit Cercueils
sur mesure : par la seule force de l'imaginaire, il arrive à
approcher qui a tué !
François
L'Ancêtre, c'est une fiction qui a une vérité
extraordinaire ! Saer transforme en fiction ce que les ethnologues
ont montré. Ce n'est pas un roman historique. Le livre parvient
à entrer à l'intérieur d'une société.
C'est un roman sur l'altérité et sur le décentrement.
David
C'est une construction un peu forcée. Saer brode un peu. On tombe
sur des répétitions ad libitum. La fin sur l'éclipse,
c'est un peu trop lyrique. Il se regarde écrire ! Je n'ai pas toujours
voyagé
.
Margot
A mon avis, c'est très difficile de traduire le subjonctif imparfait
de l'espagnol vers le français. Du coup, le texte est un peu lourd
par moments. Est-ce que vous considérez que tous les récits,
mêmes ceux les anthropologues ne sont des toujours des fictions
?
François
Lévi-Strauss décrit aussi des populations très mélancoliques.
Françoise H
Vous me faites penser à Pierre Clastres, un élève
de Lévi-Strauss. Il décrit une tribu anthropophage (les
Indiens Guayaki du Paraguay qui se libèrent de leurs défunts
en les mangeant). Il raconte qu'au cours des entretiens, ceux-ci le taquinent
en lui disant qu'ils vont le manger !
Je me range à l'avis de François. Ce livre, c'est d'abord
une enquête sur le désir. Je me réjouis que Saer,
comme de nombreux écrivains, aient la capacité de dire ce
que les anthropologues ou les historiens ne peuvent écrire, faute
de preuves ou de données. Ils sont à même, par la
fiction et leur imaginaire, à rendre compte de la réalité
! J'ouvre ce livre en grand !
Katherine
Je me sens à des années-lumière de vos réactions
enthousiastes ! Je me suis forcée à lire L'Ancêtre
! J'ai lâché prise à la moitié ! Je n'ai
jamais embarqué dans ce récit ! Il y a quelque chose qui
me gêne. On commence par la caricature du capitaine qui se fait
tuer par une flèche qui vient d'où on ne sait où
! Le moussaillon se retrouve 24 heures plus tard en pleine forêt
au milieu des Indiens. Parce que bien sûr, c'est reconnu, les Indiens,
ce sont des forces de la nature ! Évidemment les Indiens se
mangent entre eux. Parce que ce sont des sauvages, ils sont cannibales
! Évidemment, ils se bourrent la gueule après s'être
bien empiffrés de chair humaine. Avec moult répétitions,
Saer nous raconte quelque chose de foncièrement dégueulasse
! En fait, le livre décrit les bas-fonds de l'instinct humain.
Je ne suis pas sûre qu'on resterait de marbre si on décrivait
de la même façon les habitants de la Creuse !
Et puis, un moussaillon qui écrit et qui fait de la grande poésie,
comment pouvez-vous le croire ? Quand y a-t-il un soupçon de cohérence
?
François
Tu sais, je crois que le livre n'a aucun coefficient de vérité
!
Katherine en colère
À un moment où les peuples autochtones du Canada se battent
pour avoir une place dans la société, comment est-ce possible
de croire à un tel livre désagréable, pompeux, qui
ne m'a rien appris ! Quand je pense à Chronique
japonaise de Nicolas Bouvier, celui-ci je le ferme !
Margot
Tu situes le livre du point de vue des représentations. C'est intéressant !
Une fois que tu soulignes toutes ces images d'Épinal, on ne peut
plus ne pas en tenir compte. On garde sa propre lecture et... la tienne.
C'est drôle !
Katherine qui ne décolère pas
Banquet cannibale plus orgie, c'est quand même un lieu commun sur
les sauvages, non ?
David
Toi, tu dis que c'est un livre politique
Katherine
Moi ce qui me gêne, c'est que Saer fait croire que c'est vrai !
A-t-il fait des recherches ? Sur quoi fait-il reposer son récit ?
Margot
Il y a un autre exemple d'un travail de création à partir
de simple divers. Je pense à Goya qui a fait deux ou trois petits
tableaux sur les cannibales qui sont au musée de Besançon.
Il est parti de gravures et de ce qui a été relaté
dans la presse. Il a travaillé de la même manière
pour le Tres de Mayo.
Pour ces actes de cannibalisme sur des jésuites, à partir
du fait divers, il raconte une histoire dans ses tableaux.
Mais à propos du cannibalisme dans le roman, Je me demande si d'une
certaine manière il ne serait pas une façon "d'enterrer
ses morts". Certaines tribus du Mexique faisaient en effet cuire
les corps de leurs morts avant de les ingérer en bouillon. Auquel
cas, on comprendrait pourquoi il n'est jamais mentionné la mort
des vivants ni leur enterrement. Les vivants seraient donc les cercueils
des carcasses ingérées.
Katherine
On n'est pas du tout sur le même niveau ! Un tableau, c'est d'abord
une re-création !
François
Sauf que dans ce livre, Saer déconstruit l'idée du sauvage.
La sauvagerie renvoie à notre propre sauvagerie. Saer décrit
d'abord nos propres pulsions !
David
Je ne suis pas d'accord avec ton interprétation. Je vois ce livre
de manière neutre, froid, sans parti pris. C'est une littérature
à la limite un peu putassière mais je pense que Saer n'a
aucun jugement moral sur le monde qu'il décrit. Je n'ai pas senti
ces Indiens comme stigmatisés.
François
J'ai un petit côté midinette. Le livre me fait songer à
Gauguin. Mais il y a un tel niveau de violence que Saer dépasse
cet exotisme-là !
Margot
Ce livre provoque chez moi d'abord un état de sidération
!
Audrey
Je ne comprends pas
Margot
Le cadre est posé, mais tu perds la notion du temps.
Audrey
Non, c'est complètement cyclique !
Margot
Oui, c'est vrai, cette société est puissamment organisée
par le rythme des saisons. Ce que j'aime dans ce livre, c'est que tu es
hors du temps culturel.
François
C'est aussi une construction. Le mot ne désigne pas la chose mais
la distance qui nous sépare de la chose.
Margot
Dans le sanskrit, il y aussi des mots qui veulent dire des sens tout à
fait opposés. Il n y a pas d'incohérence. C'est pour indiquer
l'articulation d'une chose et de son contraire : c'est le "en
même temps"
Repères
biographiques Les livres traduits en français Presse : articles, interviews Voir et écouter Juan José Saer |
REPÈRES BIOGRAPHIQUES |
- En 1937, Juan José Saer naît
à Serodino, dans la pampa argentine, de parents d'origine syrienne,
catholiques, immigrés dans les années 20 après la
chute de l'Empire ottoman.
- Ceux qu'on surnommait "les Turcs" - Turcs, Syriens, Libanais
- pratiquaient le petit commerce dans des boutiques qui "tenaient
de la mercerie, de la pharmacie, où l'on vendait des produits alimentaires
et qui réservaient, parfois, un coin de leur comptoir pour désaltérer
le client. C'est dans l'un de ces magasins fourre-tout que Saer grandit,
son père étant, justement, le 'Turc' de l'endroit",
raconte Hector
Bianciotti, lui-même né en Argentine.
- En 1949, sa famille déménage à Santa Fe où
il termine ses premières études et entre en contact avec
un groupe d'écrivains locaux, ce qui lui permet d'établir
une relation avec le poète argentin Juan L. Ortiz dont le travail
aura une incidence sur ses écrits. S'il s'inscrit en faculté
de droit pour complaire à son père, c'est très vite
la pratique littéraire qui le mobilise essentiellement.
- En 1962, il entreprend des études
de littérature à l'Universidad Nacional del Litoral, où
il enseignera plus tard lhistoire du cinéma, la critique
et lesthétique cinématographique, ainsi quà
lInstituto del Cine.
- Il aide un ami à obtenir une bourse d'études à
destination de Paris, grâce au fait qu'il avait participé
à l'élaboration d'un documentaire sur André Breton.
Au lieu d'aller à l'ami, ladite bourse est attribuée à
Saer : "J'ai voulu la rendre, mais rien à faire".
- Venu pour six mois en 1968, il ne repartira pas, rebuté par le
contexte politique de son pays, lui qui avait fait partie des opposants
à la dictature.
- Il enseignera la littérature à l'université de
Rennes durant plus de trente ans (1969 à 2002).
- Séparé de sa première femme, il rencontre en 1973
Laurence Gueguen qui est rennaise et avec qui il a une fille, Clara Saer
(voir ce qu'il dit de cette ville) ; il avait
eu auparavant un fils Jerónimo, musicien de hip hop. Il meurt d'un
cancer à Paris en 2005.
- La plus grande partie de son uvre a donc été écrite
en France, où il a aussi participé à l'aventure de
la Maison des écrivains
étrangers et des traducteurs de Saint-Nazaire.
LIVRES TRADUITS EN FRANÇAIS : les titres, les traducteurs, le titre |
Les titres
Poèmes,
nouvelles, romans, uvres dramatiques, essais : tout n'est pas traduit,
mais une vingtaine de titres ont été publiés.
L'Ancêtre est le douzième de ses livres et le cinquième
traduit en français. Voici, chronologiquement, les titres traduits
:
- Le
mai argentin, trad. Albert Bensoussan, Denoël, 1976 ;
changement de titre et nouvelle traduction : Cicatrices,
Seuil, trad.
Philippe Bataillon, 2003
- Les grands paradis,
trad. Laure
Bataillon, Flammarion, 1980
- Nadie
nada nunca, trad.
Laure Bataillon, Flammarion,
1983
- Unité
de lieu, trad.
Laure Bataillon, Flammarion,
1984 (regroupe deux recueils de nouvelles : Unité de lieu et
La Majeur)
- Une littérature
sans qualité, Saint-Nazaire, Arcane 17, 1985 (essais
suivis dun entretien avec Gérard de Cortanze)
- L'ancêtre,
trad. Laure Bataillon, Flammarion, 1987 ; 10/18, 1992 ; Le Tripode,
2014 ; poche 2018
- L'anniversaire,
trad. Laure Bataillon, Flammarion, 1988
; Points, 1995 ;
changement de titre avec Glose,
Le Tripode, 2015 ;
poche 2019
- L'Occasion,
trad.
Laure Bataillon, Flammarion,
1989 ; Points, 1996
- L'art de raconter,
trad.
Laure Bataillon, Saint-Nazaire,
Arcane 17,
1990
(poèmes 1960-1975)
- Le
Fleuve sans rives, trad. Louis Soler, Julliard, 1992 ; Le Tripode,
2018
- L'ineffaçable,
trad. Claude Bleton, Flammarion, 1994
- L'enquête,
trad. Philippe Bataillon, Seuil, 1996 ; Points, 2002 ; Le Tripode, 2019
- Quelque chose approche
: et autres récits,
trad. Philippe Bataillon, Flammarion,
1999
- Les
nuages, trad.
Philippe Bataillon, Seuil, 1999 ;
Tripode, 2020
- Lieu,
trad. Philippe
Bataillon, Seuil, 2002 (vingt et un
récits)
- Lignes
du Quichotte, trad. Michèle Planel, Verdier, 2003 (trois
conférences)
- Grande
fugue, trad. Philippe Bataillon, Seuil, 2007
(roman posthume)
- Le
tour complet, trad.
Philippe Bataillon, Seuil, 2009 (roman
posthume).
Les traducteurs
Ont
traduit un seul titre : Claude
Bleton, Michèle Planel, Louis Soler. Laure et Philippe Bataillon
ont traduit tous les autres :
- Laure Bataillon reçoit pour L'Ancêtre en 1988 le
Prix de la meilleure traduction décernée par la Meet (Maison
des Écrivains Étrangers et des Traducteurs). Après
sa disparition en 1990, ce prix adopta son nom. Décerné
à la fois à l'auteur et à son traducteur, ce prix
(10 000 francs pour chacun, plus 10 000 francs de publicité)
a été créé pour attirer l'attention sur un
ouvrage de littérature étrangère contemporaine paru
en français l'année précédente.
- Philippe Bataillon a été durant quarante et quelques années
photographe, cadreur puis directeur de la photographie pour la télévision.
Marié durant trente ans à Laure Guille-Bataillon, il a été
le premier lecteur puis le dactylographe de ses nombreuses traductions.
D'elle, il a beaucoup appris sur son métier. Après sa mort
en 1990, il a commencé à traduire divers textes courts,
puis des uvres romanesques. Depuis, une vingtaine de ses traductions
ont été publiées, principalement de Juan José
Saer et Antonio Muñoz Molina.
Le
titre
Le
titre français L'ancêtre fait du héros un vieillard
qui raconte.
Le titre original du roman, El Entenado, peut s'entendre au sens
de "antes nacido", "né avant", d'où
le titre choisi pour la traduction française.
"Entenado" au sens premier, signifie "adopté",
se dit d'un enfant du conjoint né d'un mariage antérieur.
Entenado
veut dire "qui entre dans une famille" ; se dit aussi pour le
gendre ou beau fils. On aurait pu donc traduire par L'adopté
(par la tribu).
À noter qu'en anglais El Entenado est traduit par The
Witness (le témoin).
PRESSE : articles, interviews |
Sur le livre L'Ancêtre
à la sortie du livre
- "Éloge du cannibale",
Jean-Didier Wagner, Libération, 12 juin 1987 ; l'article
cite des commentaires de Juan José Saer sur son livre :
"Tandis que le roman a une conception du réel qui repose sur un temps linéaire et croit en la représentativité de la réalité, la narration est d'abord une manière de nouer des rapports singuliers avec le monde, de le percevoir et de le vivre avant même de le communiquer, c'est une véritable fonction de l'esprit. Pour moi la littérature c'est d'abord construire le réel et non en proposer son simple reflet. Mais je n'ai aucun engagement théorique, ma poétique est très ouverte : je sais seulement ce que je ne veux pas faire ou refaire : c'est une sorte d'esthétique négative."
"On peut voir cela comme une métaphore sexuelle et morale bien que j'essaye, quand j'écris, de ménager les possibles à l'infini. Chez ces Indiens on a le sentiment que l'anthropophagie constitue un pas vers la civilisation. L'idée est que toute conduite ritualisée est préférable à cette sorte de marécage qu'est l'être humain lorsqu'on lui a enlevé, une à une, toutes les conventions sociales dont il est fait. En vérité ce n'est pas un livre sur l'anthropophagie, mais un livre sur moi-même. C'est mon récit le plus autobiographique, j'y vois la tribu de mes pulsions."
- "Monument pour des indiens disparus", Hector Bianciotti, Le Monde, 12 juin 1987 :
"Les Indiens rêvés par Saer ont bel et bien existé, tels quil les décrit ou similaires, dans les plaines du continent austral. Mais ils ne survivent dans la mémoire de personne, ils font partie, depuis des siècles, de lécorce même du monde. Aussi ce livre est-il aujourdhui leur monument."
- "À la hauteur de Christophe Colomb", Michel Host, Le Quotidien de Paris, 17 novembre 1987.
Sur le livre L'Ancêtre plus tard
(réédition au Tripode)
- "Lenvers
du décor : reconstitution dune culture indienne par LAncêtre
de Juan José Saer", Odile Gannier (Université
de Nice), Brasilazur, 3 avril 2013 ; l'article précise
:
"Lhistoire, la vraie du moins celle retenue par les historiens débute en 1515 : Juan Díaz de Solís, pilote royal expédié par la Casa de Contratación, quitte lEspagne le 8 octobre, avec soixante-dix hommes et trois navires, en direction des nouvelles terres découvertes au-delà de lAtlantique. Il reconnaît lestuaire du Rio de la Plata quil baptise 'Mar Dulce'. Dès quil débarque sur les bords du Río Parana, il est attaqué et tué, de même que les quelques hommes qui laccompagnaient, par des Indiens Colastinés. Un seul en réchappe, le mousse : il est fait prisonnier mais bien traité par la tribu, jusquà ce que, lexpédition de Sébastien Cabot passant par là, les Indiens lui renvoient le jeune homme. Cet épisode est effectivement mentionné dans lhistoire de la Conquête espagnole comme un échec malgré lavancée géographique."
- "L'Ancêtre selon Saer", El Broli Argentino, 27 février 2000 :
"Ce qui ma incité à écrire LAncêtre fut le désir de bâtir un récit dont le protagoniste ne soit pas un individu mais un personnage collectif. Dans le projet original il ny avait pas de narrateur : il sagissait de différentes conférences dun ethnologue sur une tribu imaginaire. Mais un jour, lisant LHistoire de lArgentine de Busaniche, je suis tombé par hasard sur les quatorze lignes quil consacrait à Francisco del Puerto, le mousse de lexpédition de Solís, que les Indiens gardèrent pendant dix ans et quils libérèrent lorsquune nouvelle expédition arriva dans la région. Lhistoire me séduisit immédiatement et je décidai de ne plus rien lire sur son cas pour pouvoir imaginer plus librement le récit. Tout ce que je conservai fut la trame que laissaient entrevoir les quatorze lignes de Busaniche. Le reste est pure invention."
Dans cet article, Saer explique ses choix littéraires ; il ne manque pas d'humour... :
"Derrière l'apparente fluidité narrative, il a déjà donc une intention plus élaborée, et bien que L'ancêtre soit peut-être celui de mes livres qui a suscité le plus de traductions, d'études et de commentaires, il a souvent été loué pour être une histoire linéaire ou, pire encore, un roman historique, ce qui confirme la belle remarque de Lacan selon laquelle l'insulte est inévitablement incluse dans l'éloge." (lire ici la traduction de l'article en entier)
- "Un
réel trop grand pour lhomme", Guillaume Contré,
blog Médiapart, 7 mars 2014
- "Menu
exotique", Louis Hamelin, Le Devoir, Montréal,
14 juin 2014
- "L'histoire
d'une écriture et d'une traduction", Christine Bini,
La règle du jeu, 2 janvier 2018
- "LAncêtre,
Juan José Saer", Léon-Marc Levy, La Cause littéraire,
16 mars 2021.
- Le Matricule des Anges, n°189, janvier 2018, dossier Juan
José Saer par Guillaume Contré :
sur L'ancêtre : "Perdus
dans l'immensité"
sur l'ensemble de l'uvre de Saer : "Une
obsession mélancolique", entretien avec Julio Premat,
professeur des universités, l'un des grands spécialistes
de Juan José Saer.
Et pour le fun
- "Le pathétisme du roman",
dialogue en 1968 entre Juan José Saer et Jorge Luis Borges, Le
Magazine littéraire, n° 376, mai 1999
-
"Si les non-initiés
voulaient se donner la main",
de Juan José Saer sur Bouvard
et Pécuchet (que nous avons lu cette année), Le
Monde, 8 juillet 2004.
VOIR ET ÉCOUTER JUAN JOSÉ SAER (en espagnol) |
- Conférence
de Juan José Saer en 2002, à Santa Fe, film de Marilyn
Cotardi, UNL Film Workshop, 35 min.
- Interview de 2001 : Juan José Saer en 7 lieux, chaîne argentine
TPA, 9 min.
Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme
au rejet :
|
||||
à
la folie
grand ouvert |
beaucoup
¾ ouvert |
moyennement
à moitié |
un
peu
ouvert ¼ |
pas
du tout
fermé ! |
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