Le mage du Kremlin, Gallimard, 288 p.


Grand Prix du Roman
de l'Académie française (= décerné à l’auteur du roman que l’Académie a jugé le meilleur de l’année)

Quatrième de couverture : On l’appelait le "mage du Kremlin". L’énigmatique Vadim Baranov fut metteur en scène puis producteur d’émissions de télé-réalité avant de devenir l’éminence grise de Poutine, dit le Tsar. Après sa démission du poste de conseiller politique, les légendes sur son compte se multiplient, sans que nul puisse démêler le faux du vrai. Jusqu’à ce que, une nuit, il confie son histoire au narrateur de ce livre…
Ce récit nous plonge au cœur du pouvoir russe, où courtisans et oligarques se livrent une guerre de tous les instants. Et où Vadim, devenu le principal spin doctor du régime, transforme un pays entier en un théâtre politique, où il n’est d’autre réalité que l’accomplissement des souhaits du Tsar. Mais Vadim n’est pas un ambitieux comme les autres : entraîné dans les arcanes de plus en plus sombres du système qu’il a contribué à construire, ce poète égaré parmi les loups fera tout pour s’en sortir.
De la guerre en Tchétchénie à la crise ukrainienne, en passant par les Jeux olympiques de Sotchi, Le mage du Kremlin est le grand roman de la Russie contemporaine. Dévoilant les dessous de l’ère Poutine, il offre une sublime méditation sur le pouvoir.

D'origine italienne et suisse, Giuliano Da Empoli est essayiste et conseiller politique. Son dernier livre, Les ingénieurs du chaos, consacré aux nouveaux maîtres de la propagande politique, a été traduit en douze langues. Le mage du Kremlin est son premier roman.



Il mago del Cremlino, Mondadori, 2022

Giuliano Da Empoli (né en 1973)
Le mage du Kremlin (2022)

Nous avons lu ce livre en février 2023 : le 9 pour le groupe breton, le 10 pour le nouveau groupe parisien, le 17 février pour l'ancien groupe. Le groupe de Tenerife l'a lu ultérieurement en avril 2023.

"Le privilège est le contraire de la liberté, une forme d’esclavage plutôt."
"La mise à mort d’un important console la multitude de sa médiocrité."
"Il y a une belle différence entre vivre et chercher à ne pas mourir."
"Il n’y a rien de plus sage que de miser sur la folie des hommes."
"Les faibles ne peuvent pas se permettre le luxe de la sincérité."
"L'intelligence ne protège de rien, même pas de la stupidité."
"Celui qui habite le Kremlin possède le temps."

Un peu de doc autour du livre ?

I. AUTOUR DU LIVRE ET DE L'AUTEUR
Repères biographiques
Livres écrits en français
Presse : vidéo, radio, articles
 
II. DANS LE LIVRE
Lieux et choses
Événements

Personnages
Auteurs

Le mage du Kremlin en trois séances : mini reportage de Claire
L'ancien groupe parisien auquel je participe existe depuis 35 ans. Le groupe breton auquel je participe une ou deux fois par an existe depuis 18 ans. Et le nouveau groupe parisien auquel je n'ai participé que trois fois existe depuis 7 ans. Pour la première fois, j'ai participé aux trois groupes sur le même livre - une expérience passionnante pour qui aime Voix au chapitre...
Qu'y ai-je retrouvé ? Une même diversité de réactions sur le même livre : du rejet à l'enthousiasme. Comment un même livre peut-il susciter de tels écarts dans les impressions ressenties, voilà un étonnement dont on ne se lasse pas ! Et ce qui me frappe, c'est que c'est avec la même aisance que s'expriment, l'un après l'autre des avis différents, puisque la lecture subjective est ici reine : il n'y a pas un avis de l'un.e qui vaille plus que l'avis de l'autre. J'y ai retrouvé aussi un plaisir chaleureux à se retrouver et à être ensemble autour d'un livre, ou plus exactement d'une expérience de lecture. Dans les trois groupes, il y a des anciens et des récent.es arrivé.e.s, ayant tout de suite trouvé leur place.
Il y a quand même des différences entre les groupes, mais lesquelles ? Outre leur ancienneté qui joue sur les références possibles aux livres lus ensemble, il y a le cadre, le fonctionnement et le boire et manger qui diffèrent un peu...
Le groupe breton se retrouve à 14h chez Marie-Odile, avec plats et boissons russes à qui mieux mieux, on mange carrément "à table", au soleil dehors en février, le cheval dans le champ voisin cherche le contact, un bouvreuil se pose sur le prunetier tout près, et quand arrivent nuages bretons puis fraîcheur, on rentre pour Le mage du Kremlin autour du feu de cheminée.
Le "nouveau groupe" se réunit cette fois chez Anne-Marie où la hauteur du plafond, les colonnes aussi bien à l'entrée de l'immeuble face au Parc Monceau qu'à l'intérieur même de l'appartement, les meubles, les tableaux, nous transportent dans un salon litttéraire du 19e siècle... Boissons, blinis, saumon..., l'évocation russe est de mise.


Les pirojki étant mentionnés à trois reprises dans le livre, je suis allée, pour chacun des trois groupes, me fournir au Pirojki Bar (politiquement œcuménique...)

Alors qu'en Bretagne, on se réunit en alternance près de Vannes ou de Pontivy, alors que le nouveau groupe plutôt réuni chez Françoise a 5 ou 6 autres possibilités de lieu de retrouvailles, dans "l'ancien groupe", on se retrouve invariablement près de Notre-Dame. La table basse tournante ploie sous le poids des victuailles : leurs rapports avec le livre sont bien ciblés ou tirés par les cheveux... On fait plus grignoter avant d'attaquer Le mage du Kremlin...
Les Bretons n'aiment pas les surprises : avant d'entendre les avis, ils veulent savoir à quoi s'en tenir ! On dit donc sa cote d'amour avant toute prise de parole : parlent en premier les plus déçus, pour terminer toujours par les grand ouverts, en apothéose pour le livre... Ce jour-là nous sommes 9 + 1 visiteuse.
Dans le nouveau groupe, qui veut parle et aussi longtemps qu'il veut. On peut l'interrompre, pour ajouter quelque chose ou dire un désaccord. Ce soir-là, on est 11 + 1. Des avis d'absents arriveront après.
Dans l'ancien groupe, on lit d'abord à haute voix les avis des absents transmis, ce qui lance la tournée : d'emblée, les absents ouvrent du ¼ à grand ouvert, ça met dans l'ambiance. À la suite de celui qui en premier a pris la parole, on tourne automatiquement dans un sens, personne ne l'interrompt et en principe, on limite la durée de la prise de parole car on est nombreux, et si on dérive il y a toujours quelqu'un pour dire "au fait tu ouvres comment"... Nous avons aussi des participants à l'écran. Ce soir-là, 16 avis différents, y compris venant de Rennes, Dijon, Narbonne.

Passons maintenant en revue les avis détaillés pour chaque groupe :

Les cotes d'amour du groupe breton
réuni à Coloret le 9 février 2023

Brigitte TChantalJeanSoaz
ClaireÉdith •Marie-Odile •Suzanne
Marie-Thé
Yolaine

Yolaine
Pour une fois, le choix programmé par Voix au chapitre ne m'inspirait guère. Poutine étant très à la mode cet an-ci et la propagande battant son plein de tous côtés, méfiance et préjugés me submergèrent devant un énième ouvrage sur la Russie dont on dit tout et n'importe quoi dans cette période troublée. La médiatisation hystérique de Giuliano Da Empoli n'arrange rien.
Après lecture et en feuilletant à nouveau ces pages, je m'aperçois que le texte n'en est pas si mal écrit. Mais je me suis quand même parfois ennuyée, mon sentiment dominant étant l'agacement ainsi que la déception, pour diverses raisons. La première réside dans le mélange des genres : est-ce un document sur Poutine "le tsar" ou un roman ? Le débat que nous avons eu sur ce dilemme n'a pas vraiment clarifié les choses. Il est certainement possible d'écrire une fiction tout en témoignant d'événements historiques. Léon Tolstoï s'en est plutôt pas mal sorti dans Guerre et Paix, le témoignage sur les guerres napoléoniennes étant aussi percutant que l'épopée des personnages créés par l'auteur est envoûtante. La puissance est au rendez-vous sur les deux tableaux.
À l'inverse, Le mage du Kremlin est handicapé par la faiblesse de la matière historique proposée, l'auteur n'ayant personnellement connu ni le tsar ni son conseiller. Il s'agit donc d'un recueil d'informations qu'on peut assez facilement trouver ailleurs, ainsi que me l'a assuré le fan club de Voix au chapitre qui jure que tout est vrai.
Giuliano Da Empoli explique lui-même dans divers entretiens qu'il a utilisé le récit romanesque quand il n'avait pas de certitudes sur les faits réels. Cette méthode me paraît douteuse sur le plan de la vérité historique. Si celle-ci est sans doute difficile à atteindre, s'en approcher le plus possible est une question d'honnêteté intellectuelle.
Et surtout cette part imaginaire, qui peine à s'articuler avec les réflexions politiques du mage Baranov (probablement inspirées des écrits du conseiller Sourkov), est d'une platitude désespérante. Quand on pense à l'intelligence et à la beauté de nombre de femmes russes dans la réalité vraie de vrai, on plaint ce pauvre Vadim de s'être amouraché d'une héroïne aussi falote et inconstante. La fin m'a paru proprement délirante.
Un point positif cependant, la description d'un "homme de l'ombre" qui est une réelle découverte. On sent que l'auteur est là en terrain connu, et j'attends avec impatience de pouvoir lire son autobiographie, car il semble qu'il n'ait jusqu'ici rien dévoilé dans ses écrits de ses diverses activités politiques.
Marie-Thé
Si je n'ouvre ce livre qu'à moitié, c'est parce que je m'attendais à autre chose, à mieux : je n'ai pas trouvé ici l'écriture virtuose, flamboyante, à laquelle je m'attendais. Grand prix du roman de l'Académie française, Goncourt loupé dans les conditions qu'on connaît, louanges des critiques, articles élogieux ici et là, tout cela m'avait fait croire que j'allais rencontrer un grand livre, peut-être même un chef-d'œuvre.
Voilà pour l'écriture ; quant au fond, je n'ai pratiquement rien appris que je ne savais déjà, les médias (dont je n'abuse pourtant pas) nous rabâchant depuis si longtemps ce que nous lisons dans ces pages.
Le titre m'interpelait et éveillait ma curiosité : intriguée par cet homme de l'ombre (le plus puissant stratège du Kremlin ?), je me suis demandé si je n'allais pas rencontrer un nouveau Raspoutine, trouble, mystique et inquiétant.
Là encore, fausse piste.
J'aurais dû me méfier, les interventions de Giuliano Da Empoli à La Grande Librairie, chez Laure Adler, ou récemment dans l'émission Répliques d'Alain Finkielkraut, ne m'avaient pas appris grand-chose non plus.
Ce livre où le pouvoir, la puissance, ont tant d'importance, où aucune fissure ne doit apparaître dans la carapace, me fait penser à Machiavel, à son ouvrage Le Prince à l'usage du despote, du tyran, mais pour peut-être éclairer le peuple sur les méthodes du tyran... Et je ne peux m'empêcher d'évoquer La Boétie et le Discours de la servitude volontaire : "ceux qui sont possédés d'une ambition ardente et d'une avidité notable se groupent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin et pour être, sous le grand tyran, autant de petits tyranneaux."
Pour revenir précisément à certains passages du livre, je découvre un peu surprise que Baranov, ce mage du Kremlin, ne fait qu'exécuter ce que lui demande un Poutine au pouvoir et tout puissant. Il est celui qui rend possible ce que veut le Tsar. "Aucun de ces événements n'avait été voulu par moi. Mais tous avaient pu compter sur mon infatigable labeur. Je ne supportais pas l'idée de perdre" (bombes de Moscou, Tchétchénie, Berezovsky, Micha, Ukraine, etc.). Parfois troublant cependant.
Ce livre révèle l'importance de l'image, de la télévision, mais la bassesse du Tsar avec son chien face à A. Merkel, c'est vu et revu. Par contre, j'avoue que l'image de Clinton pris d'un fou rire intarissable près d'Eltsine paraissant amusé lui aussi, était pour moi un signe de grande entente, de complicité, un moment drôle et chaleureux, rassurant même : comment ces deux-là pourraient-ils nous entraîner dans un conflit quelconque ? À la lecture de ce passage, je découvre stupéfaite la grande humiliation qu'avait provoquée cet événement en Russie. Comme quoi... Je me suis sans doute trompée. Nous nous trompons souvent, il est bon de répéter qu'"au début des années 90, Gorbatchev et Eltsine avaient fait la révolution", entraînant chez la grande majorité des Russes "l'effondrement du rêve soviétique".
Les répétitions revenant comme un refrain ne m'ont pas dérangée "L'État le plus vaste de la planète, une super puissance nucléaire !" J'ajouterai les richesses du sol et du sous-sol, et je me pose cette question : qu'est-ce qui ne marche pas ? L'auteur nous rappelle qu'il ne faut pas toucher aux intérêts américains, qui continuent à "traiter les russes en patrons" (allusion au gaz russe pour le compte de multinationales américaines, etc.). Par ailleurs, l'histoire de la Russie est marquée par la violence, même si nous ne sommes plus au siècle d'Ivan Le Terrible. "La Russie est éternellement condamnée à recommencer."
Livre intéressant malgré tout, impression d'être sur une scène de théâtre parfois. Me viennent aussi pêle-mêle des mots comme cynisme, trahisons, Occident décadent (redoutable cependant pour le pouvoir l'attrait que peut exercer l'Occident sur les masses). Le récit des enfants de Leningrad face aux clochards en dit long par ailleurs : "La seule arme qu'a un pauvre pour conserver sa dignité est d'instiller la peur."
Je retiens encore ceci : "Tout ce qui fait croire à la force l'augmente véritablement." Je pense à L'ordre du jour d'Éric Vuillard avec l'entrée en Autriche, propagande...
Le passage sur Limonov critiquant la société occidentale et ses aspects déplorables, entre délire, contradictions et réalités, m'a ramenée au livre d'Emmanuel Carrère découvert il y a quelques années.
"La distance préserve l'autorité." Le Tsar est seul... En Occident "les milliardaires sont au-dessus des lois et du peuple (...) ils achètent ceux qui gouvernent", en Russie "le pur exercice de la force"."Les imprévus sont toujours le fruit de l'incompétence", dixit Poutine... Autant de mots qui ont retenu mon attention. Mais vers la fin, j'avais l'impression qu'on basculait dans un de ces délires : domination et pouvoir aux robots, apocalypse, fin de l'histoire humaine, la machine a pris la place de Dieu !
Soljenitsyne n'avait-il pas dit qu'il y avait danger car l'homme avait oublié Dieu ?
Suzanne
J'ouvre ¾ en raison des émotions que ce livre suscite.
Le préambule de 90 pages est long avant que Poutine n'apparaisse à la page 90. Des personnages sont très intéressants, à commencer par les deux premiers qui se rencontrent à travers les réseaux sociaux à propos de Zamiatine et son roman futuriste. Qui est Zamiatine, me suis-je demandé, ne le connaissant pas.
Le personnage de Knesia existe à peine, plutôt un ectoplasme. Mais lui, Baranov, est fasciné. La fin, avec la noyade, m'a donné un peu l'impression d'avoir rêvé...
Baranov n'est pas d'accord au sujet de l'Ukraine, mais Poutine est le maître. On n'assiste pas à leur intimité. Comme Da Empoli a lui-même été conseiller d'un chef de gouvernement, il a du vécu. Mais je suis restée sur la fin quant à cette relation. J'ai trouvé que ça manquait de matière, que ce n'était pas assez fouillé.
Cependant, ce livre est un alibi, un prétexte pour se poser des questions, voire reconsidérer des événements : par exemple, je n'avais pas saisi l'humiliation d'Eltsine.
J'ai vu Le divan de Staline, de Fanny Ardant, qui rend bien la terreur

Chantal
Les proches sont toujours sur le fil du rasoir...

Suzanne
Oui, l'un est envoyé en Sibérie, l'autre tout à coup libéré Yolaine parlait des médias concernant l'auteur du livre, mais dans le livre on voit bien comment tout est bon pour Poutine à manipuler, médias, motards...
Édith
Désir de découvrir ce livre, puis plaisir de lecture rapide une première fois et plaisir de l'échange à venir.
Lors de ma deuxième lecture en survol (cela m'arrive très souvent) la page 155 m'a arrêtée car, ayant cédé au plaisir de la découverte de l'intrigue ou du récit sans prendre de notes, je me suis trouvée embarrassée pour écrire mon avis. J'avais traversé le livre rapidement, mais quoi en dire ? J'avais senti sans m'y arrêter la subtile "invention" en termes de "management politique" du héros" Baranov… qui a existé sous une autre identité.
Séduite par les scènes de la vie politique très fraîches dans ma mémoire et le "défilé" des personnalités du monde littéraire et politique de la Russie post-soviétique, j'aurais pu dire que les anecdotes sont drôles, bien décrites avec distance et humour, mais je ne voyais pas vraiment en quoi Baranov avait intelligemment "guidé" Poutine dans sa prise de pouvoir et comment sa gouvernance, y compris actuellement (le livre colle à l'actualité) à l'œuvre, pouvait être décodée, sinon comprise.
De fait, l'auteur Da Empoli, lui-même acteur et observateur du monde politique, nous livre sous forme du roman une hypothèse des plus réalistes et "spectaculaire" du système Poutine. Prendre et garder le pouvoir comme un metteur en scène impose son spectacle dont les spectateurs seraient les acteurs à leur insu, heureux et satisfaits d'ailleurs du spectacle !
Ainsi j'en reviens à la page 155 : "Depuis la dernière conversation avec le Tsar, j’avais commencé à concevoir mon rôle de façon différente. En me plongeant dans les chroniques des procès staliniens des années trente, je m’étais rendu compte qu’il s’agissait déjà, au fond, de mégaproductions hollywoodiennes : la voie soviétique au show-business. (...) Il n’y a pas de limites à la capacité créatrice d’un pouvoir disposé à agir avec la détermination nécessaire, pourvu qu’il respecte les règles fondamentales de chaque construction narrative. La limite n’est pas constituée par le respect de la vérité, mais par le respect de la fiction. (...) Staline avait compris que la rage est une donnée structurelle. (...) Gérer le flux de la rage en évitant qu’elle s’accumule est plus compliqué, mais beaucoup plus efficace. Pendant de nombreuses années, mon travail, au fond, n’a été rien d’autre que cela."
Je reste cependant confuse quand je ressens autant de difficultés à raconter de façon claire mon expérience de lecture. Je suis peut être "contaminée" par les nombreux récits et reportages des médias qui m'ont, ces derniers mois, apporté leurs hypothèses de compréhension du personnage (le Tsar) Poutine : j'ai beaucoup écouté et je suis bien déroutée.
Ce roman est brillant dans sa simplicité de lecture qui en fait un leurre car, comme je le précisais pour commencer, la substance même de la démarche fut pour moi masquée par la fluidité des anecdotes et le plaisir de m'y retrouver.
Je parle de ce livre avec d'autres autour de moi, il m'habite comme m'habite le déroulé médiatique de la guerre en Ukraine…
Ce livre ne sera-t-il qu'un "objet" d'actualité ou une réflexion plus vaste sur le politique depuis 1917 et les dictatures du monde soviétique ? Ou aussi un éclairage sous cette forme romanesque des deux mondes s'opposant : l'ex-monde soviétique avec ses quatre générations embrigadées intellectuellement et dont la pensée serait structurée si différemment du monde occidental ? Notre monde occidental n'ayant pas subi de pouvoir très autoritaire "vertical" comme aime à le dire et l'écrire Da Empoli ? Notre monde occidental étant "horizontal", une définition de la démocratie qui parcours le récit.
J'ai lu il y a quelques mois Putzi le pianiste d'Hitler de Thomas Snégaroff dont le récit très documenté sur Putzi et sa relation d'influence auprès d'Hitler. De mémoire, le lien qui unit le confident pianiste (géant physiquement) à Hitler est celui de l'admiration pour Wagner et le désir pour Hitler d'une introduction dans le monde des arts. J'ai presque mieux saisi la dynamique de ce récit que la démonstration "romanesque" de Da Empoli.
Roman totalement inscrit dans l'actualité… bien qu'écrit avant notre "actualité ukrainienne" ? Cette lecture pourrait me donner envie d'aller retrouver quelques auteurs dont Zinoviev (dans ma mémoire il y a longtemps). Je me remémore Kundera et aussi L'Archipel du goulag. Et pourquoi pas citer Kourkov et son Pingouin et ses Abeilles grises dans le mode fiction cynique, mais drôle. Etc.
Juste avant d'écrire mon avis, je viens de lire in extenso la documentation de Voix au chapitre qui accompagne le livre. De ce fait un rajout est indispensable, une troisième lecture, en notant le plaisir important à "relire" de façon illustrée de larges parties du texte en lien avec les illustrations. Ainsi mon avis de lectrice un peu "besogneuse" quant à la démarche sort-elle ibérée des détails historiques et subtilités de stratégies politiques. Ne me reste qu'à affirmer à nouveau le simple et franc plaisir de la lecture en tant que ROMAN donc LITTÉRATURE. Ce que j'avais éprouvé dès la première lecture.
Désir d'aller lire Limonov que j'avais négligé de lire bien qu'appréciant beaucoup la littérature d'Emmanuel Carrère.
Marie-Odile
J'ai relu deux fois le premier chapitre avant de pouvoir passer au suivant. Le texte ne m'a vraiment accrochée qu'à partir de l'entrée en scène de Poutine.
Je trouve que c'est un roman étrange, comme si le roman n'était pas sa forme première. Certes les nombreux portraits intéressants (le grand-père, le père, Ksenia, etc.) donnent au texte une dimension romanesque. Mais, je trouve que de nombreuses pages relèvent du documentaire, fort intéressant, sur la Russie post-communiste, les années Eltsine, l'avènement de Poutine, la question ukrainienne.
Le personnage qui fait lien entre tout ça, Baranov, ne m'a pas semblé crédible dans un premier temps. Je n'ai cru ni à son activité au théâtre, ni à la télévision. Et puis pourquoi ce récit dans le récit ? Pourquoi Baranov n'est-il pas le narrateur premier ? Cela permet seulement parfois une comparaison entre le monde russe et le monde occidental, interpellé en la personne du narrateur n°1. Seul son rôle de metteur en scène soucieux de "beauté" lors des jeux de Sotchi m'a intéressée et peut-être ses réflexions finales prophétiques...
Pour moi, les dialogues qui occupent souvent une grande place pourraient se transformer facilement en une succession de scènes de théâtre.
Le style se veut percutant. Les formules choc, les maximes, les "vérités" assénées, les bons mots, les histoire "drôles" alimentent ce qui ressemble souvent à des monologues de personnages cyniques enfermés dans leurs certitudes et leur définition du pouvoir. J'ai trouvé l'atmosphère pesante, étouffante. J'ai eu envie de sortir du livre.
Plus j'approchais de la sortie, de la fin du roman, plus j'étais séduite cependant par la densité et la virtuosité du texte, soulignant le machiavélisme, la froideur, le cynisme d'un pouvoir implacable qui, pour parvenir à ses fins (asseoir le pouvoir, la domination de la Russie), passe par tous les tours et détours possibles.
La
fin du roman fait froid dans le dos, qui envisage ce que serait un pouvoir dictatorial appuyé sur l'intelligence artificielle. J'ai trouvé un peu facile le dernier chapitre avec l'apparition de l'enfant comme pour dire que tout n'est pas perdu, qu'il y a encore des choses à sauver, après avoir dressé un tableau apocalyptique de l'évolution de l'humanité.
Je n'ai pas assimilé tout le contenu de ce texte extrêmement dense.
J'ouvre aux ¾.

Brigitte T

Dès les premières pages je me suis passionnée pour ce roman, fiction réaliste et historique très proche de notre actualité. Le passé politique de Da Empoli lui a sans aucun doute donné une lecture et une analyse fidèles et documentées du Tsar Poutine avec sa complexité et ses énigmes mais aussi de sa cour dans ces années post-soviétiques et enfin de l'Occident dans ses rapports avec la Russie.
Grâce à Vadim Baranov, personnage romanesque inspiré de Vladislav Sourkov, le mage du Kremlin pendant vingt ans surnommé le Raspoutine de Poutine, j'ai rencontré le Tsar de la race des conquérants, un homme féru de compétition et d'exercice physique dont le visage est une plaque de granit : "Dans une vidéo, tournée en marge d'une rencontre officielle, on le voyait rire, chose très rare en Russie où un simple sourire est considéré comme un signe d'idiotie." Il n'y a rien d'européen dans ce regard, rien de doux. Le Tsar veut rétablir la Grande Russie mais j'ai compris que Poutine et les Russes ne se contentent pas d'avoir des objectifs ils les dépassent et ne sont jamais assouvis : "Le seul trône qui lui donnera la paix sera la mort".
J'ai des frissons d'horreur à l'idée que la lecture m'a fait m'installer sur le canapé comme si j'étais à côté de Poutine ; le Tsar cruel, énigmatique, archange de la mort, chef du contrôle, homme insatiable, commandant imperturbable de sa grande patrie qu'il veut "une" et soumise - il veut restaurer la grande Russie du temps de l'URSS. Cet ex-officier du KGB m'inquiète, m'effraie. En Russie, "tout se passe en général très bien, mais quand les choses vont mal, elles vont vraiment très mal" ; "quand le Tsar parle de politique il ne donne jamais de chiffres : il parle le langage de la vie, de la mort, de l’honneur, de la patrie."
Baranov me fait croiser des oligarques qui ont bien existé. Ces derniers ont fait des fortunes colossales dans les années post-soviétiques mais aujourd'hui Poutine ne leur accorde plus de pouvoir politique et leur demande une obéissance absolue. Sinon ils sont exilés et/ou assassinés.
Inquiétant la lecture de la fin du roman et la réflexion sur les réseaux sociaux et l'IA bien que pas nouvelle comme analyse : "Désormais, où que nous nous trouvions, nous pouvons être identifiés, rappelés à l'ordre, neutralisés si nécessaire. L'individu solitaire, le libre arbitre, la démocratie sont devenus obsolètes". Processus dangereux d'influence sociale qui rend l'individu manipulable, incapable de se faire une opinion par lui-même et qui anéantit la solidarité humaine et donc la solidarité des peuples. Je n'en ai aucune envie pour moi et les générations à suivre mais….
Que dire en refermant ce roman clairvoyant sur le conflit engagé depuis un an par la Russie en Ukraine. Ces deux pays proches mais pour Poutine inséparables : "un seul peuple ! Kiev est la mère de la nation russe"… Russie orpheline mais pas seulement ? Je cite : "Nous reprendrons le contrôle des sources de richesse de notre pays (…) : le gaz, le pétrole, les forêts, les mines, et nous mettrons cette richesse au service des intérêts et de la grandeur du peuple russe".
J'ouvre le livre en entier car passionnant et instructif, il aborde la géopolitique et le jeu de massacre tant physique que psychologique lié au pouvoir exercé par Poutine sur les Occidentaux. Je me dis que s'entendre avec la Russie pour nous Occidentaux est sans doute irréalisable : "La Russie est la machine à cauchemars de l'Occident. (…) Entre un Russe et un Occidental il y a la même différence de mentalité qu'entre un habitant de la Terre et un Martien." Pourquoi une entente impossible ? Ce roman nous donne quelques pistes. Le poids de l'Histoire : la Russie a repoussé avec son lot de cruautés Napoléon, Hitler ; le narrateur nous évoque Staline : "le matériau de Staline est la chair et le sang des hommes, sa toile, une nation immense, son public, tous les habitants de la planète". L'incidence de la culture, les valeurs démocratiques non partagées, la corruption, les enjeux financiers et économiques très divergents notamment liés aux ressources du sous-sol.
J'ai conscience que je suis sans aucun doute trop inculte en géopolitique pour avoir compris toutes les ruses du pouvoir, les enjeux individuels, les dérives, les violences, les méfaits de l'égocentrisme, le pouvoir de l'argent et de la cour qui gravite autour du dirigeant et qui ne s'arrête pas aux frontières russes, les bienfaits de la démocratie. Comme dit le narrateur : "Le pouvoir est comme le soleil et la mort, il ne peut se regarder en face." Face au pouvoir que sont la place du peuple et son avenir ?
Pour conclure je pense que cet ouvrage mériterait de ma part une deuxième lecture.
Soaz
Livre passionnant, qui m'a plongée dans les dessous de l'histoire et du pouvoir russe.
La lecture est aisée.
J'ai occulté la première partie et la fin, je l'ai même oubliée ; j'ouvre en grand parce que le livre m'a emportée.
Il m'a donné envie de rechercher les correspondances historiques des personnages, des lieux, des actes, a ouvert ma curiosité vis-à-vis de la Russie.
Il décortique les manipulations, les diversions, les tourments, les complexités du pouvoir. Il lève le voile sur la situation géopolitique actuelle (relations occidentales, Ukraine, Russie).
Le mage du Kremlin est la main, l'esprit, l'outil qui aide Poutine et lui permet de diriger à souhait son pays, d'arriver à ses fins par n'importe quel moyen.
Quelques phrases ou expressions :
- Le privilège est le contraire de la liberté : une forme d'esclavage.

- Celui qui habite le Kremlin possède le temps, celui qui en franchit le seuil sent sur lui la main du pouvoir sans limites, habitué à broyer les destins des hommes.
- La verticale du pouvoir
- Poutine seul aux commandes
- Il n'y a rien de pire que le virus de la politique
- Les passions font vivre l'homme, la sagesse le fait seulement durer
- La Russie doit devenir un lieu où l'on peut défouler sa rage et rester un fidèle serviteur du Tsar.

Jean
Je ne lis pas beaucoup de romans. Mais celui-ci a de quoi nourrir mes interrogations. C'est un livre descriptif qui relie deux périodes, soviétique et poutinienne.
Et avec ce livre on est dedans, on est maintenant. C'est plus facile de parler de Napoléon, voire de Trump qui me paraît derrière. Je suis dérouté par la flèche du temps qui s'inverse, concernant l'avortement aux Usa ou la Guerre de 14 qui revient chez nous.
Ce livre bouscule des choses qu'on n'avait même plus à penser. Il pose bien les conditions d'accès de Poutine au pouvoir et de ceux qui y adhèrent, soit une partie importante de la population. Cela me renvoie à ma propre mythologie.
Poutine n'a pas d'empathie mais il sent bien les gens. Ce n'est pas à Sechine mais à Baranov qu'il passe la main, car il a un recul cynique. Il est dans une pièce de théâtre et il attribue les rôles. C'est intéressant de se demander quelle pièce de théâtre se joue dans sa propre société.
Ceux qui ont le pouvoir s'appuient sur des mythes, car "la politique a un seul but : répondre aux terreurs de l'homme.". Ainsi, "quand le Tsar parle de politique il ne donne jamais de chiffres : il parle le langage de la vie, de la mort, de l'honneur, de la patrie." Les Russes adhèrent à Poutine par fierté de tenir tête - et en cela il répond à des besoins humains - tout comme des Arabes se sont réjouis quand Saddam Hussein a envahi l'Irak : "chaque peuple doit croire que ce n'est qu'en lui que réside le salut du monde, qu'il vit pour se tenir à la tête des autres nations !"
C'est intéressant de comprendre comment dans la tête de Poutine l'irrationnel est présenté comme rationnel, par exemple : "La première règle du pouvoir est de persévérer dans les erreurs" Pourquoi ? Car "tout ce qui fait croire à la force l'augmente véritablement." De même, Staline est montré dans le livre populaire, non pas "malgré les massacres" mais "à cause des massacres". Et aujourd'hui encore la mise à mort d'un oligarque réjouit.
Il y a du grain à moudre dans ce livre pour considérer ce qu'on vit. Ce n'est pas un bouquin génial, mais il m'a permis de gamberger.
Chantal
J'ai beaucoup aimé ce livre, après avoir lu les deux petites lignes du début : les faits et les personnages sont réels, les dialogues et les vies privées sont de l'auteur.
Le livre m'a plu, j'aime chercher dans une histoire les arcanes menant à l'histoire, notre histoire, ici et maintenant. Là, on est servis...
Grande littérature peut-être pas, mais l'écriture est fluide, belle, la lecture est aisée.
La construction du livre est habile. Contrairement à plusieurs d'entre vous, j'ai aimé la façon d'amener les personnages du tsar et du mage à travers ce jeune homme amoureux de Moscou qui veut découvrir où est passé ce mage, Baranov (inspiré de Sourkov), ce jeune homme et le mage qui utilisent les réseaux sociaux (notre époque), pour faire référence à Zamiatine, auteur d'une dystopie au début du 20e siècle qui a inspiré Georges Orwell… : son imagination rejoint NOTRE réalité ! Je suis ravie de cette découverte.
Ce début, partie roman, m'a plu. La fin que vous avez trouvée nulle, cucul, oui certes... mais je ne m'y suis pas arrêtée. Après tout l'auteur n'est pas (encore ?) romancier...
L'important pour moi, c'est l'habileté de l'auteur, à travers la narration brillante du mage, pour tracer les itinéraires entrecroisés des deux personnages : le tsar "pêché" par les oligarques dans les bureaux du FSB qui en 20 ans est devenu la hantise de notre monde. Et le mage qui passe en ces mêmes 20 ans de la muse noire du tsar au rôle de metteur en scène talentueux des projets fous du tsar qui a éliminé tous les oligarques qui l'avaient mis en place. Théâtre classique...
L'auteur utilise adroitement les événements, les faits réels, pour nous faire comprendre, comprendre le cheminement du raisonnement du tsar : utiliser le chaos, la terreur qui s'ensuit pour devenir "maître" des événements et du monde.
Venger, venger la Grande Russie, Russie raillée, humiliée, pendant toute la période des années Eltsine. Et, dans cette détermination sans faille, il est suivi par une grande partie du peuple. Les autres, qui voudraient s'opposer, sont bâillonnés.
Et là, l'auteur infuse inévitablement dans notre esprit, l'inquiétude, la peur... Il ne cédera jamais ! Et sa scène de théâtre risque, dans sa folie très "logique" de continuer…
Le mage lui, revient "à la raison", à l'humanité. Il vient du théâtre, pendant 20 ans il est resté dans le théâtre, celui de la réalité du pouvoir "vertical"… Maintenant il va vivre… oui… un peu facile… Mais avec ce que l'auteur vient d'assener à son lecteur... ça fait du bien….
J'oublie le chapitre des robots, drones, intelligence artificielle, Da Empoli nous ramène à Zamiatine, habile : lecteur, voici le pouvoir, l'ultime pouvoir, absolu, celui qui se mettra inévitablement en place... Terrible !
"Nous aurons été la parenthèse qui a rendu possible la descente de Dieu dans le monde (…) gigantesque organisme artificiel, créé par l'homme (…) pour réaliser la prophétie d'un temps sans péché et sans douleur." Inch Allah ...
Je pensais ouvrir ¾ ... mais finalement après notre discussion... : en entier !
Bien sûr, le sujet du livre, oui mais le livre, tel que conçu par l'auteur, nous oblige, même si on n'en a pas trop envie, à REGARDER. Et ça, bravo Monsieur Da Empoli !


Les cotes d'amour du nouveau groupe
réuni chez Anne-Marie le 10 février 2023

Anne-MarieChristineDavidFrançoise HKatherine
AnneClaire 
Monique MRomain
EntreetAudrey
FrançoisNathalie B

Jean-PaulValérie
Margot

Audrey entreet
J'y ai vu deux pôles, celui du personnage Baranov et celui du pouvoir politique russe. Baranov incarne deux choses différentes ; il est utilisé de manière narrative pour favoriser une forme d'identification avec le lecteur puisque d'emblée on sait que s'il a été proche du Tsar, il s'en est libéré, présenté comme quelqu'un qui sait se libérer de ses chaînes, un homme cultivé, qui aime lire, proche de l'Occident, un père, un amoureux. La structure narrative est un peu lourdingue. La fin de l'histoire n'est pas très recherchée. Mais cette structure narrative permet à Baranov de pointer son visiteur, auquel on s'identifie aussi, comme l'Occidental. Le lecteur se sent ainsi désigné destinataire, visé par la menace, la vengeance… On suit le parcours de ce Baranov, le double de quelqu'un qui existe vraiment, qui œuvre comme le grand metteur en scène de la montée du pouvoir de Poutine. Il va orchestrer la manipulation, la destruction jusqu'au chaos. Il affirme à la fin que la littérature, comme La Bruyère qu'il cite, de faire bien ces choses avec une distance. Je n'ai jamais senti ce personnage douter, se remettre en cause tout au long de cette ascension.
Face à ce personnage, il y a la présentation de la politique et économie russes qui s'impose d'emblée comme hyperviolente et comme une grande mise en scène. "La vie est une comédie, il faut la jouer sérieusement." Les procès staliniens sont d'ailleurs présentés comme des mises en scène parfaites. Même chose pour la prise du pouvoir de Poutine. D'ailleurs il serait avéré que les attentats du début de sa prise de pouvoir avaient été orchestrés par Poutine. Baranov affirme que le peuple a besoin d'un chef, d'un sauveur vertical qui répondent aux besoins du peuple, à la nature du peuple qui réclamerait la puissance à l'extérieur et l'ordre à l'intérieur. Et donc on met à mort tous ceux qui peuvent déranger. Il dit que le dirigeant doit avoir le pouvoir et l'argent mais que l'argent sans le pouvoir n'est rien. Cela se termine par l'idée qu'il serait la transition vers l'homme-machine. La question de l'avenir est posée.
Je ne trouve pas que c'est un très grand livre. Cela m'intéresse, mais la forme n'est pas intéressante. Ceci étant, j'ai été emportée, j'ai eu du plaisir à le lire.
Valérie

Ce qui m'a énormément gênée, c'est que c'est un Italien qui parle au nom des Russes. J'ai trouvé cela abominable. Je suis allée souvent à Moscou, j'ai beaucoup d'amis russes dont l'un d'ailleurs m'a dit "tu n'es pas russe, tu ne peux pas nous comprendre". Cet auteur s'approprie une pensée qu'il ne connaît pas.
Le livre se lit très facilement. J'ai beaucoup aimé le début. J'avais l'impression d'être dans la chambre de Tolstoï, dans les récits de Tourgueniev ; j'ai beaucoup aimé ce décorum. Ensuite quand Baranov raconte son histoire, ce qui m'a beaucoup gênée, c'est que cet homme, qui dit avoir travaillé avec Poutine et fait tout ce qu'il a fait, ne porte la responsabilité d'aucun de ses actes. Le bonhomme a pourtant les mains sales. On écoute cet homme qui nous raconte sa vie, on se dit que c'est un gentil, on le fait passer pour un étudiant un peu naïf qui va devenir producteur de cinéma… Quand on sait ce qu'il a fait, j'ai trouvé cela assez épouvantable. Ce qui m'a ulcérée, c'est la fin quand il fait des considérations sur les robots. Et en plus il va voir grandir sa fille, heureusement qu'elle est là… Pour tous les Russes que je connais, avec tout ce qu'ils ont vécu, j'ai été outrée. Il a une belle plume, très journalistique. J'ai trouvé intéressant le rappel de tous les évènements qui se sont passés en Russie. Mais le fait qu'on englobe tous les Russes dans ce qui s'est passé est insupportable. Je suis d'accord avec une chose qu'il écrit p. 49 "Seule compte la proximité avec le pouvoir". Je l'ai ressenti en Russie. Mon ressenti est lié avec mon parcours en Russie. J'ai trouvé ce roman assez immoral, surtout ce personnage qui pendant 20 ans profite et travaille avec Poutine sans état d'âme.
Romain

C'est une méditation du pouvoir qui m'a beaucoup intéressée. Nombre de ses petites phrases m'ont parlé, car moi-même j'ai eu beaucoup de pouvoir très jeune. J'ai eu l'impression que ce personnage était ivre de ce pouvoir et en fait cela l'a rendu cynique, cela l'a beaucoup ennuyé ; il s'est rendu compte que le pouvoir est beaucoup de choses, mais à la fin il n'y avait plus rien sauf sa fille et il va pouvoir trouver l'essentiel à l'échelle d'un foyer.
Je passe sur la plume qui est journalistique. Je laisse de côté l'intrigue, quoique j'ai trouvé intéressant que ce soit un Occidental qui l'interroge et que cela fasse une sorte de dialogue avec énormément de critiques sur le modèle occidental ; il nous présente une critique du capitalisme. On retrouve une société où le pouvoir domine l'argent et c'est rare. J'ai beaucoup apprécié cela.
Je ne connais pas du tout la société russe. J'ai pris un malin plaisir à suivre Poutine dans son accession au pouvoir, à en savoir davantage sur un dictateur. C'est quelqu'un qui donne tout au pouvoir et à la fin il ne reste rien. Les personnages secondaires restent très secondaires, telle celle qui va devenir sa femme, très stéréotypée… La narration est basique. Mais je me suis identifié au premier narrateur qui devient celui qui écoute les leçons sur ce que nous sommes. Il fait référence au Roi-Soleil, à Staline. J'ai beaucoup appris sur la société russe, que les gens ne sourient pas… C'est intéressant de voir une société qui vit sous un autre régime que celui de l'argent. Ce qui est terrible, c'est que lui qui pratique le pouvoir, il en est lassé, il en est presque ennuyé. Il n'y a finalement pas trouvé son compte ; il revient à l'art, il se remet à écrire… Justement parce que c'était immoral, j'ai eu plaisir à le lire. Et la réflexion sur le pouvoir d'un dictateur nous parle individuellement, ce que je trouve fascinant.
Anne-Marie

J'ai trouvé que c'était un livre plaisant et je l'ai pris comme un exercice de journaliste extrêmement bien documenté. Il est italien mais il parle de la Russie comme s'il y était. Tout ce qu'il écrit est vraisemblable, pertinent et en même temps, c'est un peu cliché quand même. J'ai trouvé super la présentation qu'il fait de Poutine avant son accession au pouvoir, l'homme qui ne veut pas sortir de l'ombre. C'est le cheminement et la mécanique du pouvoir qui sont intéressants ; on se croirait dans un roman policier. Je trouve que c'est très bien foutu et qu'il ne faut pas le prendre au sérieux. C'est un exercice littéraire de journaliste brillant et en même temps cela nous apprend plein de choses sur le pouvoir en soi. J'ai adoré l'histoire sur le maintien du pouvoir. Il faut toujours que les gens aient peur et ne sachent jamais sur quel pied danser avec le chef car c'est la peur qui maintient le pouvoir. Si on est en sécurité dans son poste, on se relâche. Staline a fait cela très bien et Poutine reproduit cela. Et le héros illustre cela et sait qu'il lui faut partir avant qu'on ne le pousse de manière brutale. La fin n'est pas terrible, mais j'ouvre en grand car c'est un bouquin qui a bien rempli son rôle. C'est très divertissant et en même temps cela te donne à réfléchir sur le pouvoir.
Christine

C'est un livre qui m'a passionnée. Au début j'ai eu du mal. Entre la recherche du narrateur sur un auteur et le fait qu'il se retrouve dans cette Mercédès avec des gorilles, il n'y a aucune transition ; on ne sait pas où il va. Mais j'ai rapidement oublié ce bémol. La fin en revanche n'est pas du tout au niveau du centre du livre. Baranov divague sur cette société internet.

Romain
Il parle de Zamiatine qui a écrit un roman d'anticipation.

Christine
J'ai trouvé que cela venait comme un cheveu sur la soupe et puis, effectivement, l'histoire avec sa fille, je n'ai pas compris.

Anne-Marie
L'auteur ne savait peut-être pas comment finir !

Anne
Non, je ne pense pas.

Christine
Ce qui m'a très intéressée, c'est comment un pouvoir absolu peut s'établir pas à pas. Au départ, Poutine a été choisi sur des critères objectifs pour remplacer Eltsine, qui était une catastrophe. Il y a ce conseiller qui émerge et pour lui c'est un jeu, un défi à relever. Je ne suis pas d'accord avec ce qui a été dit sur le fait qu'il s'en irait à la fin parce qu'il a peur ; j'ai plutôt eu l'impression qu'il s'en allait parce que, certes, il sait que son temps est terminé, mais aussi parce qu'il n'y a plus de challenge à relever et donc cela ne l'intéresse plus. Ce qui m'a passionnée, c'est de partir des explosions des immeubles avant la première élection de Poutine, puis voir comment tout est mis en scène pour montrer que la Russie est puissante et ne s'écrase pas devant les Occidentaux et relève les vexations. Da Empoli ne connaît pas particulièrement la Russie, mais il a été conseiller, il connaît les arcanes du pouvoir et c'est pour cela qu'il a pu écrire un tel livre où il démontre les mécanismes du pouvoir, comment ils se mettent en place. Je l'ai lu comme un roman policier. Et tout est vrai.

Valérie
C'est quand même un mélange de vrais personnages, de vrais événements et de la fiction. Il y a des gens que cela a gênés.
François
Je suis d'accord avec toi, Christine. Ce personnage fait une critique du pouvoir de l'intérieur. Il est constamment critique. Il a des phrases étonnantes sur la manière d'exercer le pouvoir, comment il voit Poutine. Il tombe pile avec l'actualité. C'est caustique, au laser. Il décrit Baranov comme ne partageant pas du tout le point de vue de Poutine sur l'Ukraine, par exemple. Il y a un côté théâtral dans ce bouquin qui est permanent. Le pouvoir est un théâtre et je trouve cette vision intéressante. Les personnages déteignent tous un peu les uns sur les autres. Il y a un côté Dostoïevski qui dans Le Joueur fait une comparaison entre les Russes qui jouent le tout pour le tout et les Occidentaux vus comme des gagne-petits. Les représentations énoncées par Baranov sont des clichés. C'est vraiment la Russie telle qu'on l'imagine. Il y a Poutine qui est fasciné par tous ces oligarques et en même temps il les utilise, les condamne, alors que lui est un petit fonctionnaire au départ. Dans ce livre, on sent bien cela.
D'un point de vue narratif, c'est roman bien ficelé, mais il a une écriture très journalistique, un peu sociologique. C'est pas très inspiré, contrairement à La Fin de l'homme rouge que nous avons lu. Ceci étant, j'ai trouvé qu'il y avait des phrases extraordinaires, comme par exemple "Le destin des russes est gouvernés par des descendants d'Ivan le terrible". On voit aussi que le culte de Staline survit à tout. L'auteur le montre bien. Ce que je n'ai pas du tout aimé, c'est la fin, cette sorte de réflexion sur le pouvoir des machines, c'est vraiment du cliché. La phrase qui résume bien ce bouquin, c'est "il n'y a rien de plus sage que de miser sur la folie des hommes." C'est un livre qui est intéressant, qui n'est pas ennuyeux. L'auteur qui a été proche du pouvoir lui-même sait de quoi il parle. Mais ce n'est quand même pas un grand livre.

Christine
Je ne pense pas que ce soit un grand livre, mais c'est un livre d'actualité et qui passionne parce que c'est dans l'air du temps avec ce qui se passe actuellement. Mais le Prix de l'Académie française est quand même étonnant.
Nathalie B
Ce n'est pas la première fois que l'Académie française attribue un prix à des livres qui à mon sens ne sont pas très bien écrits pour de la littérature française. Le style est assez ordinaire. Les phrases sont courtes, type sujet-verbe-complément. C'est une écriture journalistique sans grande envergure. Ce n'est pas pour moi du très grand journalisme de surcroît. Il n'y a pas une richesse de vocabulaire particulière. La composition du livre est assez simpliste et somme toute plutôt bancale. Le roman se lit effectivement très facilement. Pour moi, c'est truffé des clichés que nous, Occidentaux, ou tout au moins Français, nous faisons des Russes, ce que je trouve très agaçant et même assez indigne dans le temps qui est justement le nôtre.
Sinon sur les faits proprement dits, il connaît son sujet, mais personnellement, je n'ai pas eu de surprises. Tout ce qu'il écrit, je le savais ou l'avais su par les médias français. Donc, je n'ai rien appris. Ni même sur les mécanismes du pouvoir, sans doute du fait de certaines autres de mes lectures et ma propre vie. J'ai retrouvé dans ce roman l'ambiance rencontrée à Saint-Pétersbourg dans les années 90, notamment sur l'argent qui coulait à flot pour certains qu'on voyait venir à la banque avec des mallettes entières de dollars et pour certains, notamment les fonctionnaires qui, eux, ne pouvaient pas plus voyager que par le passé, mais cette fois, pour des raisons financières et avec des parents qui avaient travaillé toute leur vie et qui devaient dépendre de leurs enfants car les retraites n'étaient plus assurées.
Je suis plus indulgente que vous sur le dernier chapitre dans lequel il parle d'un pouvoir qui n'aurait plus besoin de s'appuyer sur "la collaboration humaine" pour le conserver, car il y a toujours un risque que les humains se retournent contre le dictateur ("ils tournèrent leur carabine, Potemkine"), mais dont la sécurité serait assurée par des machines (drones, capteurs…). Il ouvre sur un danger réel qui est quand même déjà un présent. Et il fait ainsi le lien avec Nous de Zamiatine. On aurait aimé que le narrateur du début et de la fin, censé représenter l'Occident, argumente contre ce Baranov, qui se présente comme un sage entouré de ses livres et aimant sa femme et sa fille, se permettant de critiquer le pouvoir comme s'il n'en était pas un des acteurs avec des morts sur la conscience. C'est pour le moins cynique. Un livre facile à lire, sans révélation et sans complexité, irritant. Je l'ouvre à moitié.

Valérie
En t'écoutant, je pense à La fête au Bouc de Vargas Llosa, nettement supérieur à ce roman, qui parle de la dictature et des coulisses du pouvoir. (Plusieurs opinent.)
Anne
Pour moi, c'est une fiction qui se passe au pays de la Russie. Je trouve que c'est très ludique d'avoir pris de vrais personnages et d'en faire un théâtre à sa manière à lui. La fiction de ce personnage m'a pas mal intéressée.
Je vais commencer par la fin parce que je me suis demandé comme vous ce que venaient faire là ces robots. J'ai pensé à Pottsville que nous avons lu où, à la suite d'un enchaînement infernal, le personnage devient meurtrier et délire sur le cul des chiens à la fin. Comme Lady Macbeth et Macbeth qui délirent à la fin. Il y a des meurtres qui vous font délirer.
Tous ces hommes très forts sont des hommes très fragiles, mais qui se défendent tellement de leur fragilité qu'ils deviennent des monstres de force. J'ai trouvé que Baranov était dans la banalité du mal. Après avoir perdu cette femme qu'il adore, qu'est-ce qu'il lui reste ? Il lui faudra rencontrer un deuxième double car il lui faut toujours s'appuyer sur des doubles forts. C'est un homme en quête d'identité. Il va lui falloir la béquille d'un homme qui a besoin lui-même de s'appuyer. J'ai ressenti à quel point la vie est un chemin de croix, pour nous tous et pour ceux-là également. Si on n'a pas le pouvoir, c'est compliqué ; si on l'a, on est obligé d'avancer de plus en plus loin. Ils sont embringués dans des systèmes manipulateurs pour arriver à se maintenir au pouvoir. C'est très manichéen avec les Russes forts d'un côté, les faibles Européens de l'autre. Il a du mépris face à l'Occident. Cela renvoie, par rapport au délire de la fin avec les robots, au monothéisme. Il y a le pouvoir dans la verticalité, un homme unique devient un super oligarque, mais seul. Peut-être que le pouvoir ne peut être que vertical.

Nathalie
Le pouvoir peut se partager sans problème. Il n'y a pas que cette conception du pouvoir.

Anne-Marie
J'ai l'impression que tu enrichis un peu trop les personnages d'un caractère qu'ils n'ont pas.

François
Il a été conseiller. On entre à l'intérieur du pouvoir par l'intermédiaire de ce personnage. On n'a pas toujours l'impression qu'il est d'accord avec ce qui se passe.

Anne-Marie
Sur la fin, il se crée une sorte de fiction de bonheur avec sa fille pour masquer son échec et sa dépression.

Anne
Elle n'est pas inintéressante cette fin. Pour moi un livre, ce sont les protagonistes avant tout. La structure littéraire n'est effectivement pas très passionnante, assez linéaire. Mais j'ai eu un certain attachement assez horrifié avec ce personnage parce qu'il a l'air très sympathique en fin de compte. Il crée des horreurs, il n'est pas d'accord avec la question de l'Ukraine mais il fait tout ce qu'il faut… il est un homme second. Il y a un moment très romanesque quand il va pour la dernière fois en Suède car il est interdit d'États-Unis et d'Europe. Sa femme, assez fine dans sa relation avec lui, comprend qu'il lui faut un choc électrique et l'entraîne au loin dans la mer glacée. Il y a une tension dans son relationnel avec cette femme dont on sent qu'elle l'aime.

Monique
C'est quand même pas très réaliste.

Anne
Cela ne fait rien. C'est de la fiction. (Rires)
Monique
Le livre est d'autant plus captivant qu'il est d'une actualité brûlante. Qui ne s'interroge pas sur ce qui se passe dans la tête de Poutine ? Le récit de Baranov commence comme un conte : "Mon grand-père était un formidable chasseur". Et on est pris. Car ce roman donne des éclairages sur le pouvoir, des rappels de l'Histoire russe des années 90 à nos jours, même si c'est une fiction en partie. Ce roman est fort bien mené et écrit, avec sa part de mystère, de romance, d'intrigues, de personnages ambigus, d'opposants, de courtisans, d'espions, d'oligarques de tout poil, bref tout ce qu'il faut pour accrocher et séduire le lecteur. G. Da Empoli sait admirablement décrire les atmosphères, sa chambre moscovite, dernier étage d'un immeuble bourgeois des années cinquante : "À la fenêtre, les lueurs orangées de la ville étaient amorties par les coups de fouet d'une chute de neige nerveuse. Dans l'appartement régnait le climat d'improvisation (…) La voix de Marlene Dietrich donnait une touche décadente à l'atmosphère, renforçant le sentiment d'étrangeté qui constituait à cette époque la source principale de mes plaisirs.". Ou encore le trajet en Mercedes noire, les deux cerbères robustes et peu bavards qui l'accompagnent, la forêt noire et hostile, la demeure cossue style Guerre et Paix de Baranov, l'immense bibliothèque de livres français héritée de son grand-père… L'hôtel particulier d'Anastasia Tchekhova décoré style des années folles où l'on se serait attendu à voir apparaître Zelda Fitzgerald ou Kiki de Montparnasse et où les hommes d'affaires garantissaient la substance et les aristocrates la décoration.
Le style est brillant, imagé, l'auteur a le sens de la formule : "Puis arrive Gorbatchev, avec son verre de lait ! (…) En Russie. Vous vous rendez compte ? Après on s'étonne que tout soit parti en vrille." ou "Tu vois Stepachine guider nos troupes dans le Caucase ? Ce serait comme mettre une kalachnikov entre les mains d'une oie domestique" (p. 91), les idées erronées que les Occidentaux se font du peuple russe, par exemple la valeur de l'argent : "Les Russes jouent avec l’argent. Ils le jettent en l’air comme des confettis. (...) Seul le privilège compte en Russie, la proximité du pouvoir." Ou encore, après le passage de Gorbatchev et Eltsine, "la grande majorité des Russes s'étaient réveillés dans un monde qu'ils ne connaissaient pas (…) Ils avaient grandi dans une patrie et se retrouvaient soudain dans un supermarché."
C'est plein d'anecdotes : la vertushka qui permet de communiquer directement avec tous les pontes du régime ; la kremliovka, panier de victuailles quotidien réservé aux membres du Comité central du Parti… ; la frayeur de la chancelière Merkel face au labrador Koni de Poutine ; le fou rire de Clinton auprès d'un Eltsine incohérent et ivre en conférence de presse et l'humiliation des Russes qui regardent ça devant leurs téléviseurs. Toutes sortes de personnages liés à l'histoire de la Russie sont évoqués dont Poutine à son tout début, petit fonctionnaire blond pâle, aux traits décolorés, portant un costume acrylique beige, arborant une mine d'employé veinée d'une imperceptible pointe de sarcasme… Et surtout les années 90, l'effervescence liée au vent de liberté, la vie d'affaires, les Mercedes blindées des oligarques, les fêtes privées, les invitations surprises à Courchevel, l'accumulation brutale de richesses, bijoux luxueux, montres Cartier… "On pouvait tout se permettre hormis la monotonie". L'ORT privatisé est confié au milliardaire Boris Berezovsky, les reality-shows remplacent le théâtre ; la maison Logovaz de Berezovsky, vieux palais sur la Novokouznetskaïa : "Vous pouviez y passer à toute heure du jour et être sûr d'y trouver un bon cigare et un entrepreneur biélorusse ou un général kazakh avec lequel refaire le monde." (description du lieu p. 80). À Poutine de prendre les rênes du pouvoir et de redresser tout ça ! Août 99, il est nommé premier ministre. Le pouvoir vertical se met en place avec son lot de cynisme, de meurtres et de tyrannie. Explosion de deux immeubles à Moscou engloutissant des dizaines de familles : attentats tchéchènes ou bombes placées par les amis de Poutine ? Bombarder l'aéroport de Grozny ? "Nous frapperons les terroristes où qu'ils se cachent (...) s'ils sont aux chiottes (...) nous irons les tuer jusque dans les cabinets." Ce jour-là Poutine est devenu tsar à part entière dit le narrateur. D'autres faits sont évoqués : le naufrage du sous-marin russe en mer Noire, les jeux olympiques fastueux à la gloire de Poutine, les préparatifs puis la guerre en Ukraine. C'est un roman, formidablement écrit et documenté. Le chercheur en sciences russes Antoine Nicolle en dénonce les clichés dans une page du Monde ; je n'ai pas non plus appris grand-chose, mais c'est si agréable à lire que j'ai beaucoup aimé.
Jean-Paul

J'ai été déçu par ce livre car j'attendais autre chose. Je m'attendais à pénétrer le cœur du pouvoir russe et en réalité, c'est plein de clichés. On parle de la grandeur de la Russie, que la Russie est punie par l'Occident, des anecdotes comme celle concernant Merkel et le chien de Poutine, mais on connaît déjà. Qu'est-ce qui est dit sur la Tchétchénie, sur ce qui se passe en Ukraine ? Tout est survolé.
Et ce personnage qui traverse le roman, on dirait que c'est un spectateur. Il se prétend le mage et se raconte comme un spectateur de ce qui se passe. Il n'émet aucune critique. Vous le présentez comme un personnage "bon", moi je trouve très sordide. Il admet tout ce qui est fait. Il exécute. C'est un exécutant, pas un mage. Il s'en va parce qu'on lui retire son pouvoir. Jamais il ne condamne Poutine, ni même Staline. C'est un roman décevant. Son écriture n'est pas terrible.

Christine
Mais peut-il s'autoriser à critiquer alors qu'il continue à vivre en Russie ?

Jean-Paul
C'est un roman ! On est en train de confondre la fiction et la réalité. Il quitte la scène comme s'il avait accompli son devoir et qu'il n'avait rien à se reprocher.

François
Ce roman est plutôt une métaphore sur le pouvoir.

Jean-Paul
C'est un peu creux. Il n'a pas de profondeur. Un roman mal ficelé et un peu décousu.
Françoise H
J'ai pris beaucoup de plaisir à le lire. Je l'ai lu en une nuit et je n'arrivais pas à me décoller du livre. Mais qu'est-ce qu'il en reste ? En réalité pas grand-chose.
Je pense qu'on est bien informés sur la Russie. On pense qu'on va lire des choses qu'on ne sait pas encore, mais en même temps, c'est pas une enquête très sérieuse. Visiblement l'auteur ne connaît pas très bien la Russie. On est un peu victime de nos propres attentes.
Il y a une chose qui m'a gênée, c'est le comparatif que j'ai fait avec Saint-Simon quand il écrit sur Louis XIV. Il y a une grande intelligence dans l'approche des personnages, alors que sur ce roman, je ne trouve pas que ce soit très intelligent. Saint-Simon a une acuité psychologique très fine. Le mage du Kremlin est une réflexion sur le pouvoir tel qu'on l'imagine qu'il est. Où est la vérité, comment distinguer le vrai du faux, je ne sais pas…

François
C'est pour ça qu'on a parlé de polar.

Françoise
Le livre se donne à lire comme une enquête au cœur du pouvoir. On a tendance à beaucoup diaboliser le pouvoir en Russie, mais finalement la même histoire serait racontée quand Clinton était au pouvoir, je pense que ce ne serait pas plus reluisant. On est pris dans le feu de l'actualité. On est très réactif à ce qu'on lit dans ce contexte. Mais je l'ouvre en grand car j'ai pris beaucoup de plaisir à le lire.
Margot (avis transmis)
Il est intéressant de regarder la définition de "mage" (CTNRL) :
- VIIe av. JC, membres d'une caste avec des attribution dans le culte d'Ormuzd (zoroastrisme) : nous voici dans un cercle très fermé et sectaire.
- Les rois mages, guidés par une étoile pour venir adorer JC : nous voici dans le religieux et le divin.
- Personne spécialisée dans les sciences occultes, la magie et la prédiction de l'avenir : nous voici dans les pouvoirs occultes, interdits et au-dessus de ceux de Dieu.
- Personne qui entre avec l'univers dans un rapport de sympathie directe, un poète : et nous voici dans l'univers d'un lettré qui sait ouvrir les portes des mondes invisibles.
Toutes facettes par ailleurs déclinées dans ce livre.
Tout dans ce livre, parfaitement maîtrisé y compris une écriture irréprochable, arrive fort à propos.
- Un livre sur V. Poutine est publié peu après le démarrage de l'offensive russe en Ukraine, au moment où les paquets de journalistes et des intellectuels, en tête des hit-parades de L'Express et du Point, s'interrogent toute la sainte journée : mais que diable VP a-t-il dans la tête (au lieu de mais que diable a-t-il en tête ? ). Une question d'actualité donc.
- Un livre centré sur LE personnage politique international du moment qui fait et défait les vies et rebat les cartes pour le monde entier : celles des Ukrainiens, celles des oligarques grassement enrichis. Les voilà treize à la douzaine, en Espagne et le Sud de la France, tout à coup retrouvés étranglés, pendus après avoir tué à bout portant toute leur petite famille dans les villas de luxe. Celles des Européens qu'il menace de faire mourir de froid, celles des Africains qu'il menace de faire mourir de faim, et enfin celles des financiers internationaux qui, grâce aux céréales, vont engranger des dividendes sans précédent.
Un roman d'une actualité brûlante donc, très opportun pour ne pas dire opportuniste.
Le contexte s'inscrit au cœur du texte :
- Avec un personnage central "Le Tsar" autour duquel tout tourne, le plus souvent hors de sa présence, et qui agit le monde. En somme une personnalisation du sujet posé au début du livre : "mais qu'est-ce que le pouvoir ?"
- Avec un récit qui, à la manière de ce que Christian Salmon a cru un jour inventer avec Storytelling, se construit sur une histoire singulière - un personnage central, un sujet -, afin que chacun puisse s'identifier ou dont il puisse se saisir.
À partir de là, tout le roman se décline selon les usages aristotéliciens, vénérés en France :
- S'enraciner dans le réel de ce qui sera un dialogue : le témoin fait du récit une sorte de confession. À partir de là, le lecteur a la sensation de pénétrer le premier cercle tant désiré.
- Avec ce qu'il faut de brume dans le pays du froid, de confusions et d'incertitudes, qui va camper le personnage : un insaisissable qui apparaît et disparaît à sa guise, qui piste lui-même le narrateur anonyme.
- Remonter le cours de l'histoire : ah oui ! nous allons voyager dans la grande Russie, chouette, et on ne lésinera pas sur les images d'Épinal, on enfilera même les perles. Au poil, conforme à ma carte postale intérieure, un peu dépaysée ou mais pas trop. Un exemple : un pays de rustres très gentils, sauf quand ils ne le sont plus et alors ils deviennent très méchants. On s'arrêtera vite d'imaginer le pire mais on garde le petit frisson si bon...
Par exemple : p. 26 en Russie, "tout se passe en général très bien mais quand les choses vont mal elles vont vraiment très mal"... Parce que ce n'est pas le cas ailleurs ? (Au hasard, en Iran à la chute du Shah ? En Irak lors de la chute de Saddam ? En France lors de 93 ? En Chine lors de la IIe révolution culturelle ?)
Ni le narrateur ni l'auteur, ni le "je" anonyme n'ont peur d'enfoncer des portes ouvertes aussi monumentales.
- La grande histoire qui se glisse dans la petite : des Tsars (assassinés), aux bolchevicks jusqu'à Gorba réduit à sa bouteille de lait et enfin jusqu'au nouveau Tsar, l'actuel, ah bon ! La Russie d'aujourd'hui est un régime impérial ? J'ignorai... Et la grande histoire va se glisser dans la petite histoire. La petite histoire, mais tout de même portée par le conseiller occulte, du côté des vainqueurs donc, ceux qui justement écrivent l'histoire selon Walter Benjamin.
- Et voici la filiation historique jumelée avec la filiation généalogique des éminences grises : le grand père, Russe blanc qui échappe au massacre des bolchevick en 17/20 (mais bien sûr ! grâce à la marmotte bleue qui met le chocolat dans le papier...), le père qui dirige l'Académie des arts et des lettres, soumis en diable, mais qui a accès à la culture interdite, et enfin le fils, au cœur du premier cercle de celui dont on cherche désespérément à savoir ce qu'il a dans la tête...
Percer la tête comme on percerait la coquille du pouvoir comme s'il devait y avoir quelque chose à l'intérieur... et qu'on ne savait pas depuis Sun Tsu que la coquille est VIDE (c'est aussi avancer avec cynisme ici : il suffirait de ne rien faire... ce qui est à peine faux).
Mais mais mais mais... on veut rêver... (voir suite=> ici)
Katherine (avis transmis)
J'avais hâte de découvrir cette œuvre dont j'avais beaucoup entendu parler par la presse, des amis, des collègues. L'auteur, utilisant le cadre (peu original) du vieil homme racontant l'histoire de sa vie au coin du feu, déroule l'évolution d'un homme, Vadim Baranov, qui deviendra le principal conseiller politique de Vladimir Poutine pendant plus de 20 ans. J'ai été fascinée par la description que fait Baranov (personnage librement inspiré de Vladislav Sourkov, réel conseiller de Poutine) de la chute de l'URSS, des changements de mentalité qui se sont opérés dans les années qui ont suivi et de la vitesse fulgurante avec laquelle le pays est passé d'un extrême du spectre socio-politique à l'autre. Il décrit avec justesse la volonté de certains de rattraper l'Occident, de bénéficier de toutes ses opportunités et de mettre derrière eux l'ennui et les années grises du communisme. Par opposition, d'autres se sentent perdus et ne trouvent ni sens ni salut dans ce nouveau mode de vie hédoniste et versé à l'excès dans la consommation. C'est la brutalité de ce virage qui achèvera en quelques années de déstabiliser la société russe et de la rendre sensible aux sujets de l'ordre, de la sécurité et plus largement à la "voix du commandement" de Poutine.
"The rest is history" comme on dit. La Russie bascule tranquillement dans un régime de plus en plus liberticide, autoritaire et guerrier. Baranov y raconte les dessous politiques de l'accident du sous-marin Koursk, de la guerre en Tchétchénie, des visites étatiques du Tsar, de l'organisation des jeux de Sotchi… Autant d'événements qui nous permettent de mieux saisir la fierté, l'intransigeance et la violence paranoïaque de Vladimir Poutine et de mieux comprendre, avec un frisson dans le dos, comment ont été dessinés les événements de cette époque. Le ton est souvent provocant et les nuances rarement présentes, comme c'est généralement le cas dans l'arène politique. Je pardonne la fin dégoulinante du "papa qui a trouvé le sens de la vie dans les yeux de sa fille de 5 ans". Hormis ces quelques pages inutiles, j'ai beaucoup apprécié cette lecture.

David (avis transmis)
La lecture du Mage du Kremlin m'a séduit parce que l'auteur enfonce avec habileté un coin dans la préconception de "mon" monde. Da Empoli s'adresse bien à moi, ou plutôt à "nous les Occidentaux" pour parler d'un homme brutal dont la logique de guerre nous aveugle aujourd'hui par sa violence quasi archaïque. Quel crédit les sociétés démocratiques donnent-elles au tyran, aux autocrates, aux crypto-communistes ou aux féodalités islamiques ? Aucun : vu de l'eldorado de la société de consommation, nous avons appris depuis la chute du mur à regarder avec dédain ceux qui s'en éloignaient, jusqu'à pronostiquer la Fin de l'histoire (Fukuyama), diluée dans l'irrésistible convergence vers une félicité uniforme - la société démocratique de marché, un espace où se seraient éteints les antagonismes d'antan.
Da Empoli opère méthodiquement un pas de côté : de ces "ruines de la cité des morts" (p. 67) qu'était l'URSS dissoute et moribonde va renaître l'énergie d'une renaissance. Celle d'abord des oligarques qui accaparent les ressources fabuleuses de l'empire décadent. Gabegie, dilapidation d'un héritage commun ? Sans doute, mais aussi flamboiement, excès, ivresse dans une "conception holistique du pouvoir". Bien sûr, le sans-culotte qui sommeille en nous s'émeut de ce qu'une kleptocratie dépèce aussi rapidement la caverne endormie, confirmant ce que l'on sait aussi chez nous : l'argent roi achète absolument tout et se paie en retour dans des proportions si fantastiques qu'elles nous échappent, moucherons aveuglés par le filament. Mais subrepticement, ne sommes-nous pas enclins à comparer cette euphorie des fortunes qui se créent à l'absence de monstres équivalents dans nos démocraties endormies ? Et si l'on s'en rassure moralement, n'est-ce pas aussi secrètement pour se désoler qu'aient disparu des hommes d'une trempe équivalente ? "chez vous, les hommes qui exercent [le pouvoir] ne sont rien d'autre que des comptables" (p. 81). En somme, à force d'avoir mis sous boisseau la part déraisonnable des passions humaines, de les avoir canalisées pour le bienfait d'une pan-démocratie sans heurt ni violence, nous avons oublié que les hommes ne sont pas que des machines raisonnées (raisonnantes ou raisonnables), mais aussi (et peut-être même avant tout) des machines désirantes. Que ce désir s'exprime dans un cerveau reptilien (argent/sexe/pouvoir) ou plus globalement dans l'unité d'une nation réveillée par un homme qui parle au peuple (et qui sait parler sa langue), la vitalité de ce désir n'a pas d'équivalent dans une société de tempérance dirigée par des technocrates sans vision, sans âme, au service d'une société démocratique mais qui ont oublié depuis longtemps l'élan d'énergie que font naître une révolution, une insurrection, une guerre victorieuse face à un ennemi désigné, dans le cœur des déclassés : "notre génération avait assisté à l'humiliation des pères" (p. 233) en "s'offrant une dernière tournée de champagne avec l'argent de la licence de taxi" (p. 176). Il y aurait beaucoup à contre-argumenter sur cette anthropologie du pouvoir, ma culture personnelle me protégeant je l'espère encore des parfums vénéneux du pouvoir brutal. Mais les digues ne cèdent-elles pas tous les jours un peu plus ? Et n'ont-elles pas parfois des raisons pour céder ?
Ouvert en grand, non sans quelque tremblement.


Les cotes d'amour de l'ancien groupe
réuni le 17 février 2023

Annick LChristelleRenée
ClaireCatherineDanièleFrançoise D
Laura
Manuel Monique L
EntreetBrigitte L

 FannyGenevièveJacquelineRozenn
EtienneOdile

Annick L(avis transmis)
Un roman passionnant.
J'ai trouvé fascinante cette plongée au cœur du système autocratique mis en place, depuis plus de deux décennies, par Poutine. Le récit prend corps très rapidement à travers le personnage de son narrateur, Vadim Baranov - sosie d'un conseiller bien réel, très proche du "Tsar" - un acteur de l'ombre qui ne renie rien de son expérience : le ton reste froid, très factuel, avec une forme d'auto-dérision cynique. C'est une curieuse impression, pour le lecteur, que de partager ainsi l'intimité de ce dictateur réputé très secret, voire impénétrable. Mais on se laisse embarquer malgré nous.
Même si l'auteur n'avait pas imaginé que Poutine déclencherait brutalement la guerre à l'Ukraine, la parution de son roman est particulièrement opportune : ce livre peut-il nous aider à comprendre comment et pourquoi "le Tsar" a décidé de lancer l'offensive ? Comment peut-on se livrer à de telles atrocités sur des populations civiles ? Jusqu'où Poutine est-il prêt à aller ? S'agit-il d'un plan concerté ou d'une spirale de folie meurtrière ? Ce livre n'apporte pas de réponses mais le portrait qui est fait de Poutine n'ouvre pas de perspectives rassurantes : "Il ne s'arrêtera jamais, n'est-ce pas ? Les gens comme lui ne le peuvent pas. C'est la première règle. Persévérer. Ne pas corriger ce qui a déjà fonctionné, mais surtout ne jamais admettre les erreurs."
Le "témoignage" de Baranov apporte en tout cas un éclairage intéressant pour des lecteurs qui connaissent mal l'Histoire de la Russie post-soviétique, retracée ici à travers quelques événements-clés revisités. Quel changement de point de vue, de l'autre côté du miroir tendu par le monde occidental : par exemple sur le vécu du peuple russe pendant la pérestroïka - une période terrible de désordre, de libéralisation sauvage - alors qu'elle était célébrée par notre camp "démocratique" ! Je n'avais pas mesuré la part d'humiliation subie par la nation russe après le règne stalinien.
Et l'arrière-plan historique est assez solide pour donner de la vraisemblance à l'ensemble. Giuliano Da Empoli l'a nourri de son expérience de conseiller politique et de ses recherches pour les essais qu'il a précédemment publiés. Ce voyage au cœur d'un système de valeurs et d'une culture politique radicalement étrangères m'a replongée dans La Fin de l'homme rouge de Svetlana Alexievitch…
Mais, au-delà de l'intérêt intellectuel que j'y ai trouvé, Le mage du Kremlin est d'abord un roman remarquablement bien écrit. J'ai pris un grand plaisir à le lire et à relire certains passages. Empoli a le sens des paraboles, des formules choc pour saisir le fonctionnement de ce système totalitaire, sa mise en scène à coups de propagande (cf. les Jeux de Sotchi), ses angles morts (la fin du Parti Communiste comme contre-pouvoir) ou, dans le portrait qu'il trace des différents acteurs (le tsar et ses courtisans), leurs motivations, leurs failles et leurs contradictions. Il m'en restera quelques passages marquants (sur les réseaux sociaux et la propagation des fake news par exemple) : "Comment fais-tu quand tu veux casser un fil de fer ? D'abord, tu le tords dans un sens, puis dans l'autre. C'est ce que nous ferons, Evgueni. Au fur et à mesure que vous construirez votre réseau, vous vous rendrez compte qu'il y a des thèmes auxquels les gens tiennent plus que tout. Je ne sais pas lesquels. Ce sont les clics qui te le diront, Evgueni. Peut-être qu'il y a quelqu'un qui est contre les vaccins, un autre contre les chasseurs ou les écologistes ou les Noirs, ou les Blancs. Peu importe. L'essentiel est que chacun ait quelque chose qui lui tienne à cœur et quelqu'un qui le fasse enrager. (…) Moi, je te le dis. Ils deviendront fous, ils n'y comprendront plus rien. Ils ne sauront plus qui ni quoi croire ! La seule chose qu'ils comprendront est que nous sommes rentrés dans leur cerveau et que nous jouons avec leurs circuits neuronaux comme si c'était une de tes machines à sous !"
Lumineux, non ?
Il en ressort une vision très sombre de notre humanité, réduite parfois à ses instincts les plus primitifs, comme dans la scène de rencontre avec Prigojine, fondateur du groupe paramilitaire Wagner.
À méditer…
Grand ouvert.
Laura
(avis transmis)
J'ai dû mettre une soixantaine de pages à rentrer dans le livre. Ce n'est pas que je ne m'y suis pas intéressée, bien au contraire, mais plutôt que l'ambiance, l'atmosphère, les personnages, le décor etc., ont mis du temps à me parler. Toute la mise en place de la rencontre avec Baranov m'a semblée un peu longue, sans toutefois me déranger plus que cela : le chemin jusqu'à sa maison au plein cœur de la forêt à mis en place une sorte d'univers "merveilleux" (comme dans les contes de fées, scintillants), qui m'a à la fois intriguée et ralentie dans la lecture. Pour ce qui est de la suite, je me perds encore un peu dans les nombreux personnages, mais je trouve le tout intéressant. Je ne trouve pas d'autre adjectif pour définir le sujet : j'y vois à la fois un roman, à la fois un essai, une critique, un hommage à la culture russe, tinté d'ironie. Qu'importe au fond que l'histoire soit romancée, en partie ou totalement. Avant Noël, j'ai eu l'impression de voir tout le monde dans la rue, dans les cafés, le métro, lire ce bouquin. Maintenant je comprends pourquoi. Je ne connais pas assez la culture et l'histoire russe pour donner mon avis, mais ce roman m'a semblé honnête (comme l'on pourrait dire d'un travail qu'il est honnête), droit, maîtrisé, sans faste ni fioriture, un roman qui dit ce qu'il a à dire, un roman adapté à Gallimard, presque scolaire au fond (ce que je pourrais pourtant déplorer habituellement, mais pas ici), un roman confortable en dépit de son délicat sujet. Je ne suis pas étonnée qu'il ait reçu le prix de l'Académie. Malheureusement, je sais que c'est un livre que j'oublierai rapidement. Peut-être que l'engouement qui l'entoure n'est-il dû qu'à un effet de mode, qui sait ?
Pour conclure, je suis bien loin de descendre l'ouvrage violement, mais je le suis tout autant de le porter aux nues. De fait, je l'ouvre aux ¾, et non ½, parce que je prends quand même bien du plaisir à le lire.
Etienne
(avis transmis)
C'est avec une grande curiosité que j'ai ouvert et débuté ce livre. Que pourrait on apprendre sur la Russie après plus d'un an d'analyses, tribunes, avis d'experts entendus depuis un an ? Parce si j'ai pu avoir l'illusion qu'il y aurait une considération romanesque dans ce livre j'ai vite déchanté, j'y reviendrai après.
L'arrivée de Poutine au pouvoir et la période qui l'a précédée m'a beaucoup intéressé et je l'ai trouvé finement décrite : on comprend que l'on est passé d'un extrême à un autre en très peu de temps. Naïvement je ne me figurais pas qu'il y avait eu cette période de libéralisme effréné au cours des années Eltsine. J'ai aussi été frappé par cette sorte de continuité historique autocratique Russe. Selon l'auteur, des Tsar à Staline en allant jusqu'à Poutine, il y aurait donc une sorte de fil rouge tout naturel. Et si j'ai trouvé le livre globalement très bien senti (je n'ai évidemment aucune prétention à connaitre la géopolitique Russe) je reprocherais tout de même à M. Empoli d'avoir une vision très atavique du peuple Russe qui aurait inscrit dans ses gènes le besoin d'un grand leader. Il doit probablement s'inspirer de Dostoïevski mais je me méfie toujours lorsqu'on parle d'un peuple, d'une âme d'un peuple etc. C'est étrange de faire une généralité à ce point, la population Russe est-elle tant que ça homogène ?
Alors, je fais une pause dans mon avis : non Claire, je ne suis pas en train de faire un procès en appropriation culturelle, tu peux te rassoir dans ton canapé: M. Empoli a le droit d'écrire ce qu'il veut en étant italien.
Ce qui me gêne c'est la forme hybride, tout y est construit comme un cours de géopolitique déguisé en roman. Soit. Mais en fait le roman est tellement faible que je me sens trompé…
Dès qu'il sort de l'analyse c'est le néant. Il n'y a rien qui va, ses personnages n'ont aucune chair, il ne fait même pas l'effort de construire un semblant de cohérence (le narrateur est invité chez Baranov après avoir tweeté : ok…). Le personnage et la relation avec Ksenia sont d'une vacuité et d'une carricature abyssale (J'ai eu un fou rire au passage des "yeux gris de requin" de Ksenia, la caricature de la belle slave fière). On ne comprend pas les motivations propres de Baranov, il est censé être intelligent : qu'est ce qui se passe dans sa tête pour qu'il ne soutienne plus Poutine après qu'il nous ait servi son discours sur la grandeur de l'âme russe? Cerise sur la chouquette : la niaiserie de la rédemption finale par l'enfant et Baranov qui comprend que finalement, tu sais, dans la vie l'important c'est la famille…
Bref, Je ne suis pas depuis un moment la rentrée littéraire mais je suis quand même surpris qu'il ait provoqué un débat au sein de l'académie Goncourt pour savoir s'il méritait le prix.
Je l'ouvre au ¼ pour la leçon d'histoire contemporaine mais il sera vite oublié.

Fanny
Tout le monde a lu ce livre dans mon entourage… père, mère, toute la famille… me disant que c'était bien…
Son originalité est le mélange roman/faits historiques. Je me suis demandé si, au titre de l'intérêt intellectuel, un essai de vulgarisation ne m'aurait pas apporté davantage. Je suis partagée et Etienne a mis des mots sur mes impressions car je ne n'ai pas accroché plus que ça.
La soif de pouvoir est bien rendue.
Mais il ne me reste pas tant que ça de lecture de ce livre.
Original, mais pas suffisamment abouti, voilà ce que j'en pense.
Au fil de vos avis, j'ai pu mettre des mots plus précis sur le mien. C'est en fait la part romanesque qui pour moi n'a pas pris. Je me suis perdue dans les personnages et n'ai pas éprouvé d'empathie pour le mage.
Danièle
J'ai trouvé ce livre intéressant, déjà achevé en 2021, donc avant l'invasion de l'Ukraine, mais publié seulement en avril 2022, des suites du confinement, donc sur un thème de pleine actualité. Et curieusement, c'est cela qui m'a parfois posé problème au cours de ma lecture. Il venait en parallèle aux informations dont je m'abreuve en ce moment, et que je mélangeais avec celles du livre. Autrement dit, je mettais sur le même plan une œuvre de fiction et la réalité. C'est intéressant de comprendre la réalité par le biais de la fiction et plus d'une fois dans le groupe on a remarqué que la littérature y réussissait parfois mieux qu'un essai. En ce sens l'objectif de l'auteur me semble atteint. Il est vrai, comme le dit Etienne, que tout est filtré par l'opinion de Da Empoli. Mais c'est justement une œuvre littéraire, et je la trouve assez bien réussie. Comme Stefan Zweig dans ses biographies historiques, Marie-Antoinette par exemple, il se met dans la peau des personnages historiques, qui eux existent encore vraiment, comme s'il savait ce qui se passe dans leur tête. C'est de cette manière qu'il arrive à démonter le mécanisme de la montée du pouvoir de Poutine et des dictateurs en général. À ce sujet, une citation m'a fortement marquée, p. 150 : "Vous, les intellectuels, […] vous pensez que Staline est populaire malgré les massacres. Eh bien vous vous trompez, il est populaire à cause des massacres". Cela éclaire terriblement, s'il le fallait, sur ses intentions en Ukraine. Au moment où l'auteur écrit, ce message est encore prémonitoire. Et c'est l'un des mérites du livre de mettre le doigt sur cet éternel engrenage. Non qu'il faille généraliser sur la popularité de Poutine en Russie. On sait ce qu'il arrive aux opposants du régime. Mais cela ne me gêne pas vraiment que l'on parle d'une culture des Russes et d'une culture des Occidentaux. Il se trouve seulement que cela fait entrave à la communication. Je fais un aparté pour illustrer mon propos : J'étais il y a peu en Pologne où, là aussi, la plupart des gens que j'ai pu voir dans la rue ou dans les espaces publics m'ont paru très fermés, sans un seul sourire. Un peu honteuse de cette généralité j'ai interrogé Google... : dis-moi Google pourquoi les Russes ne sourient pas. Et j'ai la solution : on ne dit pas comme chez nous "Ne pleure pas comme une fille", mais "Ne souris pas" (voir des détails ›ici).
J'ai apprécié ce livre pour ce qu'il m'a donné d'informations sur un sujet qui maintenant nous concerne aussi, écrit dans un style que j'ai trouvé agréable. J'ai pu mettre en question certains clichés que nous avons, nous les Occidentaux, de l'histoire et des gens qui la vivent. Lorsque j'étais perdue, je me raccrochais à la documentation de Claire, que cette fois-ci j'ai lue en même temps que le livre. Merci, Claire !
Ouvert aux ¾.

Odile de Dijon
Je l'ai lu il y a un certain temps et mon souvenir reste flou. Cependant je me souviens d'avoir été très gênée d'avoir un pied dans la fiction, un pied dans la géopolitique, gênée par la superposition de genres. Du coup, devais-je croire ou non ce que je lisais ? De plus, du fait de l'actualité, j'éprouvais le besoin (comme beaucoup je pense) de mieux comprendre ce qui se passait en Russie aujourd'hui et comment fonctionnait le pouvoir. Ce "double-jeu" fiction-réalité m'a embrouillé la tête plutôt que de m'éclaircir les idées.
Je n'ai pas du tout été intéressée par Baranov en tant qu'humain, il m'a laissée de bois, y compris avec son aventure sentimentale…
Par rapport à ce cache-cache entre fiction et politique, l'article du Monde
("Le Mage du Kremlin multiplie les tours de passe-passe avec le réel") m'a fait réfléchir sur ma perplexité, car il dénonce le renforcement des stéréotypes sur la Russie. Dans cet article, je suis intriguée par le passage sur Limonov. Il semblerait que Carrère a fait un livre plus complexe sur le personnage de Limonov. L'avez-vous lu ?
J'ouvre pas trop, au ¼.

Françoise, Jacqueline et Rozenn
Ouiiiii.

Rozenn
Je n'aurais pas proposé ce livre pour le groupe lecture, même si je l'ai trouvé intéressant. D'une façon générale, je n'aime pas et je ne lis pas de livres en équilibre entre histoire et fiction. Comme il a été question plusieurs fois de ce livre, j'ai été d'accord pour le programmer. J'avais envie de savoir comment le groupe ressentirait cet équilibre. Si vous auriez les mêmes réserves que moi.
Je l'ai lu parce qu'il se réfère à la Russie et que je suis allée en Ukraine et en Russie aussi, plusieurs années de suite. J'avais même suivi des cours de russe. J'ai arrêté quand je me suis rendu compte que ce qui m'attirait, c'était la violence de cette culture. Et puis là-bas, impossible d'échanger, j'ai eu le sentiment que chacun restait sur ses gardes et hésitait à parler. On m'a dit : ce qui nous importe maintenant c'est de pouvoir travailler et rentrer tranquillement chez nous ; Poutine, c'est la stabilité après le chaos des années 90…
Je l'ai relu cette semaine et j'ai lu aussi Rien n'est vrai tout est possible de Peter Pomerantsev sur le même principe, entre réalité et fiction, comme le titre l'indique, mais dont on a moins parlé. Et j'ai préféré Le mage du Kremlin.
Malgré les artifices du début et de la fin pour "faire roman", malgré la transformation, inutile à mon avis du personnage qui se raconte - de façon invraisemblable -, alors qu'il aurait été sans doute tout aussi intéressant de reprendre la vraie jeunesse de Sourkov (fils d'un instituteur tchéchène). Malgré l'histoire d'amour sans intérêt et la fin mélo avec la petite fille.
Sur le plan historique, il présente l'intérêt de récapituler certains événements, de permettre d'imaginer l'entourage de Poutine.
Sur le plan romanesque, je n'ai pas vu l'intérêt. Mais c'est facile à lire, en ce sens on peut dire "bien écrit".
Le livre est paru au bon moment. Mais on en apprend plus sur le régime de Poutine et sur sa vie avec les documentaires qui ont été proposés à la télé ces derniers mois. Quant à savoir ce qu'il y a dans la tête de Poutine, même en lisant le livre dont c'est le titre - et dans la tête de qui que ce soit d'ailleurs - c'est une autre affaire, est-ce même si clair pour chacun de nous alors que nous pouvons faire coexister plusieurs systèmes de pensée, a priori incohérents.
J'ouvre ½, aussi parce que l'auteur en parle bien sur tous les plateaux.
Quant à Nous autres de Zamiatine, c'est un livre intéressant, surtout si on le replace dans son contexte et avec l'histoire de sa (non) publication. Je ne me souviens plus de ce qu'il vaut sur le plan littéraire et je lirais volontiers la nouvelle traduction.
Brigitte entre et(à l'écran)
J'ai lu ce livre, dont j'avais largement entendu parler, assez facilement. Cependant j'avais du mal à comprendre l'enchaînement du récit, si bien qu'il a fallu que je relise le début après avoir achevé la lecture de l'ensemble, alors tout est devenu à peu près clair.
On nous dit que ce roman est basé sur des faits réels, cela le rend d'autant plus intéressant. En effet, dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine, où nous ne cessons de nous interroger sur la logique des actes posés par la Russie, Vadim Baranov est une sorte de clef de l'énigme.
Finalement j'en conclus que le but de Poutine est de maintenir l'idée de la grandeur de son pays en gouvernant par le chaos et la terreur. Cela ne rend pas optimiste, ni pour l'Ukraine, ni pour l'Europe, ni pour la Russie.
J'ai aussi été très intéressée par la description de l'évolution de la mentalité du Russe moyen avec les diverses transformations de son pays depuis les années quatre-vingt.
Je m'interroge cependant sur la qualification de "roman" de cet ouvrage. Je ne trouve pas que les personnages de Ksenia et de la fillette qui apparaît à la fin ne sont pas très crédibles.
J'ouvre entre ½ et ¾.
Renée(à l'écran)
Roman classique : un homme raconte en une nuit, sa vie à un autre.
C'est une histoire réinventée à partir d'éléments réels de la vie du "Raspoutine du Kremlin", un temps éminence grise de Poutine (le Tsar), un genre de "spin doctor".
Avec une immense lucidité prémonitoire, ce roman nous montre comment, au Kremlin, tout est étudié, tout est spectacle : Poutine a fait appel à un artiste hyper doué en communication pour restaurer la grandeur de la Russie et la verticalité du pouvoir.
J'ai pensé à Calderon avec son Grand Théâtre du monde et à Pirandello où dans Six Personnages en quête d'auteur personnages et acteurs se querellent à propos de ce qui est réalité et fiction.
Les anecdotes et les petites histoires qui émaillent le livre sont très bien racontées
: l'humiliation du peuple russe quand Clinton reçoit Eltsine, comment Berezovsky croyait manipuler un pantin en intronisant Poutine, etc. : ces petites histoires qui ont fondé la grande histoire.
La description des oligarques est savoureuse. Ainsi que l'enquête auprès des Russes pour désigner le Russe le plus populaire, celui qui représente le mieux "le héros national" ; ils attendaient Dostoïevski, Tolstoï et c'était : STALINE. Oubliés les purges, les massacres, les exécutions sur aveux extorqués ! Un vrai chef assoit son pouvoir par tous les moyens, même la violence, et le peuple l'admire.
Poutine aurait dit : "Kiev, mère de la nation russe". Effectivement, l'Ukraine est le pays de Khrouchtchev et Brejnev. Cela éclaire la guerre actuelle.
Tout est étudié, tout est mis en scène jusqu'à la manipulation mentale des jeunes avec l'intervention du motard Zaldostanov, rebelle intelligent, susceptible de les faire rêver.
Da Empoli en politologue confirmé sentait venir l'attaque de Poutine. "La Russie est la machine à cauchemars de l'Occident".
On peut peut-être lui reprocher quelques préjugés sur les Russes, quelques faiblesses littéraires, mais la démonstration qui amène Poutine au pouvoir absolu est lumineuse.
À la fin, il répète ce que tout le monde craint : le pouvoir des machines qui suivraient les ordres à la lettre. Pour l'instant tous les scientifiques sont d'accord : le plus puissant ordinateur ne peut se révolter contre l'homme (parce que d'un commun accord, ils programment cette impossibilité). CEPENDANT ils cherchent un ordinateur qui penserait PAR LUI-MÊME, je vous laisse supposer les implications possibles.
J'ouvre en entier.
Christelle
Je suis contente de passer après Renée…
Je n'ai pas fini le livre, ai dépassé la première moitié et je suis conquise. Je n'ai pour l'instant pas de réserves, la partie avec Ksenia m'a paru négligeable, comme une transition, permettant aussi d'aborder la démesure des oligarques : "la découverte de l'argent fut l'événement le plus bouleversant de cette époque" (p. 87)
Le livre est bien écrit, avec précision et j'apprends pas mal de choses, notamment sur la période entre le démantèlement de l'URSS et l'arrivée de Poutine au pouvoir, l'émergence des oligarques, leurs relations avec le pouvoir.
Je trouve le récit très bien construit et vivant, mélangeant faits et réflexions : l'"escapade" de Poutine en Tchétchénie le 31 décembre est haletante, les dialogues avec Limonov éclairants : "Relisez Aristote : le premier geste du démagogue, une fois arrivé au pouvoir est le bannissement des oligarques" (p. 130).
J'aime ce mélange entre fiction et réalité : la dimension romancée aide à prendre du recul et à apaiser le contexte dramatique. L'humour allège aussi l'ambiance : "j'attribuais notre visite à une forme de courtoisie : en Russie, maintenir des rapports cordiaux avec les services de sécurité est toujours une bonne idée".
La fin ayant l'air décevante, selon vos avis, peut-être m'en passerai-je...
Enfin, réussir pour l'auteur, suisse et italien, à se glisser dans la peau d'un Russe, avec tout son héritage, me paraît une belle performance et j'imagine passionnant son cours à Sciences Po "De la poésie à la prose de la politique : comment combler le fossé entre faire campagne et gouverner"...
J'ouvre en grand.

Claire
Je ne savais quasiment rien sur ce livre ou déjà beaucoup : qu'il avait un prix de l'Académie française et que l'auteur avait publié trois essais en français. Je n'avais pas lu la 4e de couv, pas vu la petite phrase sur les personnages réels et les propos imaginaires. Et il y a bien sûr le titre...
En un court chapitre, j'avais en main un mélange bien planté : un conseiller du tsar personnage complexe, un narrateur un peu mystérieux, de fortes évocations littéraires, une actualité qui résonne, et un - à ce stade - troisième personnage mystérieux, l'étudiant Brandeis. Ça part très fort !
Je prenais le livre pour une fiction, avec son sous-titre "roman", quand j'ai commencé à regarder des noms sur ma tablette, comme Berezovsky, et avec ce va-et-vient régulier, ça a été une fascinante entrée dans les coulisses, un plaisir de la coulisse de la réalité.
Ce déroulement de l'histoire à travers le récit d'un seul homme a été pour moi une narration magistrale grâce au choix des événements, à leur montage, à leur clarté sans simplisme, avec de courts chapitres rythmant l'action et renouvelant sans arrêt l'intérêt, la tension, avec une galerie de personnages - tous les ingrédients d'un roman, donc - et des formules qui font mouche, cinglantes. La femme ajoute un peu de romanesque même si elle a quelque chose de stéréotypé. À mon plaisir et mon intérêt s'ajoutait le fait de ne rien savoir sur la fabrique du roman et son auteur : un mystère de plus. Baranov, qui au début pourrait presque paraître sympathique, se montre peu à peu bien pourri - j'ai trouvé cette évolution convaincante.
J'ai pensé à des livres que nous avions lus dans le groupe : La Fin de l'homme rouge de Svetlana Alexievitch, L'ordre du jour d'Éric Vuillard, Le météorologue (en Sibérie) d'Olivier Rolin et Les abeilles grises de Kourkov ; ce n'était pas qu'une évocation littéraire, mais ça donnait une profondeur au livre, avec ces échos qui vibraient, enrichissants. Valérie du nouveau groupe m'a rappelé aussi La fête au Bouc de Vargas Llosa que nous avions lu, sur un autre dictateur. Et il va de soi - clin d'œil à Etienne - qu'un auteur italien peut se mettre dans la peau d'un Russe, de même qu'une auteure blanche peut écrire je, dans la peau d'une Noire, comme nous avons vu Madame de Duras le faire...
Si j'ai été captivée, j'ai aussi des réserves :
- un gros problème de vraisemblance : après deux tweets Baranov envoie chercher le narrateur en Mercedes et commence une très longue narration orale, avec quelques échanges dans le premier chapitre de leur rencontre, puis sans une seule interruption sur 220 pages, avec des dialogues enchâssés qui ne sont compréhensibles qu'à l'écrit et pas à l'oral ; j'ai été vraiment gênée par cet artifice invraisemblable ; pour me faire passer la pilule, j'attendais un rebondissement à la fin concernant ce premier narrateur "occidental" mystérieux : que dalle. J'ai donc trouvé l'emboîtement de narration très paresseux, par rapport au reste si fouillé (que fait l'éditeur ?!)
- la fin, comme pour d'autres d'entre vous, est tombée à plat : Knesia dans la mer a fait flop et l'enfant surgi pour donner un peu d'humanité et d'avenir au personnage m'a paru un peu niais...
- et quelques - heureusement peu nombreuses - expressions ont eu un effet gloups : "le Tsar lisait la lettre de Berezovsky. Puis il la déposa, imperturbable, comme une pierre ramassée au fond d'un torrent", plouf, ou Knesia "donnait, dans la vie de tous les jours, l'impression de patiner sur la glace, dont elle extrayait de temps en temps une étincelle inaccessible au commun des mortels", faut le faire...
Mais bon, je ne boude pas le plaisir, la fascination, les émotions : j'ai bien frémi... et j'ouvre aux ¾.
Manuel(avis
complété après la séance)
Vendredi j'étais à la moitié de ma lecture. Je n'ai pas ressenti de gêne parce que l'auteur écrit un roman en mêlant des faits historiques. Je pense que ce qui est déstabilisant c'est qu'il créé une fiction avec des évènements qui font l'actualité. Claire a cité plusieurs livres, pour ma part j'ai pensé à American Darling de Russell Banks que j'adore.
Dans Le mage du Kremlin, on suit l'ascension d'un espion qui se retrouve à la tête de la Russie. On est dans la fabrique du dictateur, immergés dans la tête d'un paranoïaque, Poutine, d'un homme qui, au nom du peuple russe s'est senti humilié par l'attitude des occidentaux. Il y plusieurs formules chocs qui prônent le totalitarisme. P. 154 : "il n’y a pas de dictateur plus sanguinaire que le peuple ; seule la main sévère mais juste du chef peut en tempérer la fureur." La violence est partout sous-jacente.
Je me souviens du fou rire de Eltsine avec Clinton. C'est idiot mais pour la première fois, j'ai réalisé que les Russes se sont sentis humiliés. À plusieurs reprises, les Russes sont pris par les Occidentaux pour des "laquais". C'est ce que je trouve très intéressant dans ce livre pour comprendre les origines de leur ressentiment. L'anecdote avec le labrador : incroyable ! L'auteur fait une métaphore remarquable et grinçante.
J'ai trouvé les descriptions de Moscou romanesques et réussies avec comme épicentre le Kremlin. J'apprends que Saint-Pétersbourg est préféré par Poutine. En revanche les rebondissements de sa relation avec Ksenia sont plutôt faibles. La demande de la libération de Mikhaïl… quelle blague. La fin est moins réussie. Est-ce que l'auteur préfère le fait réel à la fiction ?
J'ouvre aux ¾. Le succès est mérité et j'ai aimé le parcours du personnage.

Geneviève
Je l'ai fini cet après-midi même. J'étais un peu perplexe.
C'est intéressant ; il y a une certaine puissance liée à des éléments de réalité.
Cependant, ce n'est pas complètement abouti. L'introduction est peu claire et la fin sans intérêt.
Le succès est peut-être lié à une forme de fascination et l'envie de comprendre.
Il parle de l'identité russe, mais la Russie est immense avec des mondes qui n'ont rien à voir.

Rozenn
Oui, mais tous sous un couvercle dictatorial...

Geneviève
Dire que les Russes adorent la violence de Staline n'est en réalité pas si simple et gomme des éléments de l'histoire.
Il reste du travail à faire d'un point de vue littéraire. J'ouvre ½.
Jacqueline
Contrairement à vous, je n'ai pas trouvé la lecture facile.
Peut-être est-ce à cause de l'ambiguïté roman/essai : mes connaissances ne suffisent pas pour juger de l'essai qui s'appuie sur des faits (je ne les connaissais pas tous) mais dont l'agencement et les interprétations appartiennent à l'auteur. Et ce n'est pas le "roman" annoncé qui m'a tenue en haleine. J'ai eu du mal à me situer, ce qui m'a mise assez mal à l'aise.
En même temps, le livre pose la question de la résistance face à la violence et au chaos organisé. Derrière son apparente érudition, il n'apporte guère de piste de réponse…
Puis, avec l'arrivée de Zaldostanov, le motard et le passage qu'a cité Annick, je me suis retrouvée dans la Journée d'un opritchnik de Sorokine que nous avions lu, et qui, lui, est vraiment un roman. Au travers du parcours d'un jeune, il dépeignait remarquablement l'état de la Russie et justement ce chaos, avec une force d'images que je ne peux oublier…
La fin ne tient pas. Elle n'est guère à la hauteur du problème soulevé… La manière dont Baranov (je crois qu'en russe, son nom a quelque chose à voir avec le mouton !) revoit son parcours m'a paru une illustration de La société du spectacle, mais je ne sais pas si j'irai jusqu'à relire Debord…
Par contre, le début m'a donné envie de lire
Nous autres de Zamiatine auquel il fait référence et dont j'avais déjà entendu parler…
J'ouvre à moitié.
Monique L
C'est un livre qui tombe à point pour faire avancer la réflexion sur les évènements actuels et sur notre effarement face à l'attitude de Poutine. Il éclaire sur la vision du monde de Poutine sans être moralisateur ni sombrer dans la caricature.
Je me méfiais de ce livre craignant qu'il réponde à la question "que se passe-t-il dans la tête de Poutine ?". De Pout
ine on n'apprend rien qu'on ne sache déjà : son opportunisme, sa vie d'espion, son obsession face à l'humiliation de la désagrégation de l'URSS, son identification à la Russie dont il entend relever la terrible "défaite".
J'ai apprécié la description de la période charnière entre la chute du mur de Berlin et l'arrivée du "Tsar".
Ce livre m'a intéressée par son approche de l'âme russe. L'auteur fait bien comprendre le besoin (ou l'attirance) de pouvoir vertical pour le peuple russe et son choix de Poutine comme dirigeant parce qu'il correspond à ses aspirations suite à son sentiment du déclassement du pays et de sa mise en coupe réglée par les oligarques, et du capitalisme incontrôlé qui s'est emparé du pays. Il m'a permis de mieux saisir comment les élites russes voient les Occidentaux et cela fait réfléchir….
Ce livre est plus généralement une réflexion sur le pouvoir, sur le pouvoir absolu, sur la dictature et la solitude inhérente à ce type d'exercice.
C'est bien écrit.
Sachant qu'il a été achevé un an avant l'invasion de l'Ukraine, les réflexions de l'auteur semblent prémonitoires et à mes yeux donnent une valeur incontestable à ce livre.
La personnalité complexe de Vadim est intéressante. Je ne sais pas ce qui est réel, mais il déploie des trésors de cynisme et de manipulation pour favoriser les aspirations de son chef.
J'ai trouvé réaliste la description de la galerie de courtisans qui s'est installée auprès du "Tsar" et celle des oligarques puissants, tolérés tant qu'ils ne se mêlent pas de politique.
Les dialogues entre le conseiller et le président sont fascinants, même s'ils sont fictifs.
J'ai été moins convaincue par la fin, avec la crainte de l'émergence d'un pouvoir absolu lié à la "machine", aux nouvelles technologies qui parasitent l'homme et qui pourraient le supplanter. Il y a certes une réflexion à avoir sur le sujet, mais cela m'est apparu comme déplacé et trop affirmé et sans discernement.
Pour finir, une phrase (page 87) : "Il y a les renards libéraux, les mammouths communistes et puis il y a l'ours, le symbole de l'âme russe, sauvage, puissant et noble. C'est ce qu'il nous faut Vadia : si les gens ne s'intéressent plus à la politique, nous leur offrirons une mythologie". Elle résume à mes yeux la stratégie poutinienne.
J'ouvre aux ¾.
Françoise D
Manu parlait des humiliations russes, on peut aussi évoquer celles que Poutine aime pratiquer : le chien avec Merkel, la table avec Macron et plus récemment comment en public - on a pu le voir à la TV - il a humilié ses généraux.
J'ai trouvé que le livre est assez magistral malgré la faiblesse de la fin.
Je trouve qu'il a un vrai talent et qu'il aurait mérité le Goncourt…
Ce n'est pas une œuvre littéraire, mais j'ai éprouvé beaucoup de plaisir à le lire.
L'analyse est pertinente et aide à comprendre l'arrivé de Poutine et préfigure l'actualité.
L'écriture est agréable et claire - il y a la dimension du roman.
Catherine(avis transmis après la séance)
J'ai lu ça comme un thriller, je ne l'ai pas lâché avant d'arriver à la fin. C'est un récit plus qu'un roman dans lequel les personnages sont réels ; on croise Berezovsky, Limonov. On aimerait bien d'ailleurs que le personnage principal, le Tsar, soit un peu moins réel car il donne froid dans le dos, avec son regard gris de requin.
C'est une histoire fascinante de prise de pouvoir par un personnage initialement effacé, porté au pouvoir par des gens qui pensaient se servir de lui (ce qui est évoqué aussi dans Limonov, le roman d'Emmanuel Carrère). L'analyse politique est passionnante et très convaincante, la guerre en Ukraine annoncée.
J'ai moins aimé l'histoire d'amour avec Ksenia, que j'ai trouvée pleine de clichés.
Mais au total, très réussi dans son genre, bien écrit, j'ai eu beaucoup de plaisir à le lire.


Le groupe de Tenerife s'est réuni
le 25 avril 2023 autour du Mage du Kremlin

Nieves
J'ai beaucoup apprécié cette lecture et voudrais remarquer en particulier les aspects suivants.
La clarté de l'écriture et la structure narrative rendent plus abordable un texte faisant des analyses poussées sur la mécanique du pouvoir, sur l'évolution d'un pays si questionné en ce moment ou sur l'opposition Russie-Occident…
D'autre part, le récit de Baranov, ce haut conseiller politique de Poutine, décrivant les différentes étapes vécues en Russie depuis le Tsar jusqu'à nos jours, m'a semblé également d'une grande acuité et clairvoyance. À souligner certaines stratégies nécessaires au pouvoir.
Par exemple, ce sentiment commun a toute société : la RAGE, sentiment qui nous mène directement à des événements qui se passent à l'heure actuelle dans le monde : la rage "est un des courants de fond qui régissent la société. La question alors est de ne pas essayer de la combattre, mais seulement de la gérer : pour qu'elle ne sorte pas de son lit en détruisant tout sur son passage, il faut prévoir des canaux d'évacuation (...) pour qu'elle puisse avoir libre cours sans mettre le système en péril."
C'est exactement ce que fait Poutine pour se tenir au pouvoir, contrôler la rage des jeunes : quand ils se demandent "que dois-je faire de ma vie ?" Ils ont certes envie de faire des choses, ils sont "à la recherche d'une cause et d'un ennemi". C'est alors qu'il faut agir : "leur donner cette cause et cet ennemi avant qu'ils ne les choisissent eux-mêmes", autrement surgissent les forces de la colère. Et la grande trouvaille du chef : "la Russie doit devenir un lieu où on peut défouler sa rage contre le monde et rester fidèle serviteur du Tsar". Si j'ose dire, nous, en Occident, l'Amérique et tous les pays du monde, nous appliquons la même formule : ne sommes-nous pas en train d'offrir aux jeunes toute sorte d'engins pour les tenir occupés et anéantis sur toute sorte d'écrans en leur truffant d'histoires invraisemblables avec des héros pas possibles qui paralysent leur élan d'agir, les aidant ainsi à ne pas remettre en question le système en vigueur ?
Donc, en effet, gérer la rage est la première règle pour garder le pouvoir. Mais il y a une autre règle plus sibylline, une autre règle de base pour garder le pouvoir : "persévérer dans les erreurs, de ne pas montrer la plus petite fissure dans le mur de l'autorité". Pour y parvenir "les chefs demandent (...) de la loyauté", l'erreur est de "la chercher parmi les médiocres et les faibles". Les premiers "ne peuvent pas se permettre le luxe de la sincérité. Ni celui de la fidélité". C'est pour ça que ces deux groupes sont "les premiers à trahir". On commence déjà à comprendre ce qu'est la machine indestructible du pouvoir…
Finalement, le troisième aspect que j'aimerais mettre en relief, c'est le parallélisme entre les Russes et les occidentaux. Un exemple : les Russes ont échoué imitant le modèle occidental (étape des fonctionnaires) qui cherche les choses organisées et prévisibles : "Toute votre vision du monde est fondée sur le désir d'éviter les accidents", de réduire "les incertitudes, afin que la raison règne. Nous au contraire, nous avons compris que le chaos était notre ami, à dire vrai, notre seule possibilité (...) Dans les phases les plus turbulentes, la Russie produit toujours des (...) aventuriers, chefs de bande, personnages qui émergent du néant pour chevaucher les troubles de l'histoire". Ils aiment "un monde sans règles, où les choses arrivent et c'est tout".
Voilà, il y aurait des tas d'exemples à donner dans cette analyse méticuleuse et profonde que Giuliano da Empoli nous offre dans ce roman. Pour moi, c'est sans doute une lecture à conseiller aux amis.

José Luis
Ce très beau livre, écrit par Giuliano da Empoli, est peut-être, pour moi, celui qui m'a le plus intéressé parmi ceux que nous avons lu dans notre petit groupe de lecture de Tenerife. Je l'ai lu, avec surprise, comme un mélange très réussi de roman, essai et histoire. De ces trois dimensions, c'est la dernière qui pourrait être questionnée, parce que si l'auteur met en scène des événements historiques, il ne le fait pas en tant qu'historien mais en tant que romancier, c'est-à-dire en se donnant la liberté d'imaginer et la nature des faits et la personnalité des personnages qui les traversent et qui en font l'histoire. Cette liberté, cette place donnée à l'imagination, n'invalide en rien la compréhension historique des événements : il est bien connu que souvent l'imagination peint le réel avec des couleurs plus pertinentes que celles proposées par les résultats des recherches des historiens. Ainsi, par exemple, L'Éducation Sentimentale de Flaubert permet, peut-être, de mieux comprendre et saisir l'histoire de la Révolution de 1848 que les travaux des historiens.
Quoi qu'il en soit, Giuliano da Empoli exhibe, dans ce roman, une écriture d'une parfaite efficacité sous l'apparence d'une grande simplicité, aussi bien du point de vue lexical que du point de vue discursif, écriture qui enveloppe le lecteur lui permettant d'entraîner celui-ci au cœur de l'esprit de l'âme russe - et de son évolution jusqu'à presque sa destruction dans les momentd présents -, sans qu'il puisse résister à la force tranquille du fleuve de la langue. Il n'a qu'à se laisser aller. Avec bonheur ! C'est ce que j'ai fait.
Chemin faisant, cette écriture nous plonge dans un discours qui, la plupart du temps, a la tonalité de l'essai, où des réflexions percutantes - et parfois pleines d'humour - jaillissent comme des éclairs qui illuminent la nuit de nos vies d'hommes et des femmes. En voilà quelques-unes, de ces réflexions, pour illustrer ce que je viens de dire et pour clore les réactions que la lecture de ce livre a produites en moi. La liste est un peu trop longue mais je pense que cela vaut la peine de s'y arrêter :

Crois-moi, la seule chose que tu peux contrôler c'est la façon d'interpréter les événements. Si tu pars de l'idée que ce ne sont pas les choses, mais le jugements que nous portons sur elles qui nous fait souffrir, aors tu peux aspirer à prendre le contrôle de ta vie. Sinon tu est condamné à tirer sur des mouches avec un canon. [...]
Je lui en serai toujours reconnaissant [à mon grand-père] parce que […] il m'est resté l'idée que nous tâtonnons dans le noir. Que nous ne savons ni ce qui est bien ni ce qui est mal pour nous. Mais que nous pouvons librement donner du sens aux choses qui arrivent.Et que cela, c'est au fond notre seule et unique force
(p. 42, Gallimard, 2022).

Chez vous [en Occident], l'argent est l'essentiel, c'est la base de tout. Ici, je vous assure, ce n'est pas comme ça. Seule le privilège compte en Russie, la proximité du pouvoir. Tout le reste est accessoire. C'était comme ça du temps du tsar et pendant les années communistes encore plus. Le système soviétique était fondé sur le statut. L'argent ne comptait pas. Il y en avait peu en circulation et il était de toute façon inutile : personne n'aurait pensé évaluer une personne sur la base de l'argent qu'il possédait au lieu de te faire donner la datcha par le Parti tu l'achetais, on pouvait le faire même alors, cela voulait dire que tu n'était pas sûr assez important pour qu'on te l'offre. Ce qui comptait c'était le statut, pas le cash. Bien sûr, c'était un piège. Le privilège est le contraire de la liberté, une forme de esclavage plutôt (p. 48).

Comme disait je ne sais plus qui, il n'existe pas une seule femme qui soit aussi précieuse que la vérité qu'elle nous révèle en nous faisant souffrir (p. 73).

Les nouveaux héros, les banquiers et les top-modèles ont imposé leur domination et les principes sur lesquels étaient fondée l'existence de trois cents millions d'habitants de l'URSS ont été renversés. Ils avaient grandi dans une patrie et se retrouvaient soudain dans un supermarché. La découverte de l'argent fut l'événement le plus bouleversant de cette époque. Et puis la découverte que l'argent pouvait ne rien valoir, avec la chute de la bourse et l'inflation à trois mille pour cent (p.8 7).

La politique a un seul but : répondre aux terreurs de l'homme. C'est pourquoi au moment où l'Ètat n'est plus capable de protéger les citoyens de la peur, le fondement même de son existence est remis en discussion (p. 111).

Boris était un homme très intelligent. Mais l'intelligence ne protège de rien, même pas de la stupidité (p. 118).

Sur la guerre civile, je dois avouer que j'ai envie de rire : comme le disait ce diplomate français, l'avantage de la guerre civile sur l'autre, c'est qu'on peut rentrer manger chez soi (p. 132).

La politique est un drôle de métier. Pour y faire carrière, il faut rester arrimé au territoire. Interpréter les aspirations de la femme au foyer, du cheminot, du petit commerçant. Puis, quand vous arrivez au sommet, elle vous jette sur la scène globale. Soudain, les grands de ce monde deviennent des pairs. Et ils forment déjà un cercle, parce qu'ils y sont depuis quelque temps, ils ont eu le temps de se connaître entre eux, d'apprendre les codes de base. Vous, en revanche, n'êtes qu'un débutant propulsé sur la scène pour une représentation surprise. Dans votre pays, vous pouvez être respecté ou craint, mais ici vous n'êtes que le dernier arrivé. Vous devez recommencer à zéro, tout réapprendre, à partir de la façon de marcher, d'adresser un salut. Les réunions du G8, les assemblées de l'ONU, les forums de Davos : chaque occasion a ses rituels. Vos nouveaux amis se montrent affables, chacun d'entre eux paraît désireux de vous donner un coup de main. Mais il ne faut pas se faire d'illusions. Chacun d'entre eux a un plan pour vous baiser (p. 135).

La passion fait vivre l'homme, la sagesse le fait seulement durer (p. 146).

"Caligula souhaitait que les têtes de tous les hommes se trouvent sur un seul et unique col, dans le but de pouvoir réduire à néant le monde entier, d'un seul et unique coup". Pouvoir à l'état pur. C'est cela qu'est devenu le Tsar [c'est par ce mot que le narrateur désigne Poutine]. Ou peut-être était-il ainsi dès le début. Le seul trône qui lui apportera la paix est la mort (p. 267).

Nous avons cru longtemps que les machines étaient l'instrument de l'homme, mais il est clair aujourd'hui que ce sont les hommes qui ont été l'instrument de l'avènement de la machine. La transition se fera doucement : les machines n'imposeront pas leur domination sur l'homme, mais elles entreront dans l'homme, comme une pulsion, une aspiration intime. Dès à présent, la perfection de la machine est devenue l'idéal de milliards d'hommes qui se battent pour se fondre toujours plus dans le flux de la technologie. L'histoire humaine se termine avec nous. Avec vous, avec moi et peut-être avec nos enfants. Après, il y aura encore quelque chose, mais ce ne sera plus l'humanité. Les êtres qui viendront après nous, s'il y en a, auront des idées et des préoccupations différentes de celles qui ont occupé les hommes jusqu'à aujourd'hui (p. 272).


Un peu de doc ?

I. AUTOUR DU LIVRE ET DE L'AUTEUR
Repères biographiques
Livres écrits en français
Presse : vidéo, radio, articles
 
II. DANS LE LIVRE
Lieux et choses
Événements

Personnages
Auteurs

I. AUTOUR DU LIVRE ET DE L'AUTEUR

REPÈRES BIOGRAPHIQUES

Commençons exprès à l'envers : postes occupés, études, famille.

Postes occupés

- En entreprise : de
2003 à 2005, directeur général de Marsilio Editori, éditions qui ont publié plusieurs de ses livres
- Postes politiques : conseiller du ministre du patrimoine et des activités culturelles Francesco Rutelli ; adjoint au maire de Florence, Matteo Renzi ; conseiller politique de Matteo Renzi, président du Conseil italien
- Postes de responsabilité dans des institutions culturelles : en 2007 nommé au conseil d'administration de la Biennale de Venise ; de 2012 à 2016 : président du Gabinetto Vieuxsseux, institution culturelle de Florence.
- Fondations et think tank : en 2014, il devient membre de la Fondation Italie-USA ; en 2016, il fonde et préside le think tank Volta, actif en Italie et en Europe
- Enseignement :
Il assure actuellement à Sciences Po un cours en master politiques publiques et master affaires européennes "De la poésie à la prose de la politique : comment combler le fossé entre faire campagne et gouverner".

•Études
- à Rome diplôme en droit de l'Université La Sapienza

- à Paris maîtrise en sciences politiques de l'IEP (Sciences Po).

Famille
Né en 1973 à Neuilly-sur-Seine, de nationalité italo-suisse. Père italien économiste, pour l’OCDE puis la Commission européenne, avant de s’installer à Rome. Enfance passée entre Paris, Bruxelles et Rome. Mère suisse :

"Je tiens beaucoup à mon identité helvétique, tout sauf accessoire. J’ai d’ailleurs demandé à mon éditeur de préciser, en quatrième de couverture de mon roman, que j’étais également Suisse. Ce n’est pas une posture, mais une conviction : j’ai écrit une grande partie du Mage du Kremlin à Interlaken où ma mère possède une propriété. La ville est touristique, mais néanmoins très calme. Un lieu propice à la concentration." (Entretien avec Ghania Adamo, Swissinfo, 31 octobre 2022). On peut le voir recevoir une journaliste suisse ici dans cette maison (RTS, 6 novembre 2022)

En 1986, alors directeur du bureau économique du gouvernement socialiste de Bettino Craxi, le père est blessé dans un attentat à Rome :

"C’était l’un des derniers groupuscules terroristes issus des Brigades rouges. Il a été blessé aux mains et aux jambes, le carabinier qui assurait sa protection a tué une assaillante. Mon père a survécu à cet attentat, mais notre vie a basculé." Protection permanente, surveillance, déplacements sous escorte : "J’avais 13 ans, et mon rapport au monde a changé. Je ne veux pourtant pas me présenter comme un traumatisé : la politique, dont j’ai très tôt et très intimement perçu la dimension violente et douloureuse, m’a happé intellectuellement. Je ne l’ai plus quittée." (Télérama, 27 octobre 2022).

Actuellement, il vit presque à plein temps en France, avec son épouse franco-américaine, librettiste, et leur fille de 12 ans.

PUBLICATIONS

Dans la presse
Depuis 1996 où sort son premier roman, il publie des articles et des éditoriaux dans différents journaux italiens : Il Corriere della Sera, La Repubblica, Il Sole 24, Il Riformista.
En tant qu'auteur et commentateur politique, il intervient dans des émissions télévisées et radiophoniques en Italie et en France.

Livres publiés en italien et en français sur une vingtaine d'années

En France 4 livres sont publiés chez 3 éditeurs différents : La peste et l'orgie (Grasset, 2007), Le Florentin (Grasset, 2016), Les ingénieurs du chaos (JC Lattès, 2019 : Folio, 2023), Le mage du Kremlin, (Gallimard, 2022).
Mais de nombreux autres livres sont publiés en Italie, le premier livre
alors qu'il a 22 ans.

- 1996 : Un grande futuro dietro di noi : I giovani e la crisi italiana [Un grand avenir derrière nous]. Les menaces contre son père ne cessent qu’à sa mort accidentelle en 1996, à 57 ans. Dix jours plus tard, alors chroniqueur politique dans la presse, Giuliano da Empoli publie son premier essai – un succès – sur le désarroi de la jeunesse italienne ; ce livre a fortement animé le débat national en Italie et poussé le journal La Stampa à le désigner "Homme de l'année".
- 2000 : La guerra del talento [La guerre des talents] : à propos de la méritocratie et de la mobilité dans l'économie numérique.
- 2002 : Overdose : à propos de la surinformation
- 2004 : Fuori controllo [Hors de contrôle] : à propos de la "brésilianisation" de la société contemporaine, traduit en français en 2007 sous le titre La peste et l'orgie.
- 2005 : La sindrome di Meucci : à propos des industries créatives en Italie.
- 2008 : Canton Express.
- 2008 : Obama : la politica nell'era di Facebook [Obama : la politique à l'ère de Facebook].
- 2013 : Contro gli specialisti
[Contre les spécialistes]
- 2015 : La prova del potere [La preuve du pouvoir]
- 2016 : Le Florentin : sur Matteo Renzi
- 2017 : La rabbia e l'algoritmo : à propos de la nature et de l'organisation du Mouvement 5 étoiles
- 2017 : Il Soft Power dell'Italia
- 2019 : Gli ingegneri del caos : teoria e tecnica dell'Internazionale populistas traduit en français en 2019 : Les ingénieurs du chaos, JC Lattès, sur les coulisses du mouvement populiste global, sur les nouvelles techniques de propagande.

Le mage du Kremlin : questions d'édition

Le dernier livre de Da Empoli Les ingénieurs du chaos a été publié en 2019 chez JC Lattès.

Pourquoi un changement d'éditeur pour Le mage du Kremlin ? (question de coulisse)

Karina Hocine, éditrice chez Lattès, est partie chez Gallimard, et Da Empoli l'a suivie. Elle a accepté son projet sans hésitation : "Il est un homme cosmopolite, intelligent, discret, méfiant vis-à-vis du succès". Giuliano da Empoli lui a apporté le roman définitif début 2021 et le comité de lecture du printemps a été conquis.

Pourquoi le livre ne sort-il qu'en 2022 ? (question de maniaque)

Le confinement a créé un embouteillage de manuscrits. Le livre était en fabrication quand la guerre contre l’Ukraine a éclaté en février 2022. Il était programmé en mai. La sortie du roman a été avancée de seulement quinze jours pour être publié le 14 avril 2022.

Sorti avant le 24 février 2022, le livre n'a donc rien à voir avec l'Ukraine ? (question un peu bête)

Le Mage du Kremlin a été achevé en janvier 2021. Le roman nous fait comprendre, avec un an d’avance, les mécanismes ayant mené à l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022. (Infos éditioriales dans "Dans Le Mage du Kremlin, l'écrivain Giuliano da Empoli médite sur le pouvoir en Russie", Marie-Laure Delorme, JDD, 21 septembre 2022)

Le livre est-il écrit en italien ou en français ? (enfin une question intéressante)

D’abord écrit dans un mélange de ses deux langues maternelles ("une sorte de fritalien"), puis rédigé par ses soins dans chacune, le livre est sorti en France à la mi-avril, en Italie en juin. Son éditrice chez Gallimard, Karina Hocine, complice depuis Les Ingénieurs du chaos, raconte : "Début 2021, le comité de lecture a été conquis par ce roman qui puise dans l’âme humaine les ressorts du pouvoir et nous donne accès à un monde réel mais opaque. C’est bien plus tard que l’actualité a fourni une grille de lecture supplémentaire." (“Écrire Le Mage du Kremlin était un défi mental”, Juliette Bénabent, Giuliano da Empoli, Télérama, 27 octobre 2022)

Sont donc publiés :
- en avril 2022 : Le mage du Kremlin (il recevra le
Grand Prix du Roman de l'Académie française 6 mois plus tard)
- en juin 2022 : Il mago del Cremlino.

Le livre ne serait-il pas un succès ? (pas de commentaire sur cette question...)

Fin 2022, 300 000 exemplaires vendus, une vingtaine de réimpressions, 26 traductions en cours.

Le mage du Kremlin : histoires de prix (quelques potins)

-
Grand Prix du Roman de l'Académie française le 27 octobre 2022
Ce prix est décerné à l’auteur du roman que l’Académie a jugé "le meilleur de l’année" et l'auteur se voit attribuer  10 000 €.

L'écriv
ain a obtenu 9 voix au 1er tour de scrutin, contre 5 voix au militaire Jean Michelin pour Ceux qui restent (éd. Héloïse d'Ormesson) et 3 voix à la journaliste Pascale Robert-Diard pour La Petite menteuse (L'Iconoclaste).
Ce choix a peu sur
pris car le prix est présidé par la secrétaire de l'Académie française, Hélène Carrère d'Encausse, historienne spécialiste de la Russie qui a viré sa cuti, disant maintenant "Poutine n’est pas ma tasse de thé"... (à Raphaëlle Rérolle, Le Monde, 26 janvier 2023).

- Prix Goncourt le 3 novembre 2022
Les membres de l'Académie Goncourt étaient divisés : il y avait une véritable "fracture", a même reconnu l'un d'eux, Patrick Rambaud, qui n'a pas caché sa déception auprès de France Culture.
Et pour cause : les académiciens, réunis, comme le veut la tradition, au restaurant Drouant à Paris, sont allés au bout des 14 tours de vote réglementaires. D'un côté, 5 voix pour Le Mage du Kremlin, de l'autre, 5 voix pour Vivre vite de Brigitte Giraud (Flammarion). Aucun ne semblait vouloir modifier son vote. Alors, pour sortir de cette impasse, le président du jury Didier Decoin a, comme le règlement lui permet, fini par utiliser son vote comptant double et ainsi fait pencher la balance en faveur du livre de Brigitte Giraud.

PRESSE

Les entretiens suivants, à voir et écouter, sont ciblés sur le contenu ; c'est dans les entretiens choisis dans la presse écrite que sera évoqué ensuite et davantage le roman lui-même.

Radio et vidéo (certaines des émissions de radio sont filmées)
- Vidéo : entretien avec Nicolas Demorand, L'invité de 7h50, France In
ter, 31 mars 2022, vidéo YouTube, 9 min 42.
- Vidéo : entretien avec Guillaume Erner, L'Invité(e) des Matins, France Culture, 26 avril 2022, 40 min.
- Radio : Le masque et la plume, France Inter, 12 juin 2022, 11 min Elisabeth Philippe, Patricia Martin, Frédéric Beigbeder, Arnaud Viviant.
- Vidéo : Portrait puis entretien avec Jean-Mathieu Pernin, 28 min, Arte, 13 juillet 2022, 21 min (nouvelle émission de 28 min avec Elisabeth Quin sur le populisme, 28 décembre 2022, 36 min).

- Radio : entretien avec Laure Adler, L'Heure bleue, France Inter, 18 octobre 2022, 52 min.
-
Vidéo : Giuliano Da Empoli répond aux questions suivantes : Pourquoi avoir choisi ce titre ? Comment Vladislav Sourkov - conseiller de Poutine - est-il devenu le personnage très romanesque de votre livre ? Quel est le degré de porosité entre les faits évoqués dans votre roman et la réalité actuelle en Russie ? Comment analysez-vous les mécanismes de pouvoir en Russie ?, 27 octobre 2022, 5 min 39.
- Vidéo : La Grande Librairie, Augustin Trapenard, 24 novembre 2022, 4 min 48.
- Vidéo : entretien avec Grégoire Leménager, directeur adjoint de la rédaction de l'Obs, 21 novembre 2022, 1h30.
- Vidéo : entretien avec Olivia Gesbert, Le Book Club, France Culture, 8 décembre 2022, 37 min, avec également Emmanuel Ruben.

Presse écrite
De très nombreux articles louangeurs existent sur le livre, parus dans tous les quotidiens et news magazines.
On retiendra exprès :
- celui
d'Aurélie Filippetti, ancienne ministre de la Culture et de la Communication, enseignante agrégée de lettres classiques à Sciences Po :
"Écrire pour ne pas trop agir – sur Le Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli", AOC, 21 juin 2022
- un article d'Antoine Nicolle, c
hercheur en études russes à l’Inalco, "Le Mage du Kremlin multiplie les tours de passe-passe avec le réel", Le Monde, 15 janvier 2023.

Et seront ici privilégiés des extraits de réponses par l'auteur à des questions ayant trait au livre.

Le Soleil

Vous écrivez que Moscou est "la plus triste et la plus belle des grandes capitales impériales", en plus de dépeindre avec une grande précision dans le roman certaines particularités russes. D’où vous vient cette connaissance de la Russie ?

J’ai débarqué à Moscou un peu par hasard, quand j’étais adjoint du maire de Florence pour la culture, pour un festival de cinéma italien, en 2011. Cette sorte d’énergie noire de la ville qui émane du sang, le lustre fossilisé du Kremlin, les architectures staliniennes, tout ça m’a énormément frappé. J’y suis retourné après et bien que je n’y aie pas passé beaucoup de temps, je suis un peu entré en résonance avec cet endroit. C’est un endroit qui m’a fait peur aussi, mais en même temps, on est attiré par les choses qui nous font peur. (Entretien avec Laila Maalouf, La Presse, Québec, 26 novembre 2022)

Quand avez-vous commencé à élaborer votre idée d'un livre sur la Russie ?

En 2011, je me suis rendu à Moscou. J'ai été frappé par l'énergie noire qui s'y diffuse. On sent l'emprise du pouvoir. Partout. Mais aussi la force. J'ai éprouvé de la crainte. Et une certaine attraction. J'ai senti tout de suite une connexion avec ce pays, qui ne s'est pas démentie après. J'ai eu conscience que j'ouvrais un chapitre sur la Russie et que je n'allais pas en rester là. (Entretien avec Olivia Phelip, Viabooks, 28 octobre 2022)

Comment le livre est-il né ?

C’est en effectuant des recherches pour Les ingénieurs du chaos (JC Lattès, 2019), un essai – traduit en douze langues – consacré aux conseillers des leaders populistes, qu’il s’est familiarisé avec la figure de Vladislav Sourkov, dont son protagoniste est librement inspiré. "Bien que j’aie tout de suite été frappé par ce personnage, j’ai choisi de ne pas l’insérer dans mon livre. La possibilité d’en faire quelque chose d’autre me trottait dans la tête. Il est tellement romanesque qu’il m’a libéré et poussé à devenir romancier." ("Le Mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli : le Kremlin vaut bien un roman", Histoire d’un livre, par Macha Séry, Le Monde, 7 mai 2022)

Vous avez écrit plusieurs essais sur différents sujets politiques ou sociaux. Pourquoi faire du Mage du Kremlin votre première œuvre de fiction ?

J'avais envie d'aller plus loin. Quand vous écrivez des essais et que vous racontez une réalité comme celle du pouvoir au Kremlin, il y a une limite à laquelle vous devez vous arrêter. Vous êtes dans le factuel. Si vous êtes un essayiste moindrement sérieux, vous n'écrivez que ce que vous pouvez raisonnablement prouver, démontrer, etc.
Paradoxalement, moi je n'avais pas envie de sortir de la réalité, mais d'y entrer plus. Pour le faire, j'ai eu besoin d'une base factuelle mais, pour entrer dans la tête de mes personnages et suivre leur logique jusqu'au bout, j'avais besoin de basculer dans la fiction.
Je n'ai rien inventé, mais j'ai pas mal imaginé sur la base de ce que je savais et de mon expérience de conseiller politique. (Entretien avec Léa Harvey, Le Soleil, Québec, 20 novembre 2022)

Vous avez été conseiller politique — notamment du président du Conseil italien Matteo Renzi — et avez écrit une douzaine d’essais à ce jour avant de vous lancer dans ce premier roman : pourquoi avoir choisi la fiction pour raconter les coulisses du pouvoir russe des 20 dernières années ?

J’ai d’abord écrit un essai qui s’appelait Les ingénieurs du chaos [paru en 2019] sur les nouvelles techniques de propagande ; et ce livre-ci est une sorte de spin-off fictionnel. J’ai préparé le roman comme si c’était un essai. D’ailleurs, la base est factuelle ; tous les faits qui sont racontés dans le roman sont réels. Toute la réalité russe est souvent tellement romanesque qu’il ne faut même pas faire un très grand effort d’imagination pour accéder à la fiction. Et puis j’avais envie d’aller au-delà des limites et des contraintes de l’essai pour faire un pas en plus et essayer d’imaginer un point de vue, de me projeter sur ces personnages, et c’est là que le roman a pris forme. (Entretien avec Laila Maalouf, La Presse, Québec, 26 novembre 2022)

Comment vous est venue l'idée d'écrire un roman, vous qui êtes un politologue habitué aux essais ?

Pour les recherches concernant mon livre Les ingénieurs du chaos (JC Lattès), je m'étais intéressé à la figure de Vladislav Sourkov, ancienne éminence grise de Poutine. Je l'avais trouvé très romanesque en tant que tel. Il méritait qu'on lui consacrât un livre entier. Il m'a semblé qu'il serait le meilleur des "passeurs" pour décrire la vie du Kremlin. Pourquoi la forme romanesque ? Il est des réalités qui ne peuvent s'approcher qu'avec une part d'interprétation, d'imagination, d'intuition. Il faut assumer sa subjectivité, ce que le travail de romancier permet, contrairement à celui d'essayiste. C'est pourquoi j'ai choisi d'écrire un roman. J'avais besoin de cette marge pour faire ressentir des émotions qui ne peuvent se démontrer. De plus, en Russie, cette part émotionnelle est fondamentale pour comprendre le cheminement des actions et des motivations. Émotions qui peuvent être contradictoires d'ailleurs. (Entretien avec Olivia Phelip, Viabooks, 28 octobre 2022)

Votre roman est la meilleure des illustrations sur l'exercice du pouvoir aujourd'hui en Russie. Il est finalement plus efficace qu'une démonstration...

Je voulais raconter l'expérience du pouvoir de l'intérieur. Rentrer dans la tête des personnes proches de ce pouvoir. Être comme un infiltré par l'intermédiaire de mon personnage central, que j'ai appelé, Vadim Baranov, inspiré de Vladislav Sourkov, tout en conservant ma distance d'auteur. J'ai donc mêlé le fruit d'un important travail de documentation à mon exercice d'imagination. C'est pourquoi j'ai gardé les noms des principaux protagonistes comme Vladimir Poutine. Lorsque mon imagination est à l'œuvre, elle reste toujours dans les limites du vraisemblable. (Entretien avec Olivia Phelip, Viabooks, 28 octobre 2022)

L’écriture vous a-t-elle posé un plus grand défi qu'un essai ?

Quand vous écrivez un essai, vous employez une partie de votre cerveau qui est assez bien définie, la partie plutôt rationnelle, et vous faites des démonstrations, mais c’est assez simple. Par contre, l’écriture d’un roman vous mobilise tout entier : votre expérience, vos sentiments, vos passions, votre rationalité, aussi, évidemment. Et quand on est habitué à écrire des essais, se libérer et accéder à cette autre dimension, c’est un défi — et j’avais très envie de me confronter à ce défi. Mais je n’avais pas l’intention, en écrivant ce livre, d’amorcer une carrière de romancier ; j’avais envie de l’écrire sous forme de roman. Il y a des raisons personnelles aussi ; j’avais envie de dédier à ma fille, qui a 12 ans, un livre qui serait un peu moins périssable, peut-être, qu’un essai d’actualité. (Entretien avec Laila Maalouf, La Presse, Québec, 26 novembre 2022)

Le personnage principal de votre ouvrage, Vadim Baranov, est basé en partie sur Vladislav Sourkov, un proche conseiller de Poutine. Pourquoi vous être inspiré de lui, un homme qui est toujours vivant par ailleurs ?

[rires] Parce que c'est un personnage assez hors-norme dans le cercle des gens qui entourent Poutine, qui est un groupe assez gris fait d'anciens membres du service de renseignements, de militaires, d'hommes d'affaires.
[Sourkov] détonne parce qu'il a fréquenté l'Académie d'art dramatique de Moscou. Il écrit des romans sous pseudonyme et d'autres histoires courtes qu'il publie. Il connaît très bien la culture occidentale et la culture pop.
Il a pu faire un usage assez particulier de ses connaissances. Il donne l'impression de concevoir son travail politique de propagande comme une performance artistique. Ça, ça m'a semblé être assez romanesque.
Après, j'en ai fait un tout autre personnage dans le livre. J'ai gardé plusieurs noms originaux dans le livre, mais j'ai changé le sien parce que mon Baranov n'est pas Sourkov. (Entretien avec Léa Harvey, Le Soleil, Québec, 20 novembre 2022)

La guerre en Ukraine a rendu votre sujet plus actuel que jamais.

Oui, c’est horrible de le constater. De mon point de vue c’était un sujet un peu latéral, une réflexion sur le pouvoir. Une des thèses de mon livre, c’est que les mécanismes du pouvoir sont à peu près les mêmes partout. Les pulsions des hommes de pouvoir, le cœur du pouvoir comme lieu suprême de l’irrationnel et de la folie plus que, comme on pourrait parfois l’imaginer de l’extérieur, comme un lieu de rationalité et de calculs. Non. De mon point de vue, le cœur du pouvoir est le cœur de l’irrationnel. (Entretien avec Laurent Marchand, Ouest France, 2 novembre 2022)

Et selon vous, ce n’est pas spécifique du pouvoir russe…

C’est un peu partout pareil, l’animal politique a les mêmes pulsions. Ce qui change, ce sont les limites qu’on met à ces pulsions. Les systèmes démocratiques, comme chez nous, sont plus structurés pour poser des limites à l’exercice du pouvoir, pour le contenir dans le temps. En Russie, évidemment, il y en a moins. Et le pouvoir peut prendre sa forme la plus monstrueuse. Dans le livre, j’essaye d’explorer les mécanismes de cour, je pense que les mémorialistes français qui ont décrit le fonctionnement de la cour au XVIIe siècle ont raconté des choses qui sont plus ou moins semblables. (Entretien avec Laurent Marchand, Ouest France, 2 novembre 2022)

Vladimir Poutine est-il irrationnel ?

Je pense qu’il a une forme de rationalité qui lui est propre, mais qui est évidemment assez éloignée de la nôtre. Elle subit la distorsion de la drogue la plus lourde que vous puissiez assumer qui est le pouvoir, presque absolu. Il a dû le construire et le consolider, mais aujourd’hui c’est un pouvoir qui donne l’impression d’être presque absolu. Cela devient un champ magnétique, qui change la perception des gens de façon assez radicale. Cela dit, je pense qu’il y a une rationalité dans le comportement de Poutine. Les éléments qui ressortent aujourd’hui, la violence et la brutalité, étaient présents dès le début. C’est aussi une histoire que j’essaye de raconter. (Entretien avec Laurent Marchand, Ouest France, 2 novembre 2022)

C’est-à-dire ?

Dans le monologue du Grand Inquisiteur, Dostoïevski dit qu’il y a trois sources de pouvoir : l’autorité, le mystère et le miracle. Quand Vladimir Poutine arrive au pouvoir en 1999, il a l’autorité. Il a été nommé par Eltsine de façon telle qu’il est légitime. Il a le mystère, parce que ce n’est pas un homme politique, ce n’est pas quelqu’un de transparent, il a fait carrière dans les services de sécurité. Mais ce qu’il lui manque, alors, c’est le miracle. (Entretien avec Laurent Marchand, Ouest France, 2 novembre 2022)

Et le miracle comment se matérialise-t-il ?

Les bombes de septembre 1999, qui font s’effondrer les tours de Moscou (plus de 200 morts), c’est le miracle qui lui manquait. Il vient d’arriver, c’est le cinquième Premier ministre en deux ans. La panique gagne les Moscovites, qui craignent de mourir sous les bombes attribuées aux terroristes tchétchènes. Et Vladimir Poutine répond avec une brutalité inouïe. Il va en Tchétchénie. C’est d’une certaine façon le fondement du pouvoir de Poutine qui repose sur une violence impitoyable. C’est ce qui est ressorti avec l’Ukraine, comme cela a été le cas épisodiquement durant ces vingt dernières années. La violence est là, nue, toute crue, sous les yeux de ceux qui ne voulaient pas la voir. (Entretien avec Laurent Marchand, Ouest France, 2 novembre 2022)

La progression psychologique nous fait entrer au fil des pages dans le centre du pouvoir. Or, le centre névralgique du nouveau monde, c'est la télévision. La propagande est-elle la grande arme de Poutine ?

Les années 1990 en Russie, c'est un moment de fusion. Un moment où la tradition russe de la propagande, de la manipulation, qui est une tradition très ancrée et qui remonte au temps des Tsars, se fond avec les techniques les plus modernes importées de l'Occident. Lors de la campagne de 1996, c'est le moment de Berezovsky. Eltsine est très bas dans les sondages, les communistes menacent de revenir, et on assiste alors à un investissement colossal des oligarques, autour d'un milliard et demi de dollars, dans la présidentielle de 1996. Ils importent tous les spécialistes des États-Unis, les "technologues politiques" comme ils les appellent à Moscou. On est dans l'ère Brejnev, mais avec toutes les techniques les plus sophistiquées. (Entretien avec Laurent Marchand, Ouest France, 2 novembre 2022)

Votre "tsar" apparaît terrifiant et fascinant en même temps. Ne craignez-vous pas de contribuer à nourrir la légende de Vladimir Poutine ?

Le mal que peut faire celui qui incarne l'art du cynisme au plus haut niveau peut fasciner. C'est ce même mécanisme qui explique que le public soit fasciné par les serial-killers et les gangsters. Cela nourrit même nombre de films ! Ici, nous regardons presque en face une personnalité qui tient une partie du monde entre ses mains. Pénétrer son système mental et tenter de comprendre sa logique de fonctionnement est essentiel pour analyser ce qui se passe aujourd'hui. Pour arriver à ce point de pouvoir, il faut incontestablement posséder des qualités hors-norme. Je trouve que le personnage est plus glaçant que fascinant. Mais il appartiendra à l'Histoire de la Russie. Nul ne peut le nier. (Entretien avec Olivia Phelip, Viabooks, 28 octobre 2022)


II. DANS LE LIVRE
Lieux et choses
Événements
Personnages
Auteurs

Voici d'abord quelques images de la réalité à laquelle renvoie le roman.
Les extraits du livre sont les passages qui ne sont pas en gras.

LIEUX ET CHOSES

Les vertushkas

"Les vertushkas existent encore, vous savez ?"
(Ch 4, p. 52)
Dès 1922, à l'initiative de Lénine, un réseau automatisé spécial a été installé pour la bureaucratie du Kremlin, parallèlement aux lignes téléphoniques publiques. Les vertushkas correspondaient à un système téléphonique interne spécial en Union soviétique, à une époque où les standards téléphoniques étaient manuels. Le téléphone est sans cadran et directement relié au Kremlin. Il relie le chef à des subordonnés, aux secrétaires régionaux du parti, aux hauts responsables militaires ou d'importants chefs d'usine appartenant à l'État. Avoir une vertushka reflétait le statut élevé du propriétaire dans la hiérarchie de la gouvernance. Le système persista au-delà de la chute de l'Union soviétique, avec environ 20 % des téléphones en 1991 existant sur des réseaux privés

Ce téléphone fait partie de la kremliovka, le privilège de ceux qui ont un accès direct aux hauts responsables du Kremlin : entre autres avantages, ils avaient accès à des marchandises et des produits auxquels le reste de la population n'avait pas droit (voir en ligne cet extrait de Histoire mondiale du communisme tome 2 de Thierry Wolton). C'est le cas du père du narrateur :

À cette époque le privilège le plus recherché à Moscou était la kremliovka, le panier de victuailles réservé aux membres et aux hauts fonctionnaires du Comité central du Parti. Chaque jour, le chauffeur de mon père, Vitali, allait le retirer au numéro 2 de la rue Granoskovo. Toutes les fois où cela m’était permis, je l’accompagnais. Le chauffeur s’arrêtait en face d’un établissement comme tous les autres, mais on comprenait qu’à l’intérieur il se passait quelque chose, parce que dehors il y avait presque toujours d’autres voitures officielles, arrêtées, moteur allumé. Vitali et moi entrions dans l’immeuble et, après avoir traversé un long corridor, on arrivait devant une porte vitrée surmontée d’une plaque : "Bureau des laissez-passer". Vitali frappait et entrait sans attendre la réponse. À l’intérieur, derrière un comptoir, une employée vêtue de gris lui souriait. Cela aussi était un privilège inédit : à l’époque les fonctionnaires ne souriaient jamais en Union soviétique. Puis, elle demandait à Vitali ce qu’il désirait ce jour-là. Alors il se tournait vers moi et me disait : "Alors, Vladenka, qu’est-ce qu’on mange aujourd’hui ?" Et moi je pouvais choisir ce que je voulais : des pirojki au saumon et des côtelettes d’agneau, des caramels Lenov et des oranges d’Azerbaïdjan. Je crois que plus jamais de ma vie je n’ai éprouvé une telle sensation de bien-être et de pouvoir absolu. (Ch. 4 p. 47)

L'Hôtel Metropol et son bar

À Moscou, les bars des hôtels représentaient à cette époque mon oasis (...) Au Metropol, en général, il me suffisait de boire les première gorgées d'un whisky pour me sentir transporté sur les rives prospères et inoffensives du Léman. (Ch. 22, p. 194)

Le château de la Garoupe

J'atterris à Nice un matin d'automne. L'air sentait le sel et la résine. Deux sbires, vêtus en Prada, m'attendaient sur la piste pour me conduire au château de la Garoupe. (Ch. 19 p. 168)

Cette maison où vinrent des célébrités, dont Cole Porter et Pablo Picasso, fut achetée en 1999 par Boris Berezovsky (1946-2013)

La propriété de Novo-Ogaryovo (évoquée ch. 26, p. 229)

Le bâtiment sert de résidence officielle au Président de la Fédération de Russie depuis l'an 2000. Située à 25 km du Kremlin, la résidence de Novo-Ogariovo dispose d’un héliport, d’une piscine, de diverses salles de sport, d’une écurie et d’un poulailler. Poutine se rend au Kremlin en hélicoptère depuis 2013.

QUELQUES ÉVÉNEMENTS ÉVOQUÉS DANS LE LIVRE

En 1995, Bill Clinton accueille Boris Eltsine (1931-2007) à New York

Essayez d'imaginer la scène : une journée d'automne, toujours à New York. Le président américain et le président russe viennent de conclure un accord bilatéral à la bibliothèque Franklin D. Roosevelt et ils se trouvent à présent à l'extérieur pour une déclaration à la presse. Colonnes néoclassiques, drapeaux, garde présidentielle en grand uniforme et, sous la tribune, deux citrouilles en hommage à cette fête barbare que, comme d'habitude, les Américains ont réussi à infliger au monde entier. Clinton prend brièvement la parole, puis la cède à Eltsine qui commence à haranguer la foule, visiblement pas tout à fait sobre. Pendant que la voix de notre président résonne, Clinton éclate de rire. C'est inhabituel, mais ce n'est pas grave, il arrive aussi à l'homme le plus puissant de la terre de rigoler. Le problème, c'est que Clinton ne s'arrête pas. Il ne parvient pas à s'arrêter : le vieil ours, titubant, ridicule, le fait littéralement s'esclaffer. Clinton a les larmes aux yeux, le visage écarlate, il est en plein fou rire. Cloués devant la télévision, nous les Russes l'implorons intérieurement d'arrêter. Nous connaissons Eltsine, ses habitudes, ses faiblesses. Mais c'est le président de la Fédération de Russie, que diable, l'État le plus vaste de la planète, une superpuissance nucléaire ! Rien, Clinton ne réussit plus à se contrôler. Maintenant, il chancelle lui aussi, donne de grandes tapes sur les épaules d'Eltsine qui, bien que bourré, apparaît légèrement gêné. Une nation entière, cent cinquante millions de Russes, plonge dans la honte sous le poids du fou rire du président américain.
C'est cette scène qui est apparue au Tsar quand Clinton lui a demandé des nouvelles du vieux Boris. Alors, il lui a fait comprendre tout de suite qu'avec lui ce serait différent. Plus de claques dans le dos ni de gros rires. Clinton a été déçu, c'est évident. Il pensait que désormais tous les présidents russes ne seraient que de braves portiers d'hôtel, gardiens des plus vastes ressources de gaz de la planète pour le compte de multinationales américaines. Pour une fois, lui et ses conseillers sont repartis un peu moins souriants que lorsqu'ils étaient arrivés. Mais à quoi s'attendaient-ils ? (Ch. 15, p. 140)

Cliquez ›ici pour visionner le fou-rire de Clinton

En 2000 : le naufrage du sous-marin Koursk

Mais, peu de jours après son arrivée à Sotchi, la tranquillité du Tsar a subi une brusque interruption quand un sous-marin nucléaire de la marine russe a coulé pendant un exercice dans la mer de Barents. Il y avait à bord une centaine de membres d’équipage : certains d’entre eux sont morts sur le coup tandis que les autres étaient piégés au fond de la mer. Au début, nous avons cherché à garder le secret, comme on l’avait toujours fait, mais deux jours plus tard, la nouvelle, on ne sait comment, a commencé à filtrer. (Ch. 13 p. 124)



Le Parisien

En 2004, la révolution orange est le nom donné à une série de manifestations à Kiev et à travers l'Ukraine pendant une quinzaine de jours, à la suite de la proclamation du résultat du deuxième tour de l'élection présidentielle, que de nombreux Ukrainiens perçoivent comme truqué par le gouvernement de Viktor Ianoukovytch appuyé par Poutine. Le résultat est l'annulation par la Cour suprême du scrutin et l'organisation d'un nouveau vote qui voit la victoire de Viktor Iouchtchenko.

Quelques jours après mon excursion sur la Côte d’Azur, la situation en Ukraine a dégénéré. Soutenus par les Américains, les rebelles ont refusé de reconnaître le résultat des élections, occupant la place principale de Kiev avec leurs chants, leurs rubans orange, leurs joyeux slogans pro-occidentaux. Soudain, des commissions d’observateurs internationaux, des délégations du Congrès américain, des missions diplomatiques de l’Union européenne se sont matérialisées du néant : toutes concordaient pour juger illégitime le résultat des élections gagnées par le candidat pro-russe. On venait à peine de voter en Afghanistan, en Irak, avec les bombes qui explosaient dans les rues et les troupes américaines qui occupaient les bureaux de vote – là-bas, clairement, aucun problème, tout était régulier. Mais pas en Ukraine, bien sûr que non. Il fallait revoter parce que le résultat n’était pas le bon. Alors, le gouvernement ukrainien a été obligé de convoquer de nouvelles élections et, cette fois, le candidat pro-américain a gagné, celui qui voulait faire entrer l’Ukraine à l’Otan. L’Ukraine – la patrie de Khrouchtchev et de Brejnev, le siège de notre flotte militaire – à l’Otan !
Ils l’avaient appelée la "révolution orange". Révolution, oui ! C’était l’assaut final à ce qui restait de la puissance russe. L’année précédente, cela avait été la Géorgie. Là-bas, ils l’avaient baptisée la "révolution des roses" ! Et dans ce cas aussi, le résultat de cette poétique révolution, faite de jolies filles et de nobles idéaux, avait consisté à porter au pouvoir un espion de la CIA. Il n’y avait pas besoin d’une boule cristal pour imaginer l’étape suivante : la Russie. Une belle révolution colorée à Moscou, un nouveau président, avec un master de Yale en poche, et le triomphe des États-Unis aurait été complet. Le jeune Bush aurait pu se produire dans une de ces mascarades qui lui plaisaient tellement. "Mission accomplished", et cette fois directement sur la place Rouge. (Ch. 20, p. 178)

En 2007 : lors de pourparlers russo-allemands Connie, le labrador noir du président russe, est entré dans le bureau… "Elle m’avait raconté cet épisode qui l’avait considérablement marquée de sa rencontre avec Poutine, se souvient l’ancien président de la République François Hollande. Elle m’a dit que Poutine savait qu’elle n’aimait pas les chiens, ce qui m’avait d’ailleurs assez bien éclairé sur la personnalité de Vladimir Poutine." (France Info)

La première version du livre s'intitulait "Le labrador" et le livre commençait par cette scène, raconte Da Empoli, dans cette vidéo d'entretien avec Brice Couturier et Marie Ameller (du CNL, organisé par Le Laboratoire de la République, Maison de l'Amérique Latine
, 8 septembre 2022, 45 min, 12 min)
.
Pourquoi ? Parce que c'est un moment de bascule où Poutine casse les règles de l'Occident...

Le coup du labrador ne vient pas de moi. Mais il faut admettre qu'il s'agit d'une idée géniale, quoiqu'un peu brutale, comme la plupart des initiatives du Tsar. La chancelière s'était préparée à une rencontre normale. Impeccable, en tailleur noir et bottines achetées au supermarché, comme d'habitude, sans papiers. Parce qu'elle étudiait tout à l'avance : les fiches minutieuses produites par son équipe, les notes avec en-tête des ministères et les mémos sur papier simple, distillés par les services de sûreté de la République fédérale. Des nuits entières et des journées passées à dévorer des données, à tracer des scénarios géopolitiques avec la même exactitude que celle avec laquelle elle menait ses expériences de laboratoire au temps de sa carrière universitaire. Le résultat, c'est que la chancelière arrivait toujours fraîche et sûre d'elle, méchante comme tous ceux qui savent qu'ils peuvent se le permettre, avec la puissance géométrique de ces Länder et de ces Konzerne derrière elle. Ce jour-là, pourtant, rien n'aurait pu la préparer à ce qui l'attendait au moment où elle fit son entrée dans la salle de réunion. Koni. Le gigantesque labrador noir du Tsar.
Pour bien apprécier la situation il faut savoir que la chancelière avait la phobie des chiens. Au fil des années, elle avait subjugué plus de bêtes féroces dans l'arène de la politique mondiale que tous les dompteurs de cirque réunis. Mais un chien, n'importe lequel, même le plus insignifiant, parvenait à réveiller en elle la terreur primordiale qu'elle avait éprouvée à l'âge de huit ans, quand seul un miracle avait empêché que le rottweiler du voisin la déchiquette sous les yeux horrifiés de son père.
Imaginez alors la scène au Kremlin ce jour-là. D'ailleurs, vous n'avez pas besoin de l'imaginer car les photos sont en ligne. La chancelière qui sourit jaune tandis que Koni, le poil brillant, rôde autour d'elle. La chancelière pétrifiée sur sa chaise tandis que Koni s'avance, joueuse, à la recherche de câlins. La chancelière au bord de la crise de nerfs quand Koni enfile le museau dans son giron pour renifler l'odeur de sa nouvelle amie. Le Tsar, à ses côtés, sourit, relax, jambes écartées : "Vous êtes sûre que le chien ne vous dérange pas, madame Merkel ? Je pourrais le mettre dehors, mais il est tellement gentil, vous savez. Je m'en sépare difficilement."
Le labrador. Voilà le moment où le Tsar a décidé d'ôter ses gants et de commencer à jouer la partie comme il l'avait apprise dans les cours de Leningrad, où tu n'avais pas le temps d'effleurer le ballon que déjà quelqu'un t'avait donné un coup de genou dans les couilles. Là-bas on devait toujours démontrer qu'on était un peu plus fou que les autres si on voulait que les brutes n'aient pas le dessus. La politique de très haut niveau, c'est un peu la même chose. Salons dorés, piquets d'honneur, cortèges officiels traversant les rues fermées à la circulation, mais ensuite, au fond, c'est la même logique que la cour d'école où les brutes imposent leur loi et où la seule façon de se faire respecter c'est le coup de genou. (Ch. 23 p. 187)

2014 : cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques à Sotchi
La cérémonie d'ouverture magnifie l'histoire
de la Russie : conquête des steppes, évocation des églises russes, fondation de Saint-Pétersbourg par Pierre le Grand, bal de Natacha Rostov dans Guerre et Paix de Tolstoï, ballet sur la musique du Lac des cygnes de Tchaïkovski, évocation du constructivisme des années 1920, industrialisation de l'époque stalinienne, etc.).
Voir un résumé filmé ›ici.

Plus on se rapprochait de la date de l'ouverture et plus le Tsar avait de difficultés à parler d'autre chose. Il est clair qu'il considérait les Jeux comme l'apogée de son règne. Et je dois admettre que l'occasion d'y prendre part, en m'occupant de la cérémonie d'ouverture, me fascinait. La boucle était enfin en train de se fermer. Parti du théâtre, j'étais passé à la mise en scène de la réalité. On ne pouvait pas dire que je m'en sois mal tiré. À présent, on me demandait de projeter sur la scène la réalité que j'avais contribué à construire. Seulement, cette fois, il ne s'agissait plus d'un petit théâtre d'avant-garde mais d'une immense arène, pour un public qui comprenait la planète entière.
C'était l'occasion que j'attendais. À force de jouer au démiurge, je m'étais engagé dans une voie sans issue. Ce que je voulais maintenant, c'était revenir en arrière, rétablir un rapport avec tout ce que j'avais trouvé de beau dans le monde. On me demandait de mettre en scène la Russie, la grandeur tragique de son histoire, la poignante beauté de ses lettres et de ses chants ? J'en ferais une histoire personnelle, l'occasion de renouer les fils brisés de ma famille, qui étaient d'ailleurs les fils brisés de toutes les familles russes.
Notre génération avait assisté à l'humiliation des pères. Des gens sérieux, consciencieux, qui avaient travaillé dur toute leur vie et qui s'étaient retrouvés, les dernières années, perdus comme un Aborigène australien qui essaye de traverser l'autoroute. Cela valait pour les enfants de la nomenklatura comme pour tous les autres. Nous avions vu nos parents, des hommes forts, nos points de référence, errer, les yeux écarquillés, incrédules face à l'effondrement de tout ce en quoi ils avaient cru. Nous les avions vus raillés, mortifiés pour avoir simplement fait leur devoir. D'ailleurs, c'est nous qui les avions raillés et mortifiés. Nous avions tous, je pense, été frappés à mort par cette scène. Nous l'avions produite et nous en avions été frappés. Personne n'avait pu, par la suite, maintenir une conscience intacte. Il s'agissait à présent de leur rendre justice. À eux et à leurs pères, qu'ils avaient eux aussi humiliés, parce que la Russie est éternellement condamnée à recommencer.
Au cours des années, le Tsar avait repris avec patience les fils de l'histoire russe pour essayer de lui donner une cohérence. La Russie d'Alexandre Nevski, la Troisième Rome des patriarches, celle de Pierre le Grand, la Russie de Staline et celle d'aujourd'hui. En cela résidait la grandeur de Poutine, mais il avait ensuite cédé à la tentation de trouver, dans la continuité de la force, la trame qu'il cherchait ; une intrigue dénuée de lumière, mais non de grandeur, qui partait des opritchniki d'Ivan le Terrible et, passant par la police secrète des tsars et la Tcheka de Staline, arrivait jusqu'aux Sechine et aux Prigojine d'aujourd'hui. (Ch. 26 p. 232)


Retour à un classique russe qui fait son effet : les danseurs du Bolchoï. Les portraits géants de douze grands écrivains comme Tolstoi ou Dostoievski sont sortis du sol sous un tonnerre d'applaudissements très respectueux...

PERSONNAGES

Vadim Baranov est un personnage de fiction, ainsi que celle qui deviendra sa femme, Ksenia, contrairement à ceux qui sont cités ci-dessous. L'auteur s'est explicitement inspiré de Vladislav Sourkov, mais en inventant sa famille, sa femme... Mais il joue un rôle analogue au personnage du livre par rapport à Poutine, a publié des livres, a démissionné, est visé par les sanctions européeennes, etc. Le voici ici avec Poutine en 2006

Vladislav Sourkov et Vladimir Poutine en 2012

Knesia qui "torture" les personnages, cynique, opportuniste, traverse la corruption et la violence et représente beauté et pureté, dit l'auteur (entretien vidéo, 8 septembre 2022, 45 min, 12 min).

Mikhaïl Khodorkovski (né en 1963)

Un jour, untel venait à son rendez-vous sur la bicyclette du grand-père, et le jour d’après vous le voyiez arriver dans une Bentley blindée, entouré de gardes du corps.
C’est plus ou moins ce qui était arrivé à un type sur lequel je tombais de temps à autre, quand je sortais de ma réserve indienne pour rencontrer quelques vieux amis du lycée réincarnés en hommes d’affaires. Mikhaïl avait été le chef des Jeunes communistes à la faculté d’ingénierie. N’allez pas imaginer un apparatchik du Parti. (Ch. 6, p. 63)

Khodorkovsky courtise et épouse l'amante (fictive) de Vadim Baranov avant d'être arrêté pour escroquerie en 2003 : sur un aéroport sibérien, un groupe d’hommes en treillis de combat fait irruption dans l’avion de ce puissant oligarque...
  
Libre à gauche 26 octobre 2003 et après dix ans d'incarcération à droite en 2013 lors la grâce de Poutine juste avant les JO.

Boris Berezovsky (1946-2013)

À cette époque, le propriétaire de l’ORT était un milliardaire qui s’appelait Boris Berezovsky. À première vue, il ne s’agissait pas d’un oligarque particulièrement crédible. Rien dans sa figure n’inspirait l’autorité ou simplement le respect. Il était petit, gras, myope, constamment agité par quelque idée ou occupé à rire ou à faire rire. (Ch. 8 p. 79)

Boris Berezovsky cultive des relations avec tous les milieux, dont celui du crime organisé, tire profit de la libéralisation post-communiste, entre dans le cercle intime d'Eltsine pour devenir l'un des plus influents oligarques de Russie. Lors d'une attaque à la bombe en 1994, son chauffeur est décapité lors de la déflagration. Il finance la création du parti Russie unie qui devient le soutien parlementaire de Poutine. Il démissionne de son mandat de député en 2000.
En 2001, il s'exile à Londres où il habite, en alternance avec sa propriété du cap d'Antibes. En 2004 il finance la révolution orange en Ukraine. En 2013, il est retrouvé mort dans sa salle de bain britannique.

Sergueï Stepachine (né en 1952) est nommé par Eltsine directeur du Service de sécurité en 1994 et exerce cette fonction jusqu'en juin 1995. Il est nommé président du gouvernement par Eltsine en 1999 et rapidement remplacé par le futur président Vladimir Poutine qu'Eltsine avait fait directeur du Service fédéral de sécurité (FSB) en 1998 avant donc qu'il devienne président du gouvernement de la Russie l'année suivante.
On voit dans le roman Boris Berezovsky débiner Stephachine quand il intervient auprès de Poutine, alors chef du FSB, pour accepter de prendre le pouvoir :

Blotti derrière son bureau de palissandre, Poutine semblait sincèrement ébranlé. « C’est possible, mais il doit bien y avoir une autre solution ! Stepachine est Premier ministre depuis à peine trois mois, pourquoi ne misez-vous pas sur lui ?
— Ça ne va pas le faire, Volodia. Il est à trois pour cent dans les sondages. Tu sais comment se forme l’opinion publique, il lui faut très peu de temps pour porter un jugement et ensuite il devient presque impossible de le modifier. Les gens ont vu Stepachine à l’œuvre et sont convaincus qu’il n’est pas à la hauteur de la situation. D’ailleurs, franchement, ils ont raison. Tu vois Stepachine guider nos troupes dans le Caucase ? Ce serait comme mettre une kalachnikov entre les mains d’une oie domestique. La Russie a besoin d’un homme, Volodia. Un vrai chef qui la guide dans le nouveau millénaire. (Ch. 9 p. 91)

Igor Sechine (né en 1960), le "secrétaire" de Poutine
Un des nombreux oligarques présents dans le roman.

Le matin du 31 décembre 1999, quand vos journaux étaient pleins d’articles ridicules sur le bug du millénaire qui risquait de ficher en l’air les ordinateurs et de faire tomber les avions, Poutine m’a convoqué dans son bureau. "Dis-moi, Vadim, est-ce qu’à l’académie d’art dramatique on vous a appris à sauter en parachute ?"
Cela m’a paru une question d’un goût douteux et je suis resté silencieux.
"Mais on vous aura au moins appris à faire semblant, non ?"
L’habituelle lueur d’ironie brillait dans l’œil du Tsar. Debout à ses côtés, Sechine jouissait de la scène avec la volupté du doberman qui a finalement reçu à manger le petit chat qu’il avait observé dans le jardin du voisin. Comme je continuais à me taire, Poutine a ajouté sur un ton sec : "En tout cas, prépare-toi, on part dans l’après-midi." (Ch. 12, p. 114)



Poutine et Sechine en 2020

Aleksandre Zaldostanov (né en 1963)

Je me suis souvenu d’un curieux personnage que j’avais rencontré une ou deux fois en fréquentant Limonov. Alexandre Zaldostanov était un colosse de presque deux mètres, toujours vêtu de cuir noir et doté d’une crinière fournie qui lui descendait sur les épaules. En apparence, un motard comme les autres, dans la vaste galerie d’énergumènes dont Édouard aimait s’entourer. Il avait attiré mon attention parce qu’une fois, alors que nous dînions avec Limonov et ses "commissaires du peuple", pendant que ses collègues se gavaient de cuissots de porc frits, il mangeottait des crevettes à la vapeur et une salade de haricots et de grenade. "Mes parents étaient médecins à Kirovograd, m’avait-il expliqué. Et moi aussi, je suis diplômé du troisième institut médical de Moscou, j’étais chirurgien esthétique."
À un certain moment, il avait dû réaliser qu’il était plus amusant de fracasser les mâchoires que de les reconstruire. Mais il avait conservé une finesse qui faisait défaut à la plupart de ses compagnons. À la fin des années quatre-vingt, il avait fondé un des premiers clubs de motards de l’Union soviétique, sur le modèle des Hells Angels. Au début, les Loups de la nuit étaient des centaures qui circulaient sur leurs vieilles motos soviétiques à la recherche d’occasions de bagarre, démolissaient les vitrines et échappaient à la police : les typiques rebelles un peu naïfs qui peuplaient les périphéries de nos villes en cette période. Après que l’URSS s’était écroulée, ils avaient fait un saut qualitatif et s’étaient transformés en une bande criminelle qui vivait de racket et de trafics en tout genre. (Ch. 20 p. 179)

Zaldostanov devient en 1989 président du club des Loups de la nuit. Après une première rencontre avec Poutine, il se rapproche progressivement du pouvoir russe (ici en 2010)

Evgueni Prigojine
Evgueni Prigojine (né en 1961) tient un restaurant de luxe où a lieu une scène dans le roman :

C’est à l’une de ces occasions que je fis la connaissance d’Evgueni Prigojine. Nous nous étions retrouvés à quatre ou cinq dans le salon privé d’un restaurant regorgeant de miroirs et de lustres. Poutine m’avait présenté comme le propriétaire du lieu un type à l’air plutôt insignifiant, chauve, qui souriait modestement, et en effet, pour toute la durée du repas, il avait joué son rôle, décrivant les différents plats, servant des grands crus français et se tenant à tout moment à la disposition du Tsar, prêt à satisfaire n’importe quelle exigence gastronomique. Orné d’une cravate argentée comme pour un mariage, il s’adressait à nous avec prévenance, puis, plus sèchement, au personnel de salle. Ce n’est qu’à la fin du repas que Poutine lui a proposé de s’asseoir avec nous. (Ch. 24 p. 212)


Evgueni Prigojine et Vladimir Poutine en 2011

L’actuel patron des mercenaires de Wagner est un ancien gangster : il est condamné en 1981 à 12 ans de prison (il en effectuera 9) pour vols, fraude et implication dans la prostitution de mineures. À sa sortie de prison en 1990, dans la sulfureuse Russie post-soviétique, il se lance dans les affaires à Saint-Pétersbourg : d’abord vendeur de hot-dog, il devient manager d’une chaîne de supermarchés locale avant d'effectuer un parcours dans le milieu de la restauration en ouvrant un des premiers restaurants élitistes de Saint-Pétersbourg.
Son surnom de "chef de Poutine" viendra de la confiance de celui-ci, connu pour craindre les empoisonnements... : Prigojine fournira le Kremlin... La proximité du chef avec le président lui permettra surtout de remporter des contrats de plus en plus importants. "Concord Restauration", sera une branche du groupe qu'il développera en accroissant son nombre d’enseignes (voir Libération, 30 janvier 2023).


V
isite de George W. Bush (servi par Prigojine) à Moscou en 2006 dans le palais Constantin à Strelna près de Saint Pétersbourg, la veille du G8

AUTEURS CITÉS DANS LE LIVRE

Nombre d'écrivains sont évoqués dans Le mage du Kremlin, un peintre (Roublev), un musicien (Chostakovitch) et un cinéaste (Rosselini). Les voici, par ordre d'apparition...

Joseph Roth (1894-1939), auteur austro-hongrois, dont nous avons lu dans le groupe La marche de Radetzky

Baranov, le "mage du Kremlin", de temps en temps écrivait un essai sous un pseudonyme :

Le pseudonyme derrière lequel il se cachait à ces occasions, Nicolas Brandeis, ajoutait un élément de confusion ultérieure. Les plus zélés avaient reconnu sous ce nom le personnage mineur d’un roman secondaire de Joseph Roth. Un Tartare, sorte de deus ex machina qui faisait son apparition dans les moments décisifs de la narration pour s’éclipser aussitôt. « Il ne faut aucune vigueur pour conquérir quoi que ce soit, disait-il, tout est pourri et se rend, mais lâcher, savoir laisser aller, c’est cela qui compte. » Ainsi, de même que les personnages du roman de Roth s’interrogeaient sur les actions du Tartare dont la formidable indifférence était la garantie de tout succès, les hiérarques du Kremlin, et ceux qui les entouraient, allaient à la chasse du moindre indice susceptible de révéler la pensée de Baranov et, à travers celle-ci, les intentions du Tsar. Une mission d’autant plus désespérée que le mage du Kremlin était convaincu que le plagiat était la base du progrès : raison pour laquelle on ne comprenait jamais jusqu’à quel point il exprimait ses propres idées ou jouait avec celles d’un autre. (Ch. 1, p. 15-16)

Le roman publié en 1929 où apparaît Nikolas Brandeis s'intitule Gauche et droite : ce roman politique entrecroise les destins de deux frères ennemis, Paul et Theodor Bernheim, qui incarnent chacun une facette de l'Allemagne de Weimar, et celui d'un émigré russe juif, Nikolas Brandeis.

Evgueni Zamiatine (1884-1937)
Nous avons lu L'inondation et Le pêcheur d'homme dans le groupe
.
C'est Zamiatine qui provoque la rencontre entre le narrateur français et Baranov qui va raconter son histoire. Le livre Nous de Zamiatine est cité plusieurs fois (dans la traduction d’Hélène Henry, Actes Sud, 2017). Le livre est ici en ligne dans une ancienne traduction de Benjamin Cauvet-Duhamel ; cette traduction est également publiée sous un autre titre, Nous autres (Imaginaire Gallimard).

Le texte de Zamiatine est écrit en 1920, publié en 1924 en anglais, traduit en français en 1929 d'après la version anglaise, et seulement en 2017 à partir du texte russe. Il ne sera accessible au lecteur russe qu'en 1988, est souvent présenté comme la source d'inspiration de chefs-d'œuvre, tels Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley (1932), 1984 de Georges Orwel (1949) ou Un bonheur insoutenable d'Ira Levin (1970). Voici ›ici l'histoire du livre et de sa traduction par la dernière traductrice, Hélène Henry (avant-propos, Actes Sud, 2017).

Cette fiction, adoptant la forme du journal intime, décrit la société du XXXe siècle, soumise à l'État Unique gouverné par le Bienfaiteur. Chaque individu, réduit à un numéro, est condamné au bonheur d'État. D-503, personnage principal et narrateur, rend compte d'un système scientifiquement établi : destiné à ceux qui connaissent encore "l'état sauvage de la liberté", le carnet qu'il tient, livré au lecteur, est supposé faire l'éloge de l'État Unique afin de les "soumettre au joug bienfaisant de la raison " et " de les forcer à être heureux". Le roman montre la puissance d'un système quasiment imperturbable qui s'immisce dans la conscience de chaque être, témoignant de ce type d'emprise idéologique, supprimant toute réflexion individuelle.

Voici le long passage permettant la rencontre grâce à Zamiatine du mage du Kremlin :

À mes côtés, presque partout, marchait un magnifique fantôme dans lequel j’avais reconnu un allié potentiel pour quelques raisonnements auxquels je me livrais.
En apparence Evgueni Zamiatine était un auteur du début du vingtième siècle, né dans un village de Tsiganes et de voleurs de chevaux, arrêté et envoyé en exil par l’autorité tsariste pour avoir pris part à la révolution de 1905. Écrivain apprécié pour ses récits, il avait également été ingénieur naval en Angleterre, où il avait construit des brise-glaces. Rentré en Russie en 1918 pour participer à la révolution bolchevique, Zamiatine avait rapidement compris que le paradis de la classe ouvrière n’était pas à l’ordre du jour. Alors il s’était mis à écrire un roman : Nous. Et là s’était produit un de ces phénomènes incroyables qui nous font comprendre de quoi parlent les physiciens quand ils évoquent l’hypothèse de l’existence simultanée d’univers parallèles.
En 1922, Zamiatine avait cessé d’être un simple écrivain et était devenu une machine du temps. Parce qu’il croyait être en train d’écrire une critique féroce du système soviétique en construction. Ses censeurs eux-mêmes l’avaient lue ainsi, raison pour laquelle ils en avaient interdit la publication. Mais en vérité Zamiatine ne s’adressait pas à eux. Sans s’en rendre compte, il avait enjambé un siècle pour s’adresser directement à notre ère. Nous dépeignait une société gouvernée par la logique, où toute chose était convertie en chiffres, et où la vie de chaque individu était réglée dans les moindres détails pour garantir une efficacité maximale. Une dictature implacable mais confortable qui permettait à n’importe qui de produire trois sonates musicales en une heure en poussant simplement un bouton, et où les rapports entre les sexes étaient réglés par un mécanisme automatique, déterminant les partenaires les plus compatibles et permettant de s’accoupler avec chacun d’entre eux. Tout était transparent dans le monde de Zamiatine, jusque dans la rue où une membrane décorée comme une œuvre d’art enregistrait la conversation des piétons. Par ailleurs, il est évident que dans un endroit pareil le vote devait lui aussi être public : « On dit que les anciens votaient en quelque sorte en secret, à la sauvette, comme des voleurs », déclare à un certain moment le personnage principal, D-503. « À quoi servait tout ce mystère – cela n’a jamais été établi exactement (...). Nous, nous ne cachons rien, nous n’avons honte de rien : nous célébrons les élections ouvertement, loyalement, en plein jour. Je vois tout le monde voter pour le Bienfaiteur ; tout le monde me voit voter pour le Bienfaiteur. »
Depuis que je l’avais découvert, Zamiatine était devenu mon obsession. Il me semblait que son œuvre concentrait toutes les questions de l’époque qui était la nôtre.
Nous ne décrivait pas que l’Union soviétique, il racontait surtout le monde lisse, sans aspérités, des algorithmes, la matrice globale en construction et, face à celle-ci, l’irrémédiable insuffisance de nos cerveaux primitifs. Zamiatine était un oracle, il ne s’adressait pas seulement à Staline : il épinglait tous les dictateurs à venir, les oligarques de la Silicon Valley comme les mandarins du parti unique chinois. Son livre était l’arme finale contre la ruche digitale qui commençait à recouvrir la planète et mon devoir consistait à la déterrer et à la pointer dans la bonne direction. Le vrai problème étant que les moyens à ma disposition n’étaient pas exactement en mesure de faire trembler Mark Zuckerberg ni Xi Jinping. Sous le prétexte qu’après avoir échappé à Staline Zamiatine avait terminé ses jours à Paris, j’avais réussi à convaincre mon université de financer une recherche sur lui. Une maison d’édition avait manifesté un vague intérêt pour le projet d’une réédition de Nous et un ami producteur de documentaires ne s’était pas montré hostile à l’idée d’en faire quelque chose. « Tâche de trouver de la matière pendant que tu seras à Moscou », m’avait-il dit en sirotant un Negroni dans un bar du 9e. (Ch. 1, p. 19-21)

Au passage, Nabokov (1899-1977) n'est pas épargné (littérairement)...

J’avais délaissé Zamiatine pour un récit de Nabokov, mais il m’endormait doucement comme d’habitude : le pensionnaire du Montreux Palace a toujours été un peu trop raffiné à mon goût.

Et l'on continue avec Zamiatine...

Sans même que je m’en rende compte, toutes les deux minutes mon regard quittait le livre à la recherche de réconfort et tombait inévitablement sur la tablette maléfique. Et là, perdue parmi les indignations du moment et les photos de koalas, apparut soudain cette phrase : « Entre nos murs transparents comme tissés d’air étincelant, nous vivons à la vue de tous, toujours inondés de lumière. Nous n’avons rien à nous cacher les uns aux autres. » Zamiatine. Le voir surgir sur mon fil d’actu produisit sur moi l’effet d’un coup de marteau. Presque automatiquement je rajoutai au tweet de Brandeis la phrase suivante tirée de Nous : « De plus, cela allège le travail noble et pénible des Gardiens. Sans quoi, qui sait ce qui pourrait arriver. »
Puis je jetai ma tablette à travers la pièce pour m’obliger à reprendre la lecture du livre. Pour se venger, le lendemain matin, tandis que je le récupérais sous les coussins, l’objet infernal me signala la réception d’un nouveau message. « Je ne savais pas qu’en France on lisait encore Z. » Brandeis m’avait écrit à trois heures du matin. Je répondis sans y penser : « Z est le roi secret de notre époque. » Une question s’afficha alors : « Combien de temps restez-vous à Moscou ? »
Bref moment d’hésitation : comment ce jeune étudiant connaissait-il mes déplacements ? Puis je me rendis compte que l’on pouvait déduire de certains de mes tweets de ces dernières semaines, peut-être en lisant un peu entre les lignes, que je me trouvais ici. Je répondis que je ne le savais pas encore exactement, puis je sortis dans la ville glacée poursuivre les rituels quotidiens de mon existence solitaire. À mon retour, un nouveau message m’attendait. « Si vous êtes toujours intéressé par Z, j’ai quelque chose à vous montrer. »
Pourquoi pas ? Je n’avais rien à perdre. Au pire, je ferais la connaissance d’un étudiant passionné de littérature
. (Ch. 1, p. 23)

Une fois la rencontre faite, le lecteur découvre l'authentique "supplique adressée par un artiste à Staline".

C’était une lettre écrite en caractères cyrilliques, datée du 15 juin 1931 à Moscou. Je commençai à lire.
Cher Iossif Vissarionovitch,
L’auteur de la présente, condamné à la peine capitale, se tourne vers toi pour te demander de commuer sa peine. Mon nom t’est probablement connu. Pour moi, en tant qu’auteur, être privé de la faculté d’écrire équivaut à une condamnation à mort.

— C’est l’original de la lettre de Zamiatine à Staline, dit-il sans me regarder. Quand il demande l’autorisation de quitter l’URSS.
Je continuai à fixer le Russe un long moment après avoir écouté son explication. Je ne réussissais pas à croire à ce que je tenais entre les mains. Puis je trouvai la force de poursuivre la lecture.
Je ne prétends pas être innocent. Je sais que j’ai l’habitude, très inconvenante, de dire ce que je considère être la vérité, plutôt que de dire ce qui me serait utile sur le moment. Je n’ai jamais caché mon attitude en ce qui concerne le servilisme littéraire, l’adulation et les caméléons qui changent de couleur. Je considère qu’ils sont dégradants pour l’écrivain et pour la révolution.

Je restai plongé dans cette lecture pendant un moment. Quand je relevai les yeux, Baranov était en train de m’observer.
— C’est l’une des plus belles suppliques adressées par un artiste à Staline. Zamiatine ne s’abaisse jamais. Il parle avec sincérité, comme un ex-bolchevique. Il a affronté les troupes du tsar, il a survécu à l’exil, il est rentré pour faire la révolution. Le seul problème, c’est qu’il a tout compris trop vite et qu’il a commis l’imprudence de l’écrire.
Du haut de ma récente fréquentation avec l’auteur, je me sentis le devoir d’intervenir. Je proférai donc quelques banalités sur la tension irréductible entre l’art et le pouvoir, sur le caractère nomade de Zamiatine, sur sa conviction que, bien que révolutionnaire, la victoire d’une idée en déterminait l’embourgeoisement automatique. Baranov me considérait avec l’aimable attitude de l’ami de la famille contraint d’assister à la représentation scolaire de fin d’année. Quand il eut l’impression que j’avais épuisé mon sujet, il reprit :
— Oui, c’est exact. Mais je pense qu’il y a quelque chose en plus. Zamiatine a essayé d’arrêter Staline, il a compris que ce n’était pas un politique mais un artiste. Que l’avenir ne se jouait pas sur la compétition de deux visions politiques, mais sur deux projets artistiques. Dans les années vingt, Zamiatine et Staline sont deux artistes d’avant-garde qui rivalisent pour la suprématie. Les forces en présence sont disproportionnées bien sûr, car le matériau de Staline est la chair et le sang des hommes, sa toile, une nation immense, son public, tous les habitants de la planète qui murmurent avec révérence son nom dans des centaines de langues. Ce que le poète réalise en imagination, le démiurge prétend l’imposer sur la scène de l’histoire mondiale. Dans cette lutte, Zamiatine est presque complètement isolé et pourtant il cherche à résister au nouvel ordre. Il sait que l’art de Staline mène inévitablement au camp de concentration parce que, dans le plan destiné à régler la vie de l’Homme Nouveau, il n’y a pas de place pour l’hérésie. C’est pourquoi, bien qu’ingénieur, Zamiatine se bat avec les armes de la littérature, du théâtre, de la musique ; il a compris que si le pouvoir écrase la dissonance, le goulag n’est plus qu’une question de temps. Si les harmonies illicites sont réprimées il n’y aura bientôt de place que pour les marches au pas cadencé. La tonalité mineure, non conforme aux idéaux de la nouvelle société, deviendra une ennemie de classe. Majeur ! Rien d’autre que majeur ! Tous les chemins mènent au majeur ! La musique, même sans paroles, sera strictement subordonnée à la parole. Et l’on ne composera plus une seule symphonie qui ne soit à la gloire du marxisme-léninisme.
Alors qu’il prononçait ces derniers mots, une pointe d’émotion s’était glissée pour la première fois dans la voix du Russe, comme s’il n’était pas simplement en train d’analyser un événement historique.

C'est à ce moment-là que Chostakovitch (1906-1975) est cité :

— Quand Zamiatine convainc son ami Chostakovitch de composer la Lady Macbeth de Mtsensk, poursuivit-il, c’est parce qu’il sait que l’avenir de l’URSS dépend de cette représentation. Que la seule façon d’écarter les procès politiques et les purges est de réintroduire la singularité de l’individu qui se rebelle contre l’ordre planifié. Et quand Staline se lève, furieux, et sort du Bolchoï après le troisième acte, c’est parce qu’il sait que la liberté du compositeur et de ses personnages est un défi direct à son pouvoir, à son projet artistique global. C’est pourquoi il fait écrire dans la Pravda le fameux article qui accuse le compositeur d’avoir donné trop d’espace à la sensualité des personnages, qui se comportent de façon « bestiale ». Dans l’œuvre stalinienne, il n’y a de place pour les instincts bestiaux que d’un seul. On applique à la lettre l’injonction de Lénine : « il est nécessaire de rêver », mais le seul rêve permis est celui de Staline ; tous les autres doivent être supprimés. (Ch. 2, p. 29-32)

Voir ici le récit en images de ce scandale au Bolchoï où Staline quitte sa loge avant la fin de l’opéra : un scandale politique qui arrive par la musique (vidéo de Jérémie Rousseau et Lucie Bombled avec des archives visuelles, 4 min 12).

Kafka (1883-1924) et Thomas Mann (1875-1955)

Mon grand-père n’était pas un patriarche du dix-neuvième, c’était déjà un homme moderne. Il avait lu Kafka et Thomas Mann (ch. 3, p. 43).

Casanova (1725-1798), La Fontaine (1621-1695), La comtesse de Ségur (1799-1874), le cardinal de Retz (1613-1679)

— Qui peut dire comment grand-père avait réussi à mettre en lieu sûr la bibliothèque de la famille ? J’imagine que personne n’a jamais eu le courage d’aller fouiller dans ses affaires. Nous-mêmes n’avions pas le droit de monter au grenier. De temps en temps il émergeait des combles, un livre à la main. « Tiens, voici les Mémoires de Casanova. Mais ne le dis pas à ton père. » Au début, c’étaient des livres plus ou moins pour enfants. Les Fables de La Fontaine ou les romans de la comtesse de Ségur. Puis il a perdu patience. Il voulait pouvoir parler de livres avec quelqu’un, même s’il ne s’agissait que d’un enfant. Alors il a commencé à descendre des choses différentes. Je ne crois pas avoir eu plus de dix ans quand il m’a fait lire les Mémoires du cardinal de Retz. Pour moi c’était un roman de cape et d’épée. À cette époque, le Grand Condé et la duchesse de Longueville m’étaient plus familiers que Mickey et l’ours Micha. Ch. 4, p. 43)

En ligne : Histoire de ma vie de Casanova et Mémoires du cardinal de Retz. En livre de poche : Histoire de ma vie de Casanova, Mémoires du cardinal.

Astolphe de Custine (1790-1857)

Nous avons déjà rencontré ce marquis grâce à la lecture d'Ourika de Claire de Duras. Astolphe de Custine, fiancé avec Clara, la fille cadette de la duchesse, s'était enfui trois jours avant la signature du contrat de mariage. Le comportement du jeune marquis, qui passait pour le plus beau parti du faubourg Saint-Germain, avait profondément affligé Mme de Duras qui avait encouragé ce projet de mariage, non seulement parce que Astolphe portait un nom illustre, rendu plus noble encore par le courage avec lequel son père et son grand-père étaient montés sur l'échafaud, mais aussi parce qu'il était beau, sensible, cultivé, extrêmement intelligent, et qu'il rêvait de devenir écrivain. C'est seulement quelques années plus tard que la révélation de l'homosexualité du jeune marquis allait expliquer son étrange comportement envers la famille Duras. Ce qui permettrait à Claire de Duras d'écrire son troisième roman Olivier ou le Secret, où le couple ne parvient pas au bonheur en raison d'un mystère… sexuel.
Bref ! Le marquis de Custine fit un voyage en Russie, de juin à septembre 1839 (Saint-Pétersbourg, Moscou, Iaroslavl, Vladimir, Nijni Novgorod). Nicolas Ier accorde au marquis des audiences, les aristocrates russes le courtisent. Il publie en 1843 La Russie en 1839 (texte ›en ligne).

— Prenez ce fils de pute de Custine, dit Baranov en attrapant un autre livre. Le tsar l’accueille comme un frère, le reçoit à la Cour, bouscule le protocole pour lui permettre d’assister aux noces de sa fille. Et comment le remercie-t-il ? Quatre volumes, mille cent trente pages dans lesquelles il ne fait que décrire la Russie comme un enfer. Lisez : « Pour grand que soit cet empire, il n’est qu’une grande prison et l’empereur qui en détient les clés en est le gardien, mais les gardiens ne vivent pas beaucoup mieux que les prisonniers. » Ou ceci : « Les Russes tiennent beaucoup moins à être civilisés qu’à faire croire qu’ils le sont. »
Grand-père détestait le « Voyage en Russie ». Et pourtant il était fasciné. « Ce maudit Français est le meilleur interprète de la Russie, disait-il, parce qu’ici la Cour a toujours été la seule façon d’arriver au pouvoir et aux richesses. S’appuyer sur les passions populaires en Russie ne sert à rien : à la fin celui qui gagne fonde toujours son pouvoir sur la Cour. C’est pourquoi le meilleur moyen est l’adulation, pas le talent, le silence, pas l’éloquence. Custine voit les nobles de Pétersbourg se promener sans manteau en hiver pour aduler le tsar. Et ils meurent. Il n’y a pas de café pour commenter des journaux qui n’existent pas et les nouvelles changent toujours selon celui qui les raconte à mi-voix. Pays de muets, pays de la belle endormie, merveilleux mais sans vie parce qu’y manque le souffle de la liberté. Aujourd’hui comme hier. » (Ch. 4, p. 44)

Roberto Rossellini (1906-1977)

De temps à autre mon père, qui avait une passion pour le cinéma, organisait une projection privée à l’Académie. Il invitait quelques collègues, un ou deux fonctionnaires du Comité central, au plus une dizaine de personnes. Il fallait naturellement faire attention au choix du film. On ne pouvait pas projeter n’importe quoi. Mais les règles de la censure ne s’appliquaient pas et mon père réussissait plus ou moins à nous montrer ce que bon lui semblait. Après tout il était le directeur de l’Académie et, si ce n’était pas lui qui étudiait les manifestations de la décadence bourgeoise de l’Occident, qui l’aurait fait ? Quoi qu’il en soit je me souviens qu’une fois, je devais avoir douze ou treize ans, il fit projeter La Prise de pouvoir par Louis XIV de Rossellini. Vous vous souvenez de ce film ? (Ch. 4, p. 51)

La manière dont le monarque français dépouille ses courtisans semble avoir été un apprentissage utile...
La prise de pouvoir par Louis XIV, réalisé par Roberto Rossellini, produit par l'ORTF en 1966 (en vod 2,99€), commence par la mort en 1661 de Mazarin. Louis XIV, jeune roi de petite taille, apparemment de faible envergure, décide, à la stupeur de ceux qui le connaissent, des courtisans, de s'imposer. En fait, il va régner en maître, mettant un frein aux problèmes soulevés par son accession au trône. Il appelle Colbert, avec l'appui de qui il organise sa politique, en centralisant les pouvoirs entre ses mains. Il écarte sa mère, fait arrêter Fouquet et donne à Versailles une renommée mondiale.

Gogol (1809-1852), Pouchkine (1799-1837), Tolstoï (1828-1910) et le peintre d'icônes Andreï Roublev (1360~1370-1427~1430)
L'allusion à Tolstoï est d'abord un titre...

L’impression de sévère harmonie que j’avais éprouvée en franchissant le seuil de la demeure se renforçait de salle en salle, jusqu’à l’arrivée dans un bureau où le majordome me fit signe de prendre place sur un petit divan d’apparat qui aurait été à sa place dans la salle d’attente d’un personnage de Guerre et Paix. Sur le mur qui me faisait face, le portrait à l’huile d’un vieil homme, vêtu en bouffon de cour, me reluquait d’un air moqueur. (Ch. 2, p. 27)

Quand il [mon père] est tombé malade, cela a presque été un soulagement. « Enfin, j’ai une bonne raison de rester au lit », disait-il. Et il se tenait tranquille, fumant sa pipe en relisant les classiques : Gogol, Pouchkine, Tolstoï. (Ch. 4, p. 54)

En demandant à notre public de nous indiquer ses héros, les personnages sur lesquels se fonde l’orgueil de la mère Russie, nous nous attendions aux grands esprits : Tolstoï, Pouchkine, Andreï Roublev, ou que sais-je, un chanteur, un acteur comme cela arriverait chez vous. Mais que nous ont donné les spectateurs, la masse informe du peuple habitué à courber le dos et baisser le regard ? Que des noms de dictateurs. Leurs héros, les fondateurs de la patrie, coïncidaient avec une liste d’autocrates sanguinaires : Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Lénine, Staline. (Ch. 7, p. 78)

Chaque fois qu’un de ces personnages qui semblaient sortir d’un livre de Gogol prononçait le nom de mon père, je me sentais pénétré d’une chaleur qui me ramenait à mes années d’enfance, aux manteaux de fourrure et aux voitures de service, aux pirojki et aux côtelettes de la rue Granovskovo. (Ch. 11, p. 107)

Isaac Babel (1894-1940)

Parmi les récits du front d’Isaac Babel, il y en a un qui s’intitule « Ma première oie ». Il raconte l’histoire du premier jour d’un jeune Juif enrôlé dans l’Armée rouge pendant la campagne de 1920. À peine est-il arrivé que ses compagnons de régiment, des cosaques analphabètes, commencent à le prendre pour cible à cause de ses lunettes et de son petit air d’intellectuel. L’un d’entre eux se lève sans dire un mot et jette sa valise au milieu de la rue, puis se retourne et lance des cris moqueurs. Que fait alors le jeune homme ? Il ne pleurniche ni ne proteste mais, apercevant une oie qui se déplace tranquillement, il l’attrape d’un geste vif, lui écrase la tête de son brodequin puis l’empale sur son sabre et la porte à la cuisinière qui ne voulait pas lui servir son dîner. « Cuisine-moi ça », lui dit-il. À partir de ce moment, évidemment, les cosaques l’accueillent parmi eux. Il porte peut-être des lunettes, le petit Juif, mais au fond c’est un brave garçon et qui sait se faire respecter. (Ch. 14, p. 128)

La nouvelle « Ma première oie » figure dans Cavalerie rouge d’Isaac Babel (Imaginaire Gallimard).

Édouard Limonov (1943-2020) est le seul écrivain vivant rencontré dans le livre.

À mon retour des États-Unis, j’ai décidé de prendre une soirée de liberté. À cette époque je n’avais plus beaucoup de temps, mais il m’arrivait encore de fréquenter parfois le milieu des artistes moscovites que j’avais quitté quand j’avais commencé à travailler avec le Tsar. Aussi irritants que puissent être les tics nerveux par lesquels ils tentaient de se donner de l’importance, leur gaieté surjouée constituait un répit bienvenu par rapport à la vigilance rapace de chaque instant de mes collègues du Kremlin. Il y avait notamment parmi eux un personnage qui exhibait toutes les affectations du grand écrivain sans jamais s’être donné la peine d’en produire les œuvres. Limonov, il s’appelait Édouard Limonov. Après avoir passé de nombreuses années en Amérique et à Paris, il était rentré à Moscou avec des idées combatives. Il cultivait vis-à-vis de l’Occident un ressentiment d’autant plus féroce qu’il avait été alimenté d’humiliations, principalement de caractère monétaire, subies au cours de son séjour prolongé dans ces régions. Au début des années quatre-vingt-dix il avait créé le Parti national-bolchevique. On ne comprenait pas s’il s’agissait d’une opération politique ou d’une performance artistique, mais ce qui apparaissait clairement dès son nom c’était le désir de générer le maximum de chaos. S’étant débarrassé depuis longtemps de tous les ennuyeux avantages de la respectabilité qui emprisonnaient encore les gens comme moi, Édouard avait obtenu en échange l’accès à une gamme infinie de plaisirs plus intenses, qu’il partageait avec ses proches avec la générosité d’un pacha du Moyen-Orient. Il était toujours entouré d’une bande de personnages improbables qu’il appelait « mon avant-garde révolutionnaire ». (Ch. 16, p. 142-143)

Quand j’arrivai, Limonov était déjà assis dans un coin avec une bouteille de vodka à moitié vide sur la table : la soirée promettait.
« Tu sais quel a été le commencement de la fin, Vadia ? » Édouard affectionnait les entrées en matière théâtrales.
« Non, Édouard, mais je t’en prie, éclaire-moi.
— Richelieu, Vadia. Le cardinal des Trois Mousquetaires a vraiment existé, tu sais.
— Oui, Édouard, je te rappelle que tu n’es pas en train de parler à un de tes skinheads décervelés.
— Oui, d’accord, bref, en tout cas c’est lui qui a interdit les duels. Il a fait une loi pour empêcher deux mâles adultes de se défier à coups d’épée, tu te rends compte ? L’homme occidental ne s’en est jamais remis. De là au congé paternité, ça s’est fait dans la foulée. » (Ch. 16, p. 144 et pages suivantes : tout le chapitre se déroule avec Limonov)

On le retrouve au chapitre 20, p. 179 :

Je me suis souvenu d’un curieux personnage que j’avais rencontré une ou deux fois en fréquentant Limonov. Alexandre Zaldostanov était un colosse de presque deux mètres, toujours vêtu de cuir noir et doté d’une crinière fournie qui lui descendait sur les épaules. En apparence, un motard comme les autres, dans la vaste galerie d’énergumènes dont Édouard aimait s’entourer. Il avait attiré mon attention parce qu’une fois, alors que nous dînions avec Limonov et ses « commissaires du peuple », pendant que ses collègues se gavaient de cuissots de porc frits, il mangeottait des crevettes à la vapeur et une salade de haricots et de grenade. « Mes parents étaient médecins à Kirovograd, m’avait-il expliqué. Et moi aussi, je suis diplômé du troisième institut médical de Moscou, j’étais chirurgien esthétique. »

On le retrouve dans un autre livre... :

Edouard Limonov naît en 1943 , dans la famille d'un gradé de la police politique, le NKVD. A Kharkov, en Ukraine soviétique, il fréquente les voyous de son quartier, avant de faire partie de la bohème artistique locale ; il découvre la littérature du samizdat et commence à écrire des vers, fortement influencés par Vladimir Maïakovski (1893-1930). En 1974, il part pour l'Amérique où il mèe une vie de sans-abri, puis de domestique, avant de revenir en 1980 s'installer en France.
Il y est accueilli à bras ouverts dans les cercles intellectuels de la capitale, impressionnés par Le Poète russe préfère les grands nègres, roman sur ses déboires new-yorkais). Il collabore tous azimuts à des journaux communistes comme d'extrême droite. A la suite de son engagement proserbe lors des guerres de Yougoslavie (1991-2001), il perd ses appuis chez les intellectuels français et est boudé par les éditeurs.
Après avoir fait le coup de feu au côté des milices serbes en Bosnie, il retourne en Russie au milieu des années 1990, fonder le Parti national-bolchevique, ultranationaliste, qui attiredes milliers de jeunes (jusqu'à son interdiction en 2007). En 2001, il est arrêté pour trafic d'armes et tentative de coup d'Etat au Kazakhstan et condamné : il passe deux ans en prison où il écrit huit livres. Dans l'un d'entre eux, Mes prisons, il évoque toutes les geôles qu'il a connues dans sa vie : la liste est impressionnante.
Son action politique fut longtemps marquée par une opposition radicale au pouvoir de Vladimir Poutine. En 2011-2012, il fut l'un des principaux meneurs des manifestations contre les fraudes électorales accompagnant son retour au pouvoir.
<= en 2012
L'annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass, à partir de 2014, trouvent toutefois grâce à ses yeux et le conduisent à conclure une forme de "trêve" avec le Kremlin. On revit même Limonov sur les chaînes de télévision nationale...


Joseph Kessel (1898-1979)

Déjeuner sur la Riviera chez Boris Berezovsky qui raconte l'histoire d'un aristocrate exilé à Paris, dans la communauté des Russes blancs :

« Sergueï était toujours le premier à donner le signal de la fête et le dernier à se lever de table : qualité, comme vous le savez, que les Russes respectent le plus. Mais, après quelque temps, ses finances ont commencé à s’en ressentir, il ne lui restait presque plus rien. Jusqu’au soir où, dans un restaurant, un de ses amis l’a pris à part et lui a dit : “Avec l’argent qui te reste, Sérioga, tu as à peine de quoi t’acheter une licence de taxi. Écoute-moi, pense à l’avenir, sinon tu finiras sous le pont de l’Alma.” Qu’aurait fait à ce moment n’importe lequel d’entre vous, Occidentaux de bon sens et à la bonne éducation ? »
Et là, Boris s’interrompit pour jeter un regard emphatique sur les convives.
« Je vais vous dire ce que vous auriez fait, vous auriez ôté tranquillement vos bottes, vous auriez mis votre béret de chauffeur de taxi et vous vous seriez résigné à une vie de courses entre l’Étoile et la gare de Lyon, ce qui était la chose logique à faire. En revanche, qu’a fait Sergueï ? Il a réfléchi un moment. Il a serré les épaules de son ami. Puis il s’est levé, s’est dirigé vers le maître d’hôtel et avec le même ton qu’il avait employé pour donner l’ordre de la dernière charge de son régiment contre les bolcheviques à Arkhangelsk, il a ordonné : “Champagne pour tout le monde !” Voyez, ça, ce sont les Russes. Des gens qui offrent une dernière tournée de champagne avec l’argent de la licence de taxi ! »
La baronne eut un petit rire exquis. C’était la moindre des choses, vu qu’apparemment le maître de maison avait raconté cette histoire à son profit. Personnellement, j’avais des doutes sur l’authenticité de cette anecdote ; il me semblait que Kessel, dans ses récits de jeunesse, avait raconté une histoire semblable. De plus, j’avais comme l’impression que Berezovsky l’avait déterrée à mon intention. Je suis un vrai Russe, me signifiait-il : je ne renoncerai jamais à ma folie contre une licence de taxi. (Ch. 19, p. 176)

Zelda Fitzgerald (1900-1948)

C'est chez Anastasia Tchekhova (inventée ou inspirée d'une descendante de Tchekhov, que se rencontrent Baranov et Garry Kasparov :

Anastasia Tchekhova régnait depuis des années sur la bonne société moscovite, combinant l’aura culturelle qui découlait du fait d’être la descendante d’un grand écrivain avec le pouvoir d’achat assuré par son mari banquier. Elle habitait un petit hôtel particulier construit au début du vingtième siècle par un marchand de céréales qui n’avait pas eu l’occasion d’en profiter longtemps.
Depuis l’entrée tapissée de tissu bleu turquoise, les grandes portes d’acajou, ornées de poignées de cuivre sculptées en forme d’oiseaux, donnaient accès à une enfilade de salons décorés dans le style des Années folles, avec toute une géométrie de consoles, de divans et de tables basses qui servaient de cadre à la formidable collection de jades anciens de la maîtresse de maison. Entre les surfaces polies des meubles et des miroirs entourés de fleurs, on se serait attendu à voir apparaître Zelda Fitzgerald ou au moins Kiki de Montparnasse. Mais la plupart du temps on finissait par tomber sur un coiffeur à la mode ou au mieux un correspondant du New York Times. (ch. 21, p. 189)

Rainer Maria Rilke (1875-1926)

Ksenia et Baranov se retrouvent au bar Metropol :

« Toi non, bien sûr, Vadia, tu es un poète. Un poète égaré parmi les loups. Pour toi, l’amour est sacré, c’est clair, je m’en souviens. “Vois derrière la forêt où nous marchons en tremblant, comme un château illuminé, déjà le soir attend.
— Quelle merveille, je l’avais oublié, Rilke.
— Oui, quelle merveille ! Si cela ne tenait qu’à toi nous serions encore sur le divan de la rue Gasheka, à nous tenir par la main.
— Dans mes souvenirs, on ne se tenait pas seulement par la main, sur ce divan. » (Ch. 22, p. 198)

La citation est extraite des Poésies d'amour de Rilke :

Es-tu si lasse ? Je veux te mener doucement
hors de ce tumulte, qui depuis longtemps me pèse aussi.
Notre blessure est à vif sous le joug de ce temps.
Vois, derrière la forêt où nous marchons en tremblant,
comme un château illuminé déjà le soir attend
.

Viens avec moi. Le matin ne le saura jamais,
et dans la maison nulle lampe n'épiera ta beauté…
Ton parfum imprègne comme un printemps les oreillers :
le jour a mis tous mes rêves en pièces, -
tresses-en une couronne.

(Munich, février 1897)

Mikhaïl Boulgakov (1891-1940)

Berezovsky a été retrouvé mort dans la salle de bains de sa résidence et on assiste à la réaction de Poutine :

« Le problème n’est pas que l’homme soit mortel, mais qu’il soit mortel à l’improviste. »
À tout autre moment j’aurais été ravi que le Tsar se donne la peine d’exhumer Boulgakov pour moi. Mais ce jour-là je n’étais pas disposé à apprécier les citations littéraires. Poutine, naturellement, s’en est rendu compte.
« Tu crois vraiment que c’était nous ? »
Le visage du Tsar était une plaque de granit. (Ch. 26, p. 229)

La citation un peu tronquée est extraite de Le maître et Marguerite de Boulgakov (dont Voix au chapitre a lu plusieurs livres). La voici, complète :

« Voilà ce qu’il faut lui objecter, pensa Berlioz, résolu à poursuivre la discussion. Certes, l’homme est mortel, personne ne songe à le nier. Mais l’essentiel c’est que… »
Mais l’étranger ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche :
– Certes, l’homme est mortel, dit-il, mais il n’y aurait encore là que demi-mal. Le malheur, c’est que l’homme meurt parfois inopinément. Voilà le hic ! Et d’une manière générale, il est incapable de savoir ce qu’il fera le soir même.

Jean Cocteau (1889-1963)

Comme je m’obstinais dans mon silence, Poutine continua. « Bien sûr, il aidait les ennemis de la Russie partout, en Ukraine, en Lettonie, en Géorgie, c’est vrai. Qui sait comment les choses se sont vraiment passées. Tu vois, Vadia, les conspirationnistes se croient très malins, mais ce sont de gros naïfs. Ils aimeraient que tout ait un sens caché et sous-évaluent systématiquement le pouvoir de la bêtise, de la distraction, du hasard. Cela dit, tant mieux : c’est le contraire de ce qu’ils voudraient, mais les conspirationnistes nous renforcent. Si au lieu de voir le pouvoir pour ce qu’il est, avec ses faiblesses humaines, on lui confère l’aura d’une entité omnisciente, capable d’ourdir je ne sais quelle trame, on lui fait le plus grand compliment possible, tu ne trouves pas ? On le fait croire encore plus grand qu’il n’est.
Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’organisateur.
»
Le Tsar détestait mes citations et ne parlait pas le français, mais ce matin-là je n’étais pas d’humeur à lui faire plaisir. Il me regarda un instant en silence, puis il décida de m’ignorer. (Ch. 26, p. 230)

Puisque ces mystères me dépassent, feignons d'en être l'organisateur" est une phrase extraite de Les mariés de la Tour Eiffel de Jean Cocteau.

Brodsky (1940-1996), poète, prix Nobel de littérature en 1987, expulsé d'URSS en 1972, exilé aux Etats-Unis

On retrouve Zamiatine cité à la toute fin du livre :

Ce jour-là, le monde sera prêt pour l’avènement du Bienfaiteur de Zamiatine : celui qui veillera à ce que plus rien n’arrive. La machine aura rendu possible le pouvoir dans sa forme absolue. Un seul homme pourra alors dominer l’humanité entière. Et ce sera un individu quelconque, sans talent particulier, parce que le pouvoir ne résidera plus dans l’homme mais dans la machine, et un homme, choisi au hasard, pourra la faire fonctionner. (Ch. 30 p. 272)

Immédiatement suivi par la référence à Brodsky sur le même thème de l'avènement de la machine :

Son règne ne sera pas un règne long. Au fond, comme disait notre Brodsky, le dictateur n’est qu’une version ancienne de l’ordinateur. Dans un monde gouverné par les robots, il ne s’agit que d’une question de temps avant que le sommet même ne soit remplacé par un robot.
Nous avons cru longtemps que les machines étaient l’instrument de l’homme, mais il est clair aujourd’hui que ce sont les hommes qui ont été l’instrument de l’avènement de la machine. La transition se fera doucement : les machines n’imposeront pas leur domination sur l’homme, mais elles entreront dans l’homme, comme une pulsion, une aspiration intime. Dès à présent, la perfection de la machine est devenue l’idéal de milliards d’hommes qui se battent pour se fondre toujours plus dans le flux de la technologie.

L'histoire humaine se termine avec nous. (Ch. 30, p. 273)

On peut lire le texte de Brodsky en ligne : "A propos de la tyrannie".

La Bruyère (1645-1696)
La Bruyère précède Brodsky vers la fin du livre, mais il sera choisi pour terminer ce florilège, avec un commentaire de l'auteur du livre lui-même.

"Sans y avoir jamais posé le pied, il y a trois siècles, La Bruyère a décrit le Kremlin d’aujourd’hui plus précisément que le meilleur de nos ou de vos journalistes." (Ch. 29, p. 264)

Vous avez reçu ce prix pour un roman. Le considérez-vous comme une valeur ajoutée à votre travail de journaliste, d’enseignant et d’essayiste ?

Oui, dans la mesure où il me relie à toute une littérature historique. Je connais la Russie, mais d’autres avant moi et bien plus célèbres que moi en ont parlé dans leurs écrits. Je cite dans mon roman l’auteur français La Bruyère (1645-1696) qui, mieux que n’importe quel journaliste, évoque la Russie sans y avoir jamais posé les pieds. Cela signifie qu’il existe une philosophie du livre alimentée par un imaginaire foisonnant. La Bruyère était membre de l’Académie française, comme l’est aujourd'hui l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa (86 ans), dont l’œuvre observe avec acuité le pouvoir politique. C’est dire que cette littérature historique demeure encore vivante au sein d’une grande institution, qui reconnaît mon travail. (Entretien avec Ghania Adamo, Swissinfo, 31 octobre 2022)


Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme au rejet :
                                        
à la folie
grand ouvert
beaucoup
¾ ouvert
moyennement
à moitié
un peu
ouvert ¼
pas du tout
fermé !

Nous écrire
Accueil | Membres | Calendrier | Nos avis | Rencontres | Sorties | Liens