Times Literary Supplement
, 2023


Neige SINNO, Triste tigre, POL, 288 p.

Quatrième de ouverture : J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée.


Prix littéraire du Monde, prix Les Inrockuptibles, prix Femina, Prix Blù Jean-Marc Roberts, Grand Prix des lectrices de Elle, prix Strega Europeo, et vingt prix Goncourt

(voir article des Inrocks ou de Livres Hebdo)

La revue de presse sur le site de l'éditeur =>ici


Triste tigre

lu par Neige Sinno, avec un 
CD audio, durée d'écoute 7h,
Gallimard, coll. Écoutez lire, 2024


Triste tigre
, éd. Voir de Près, 2023

Neige Sinno (née en 1977 à Vars)
Triste tigre (2023)

Nous avons lu ce livre pour le 18 octobre 2024.
Un peu de doc =>en bas de page.

Nos 16 réactions au livre
ClaireEtienne
FrançoiseJacqueline
Odile

Renée
Rozenn
Sabine
Entre et Catherine
Annick ABrigitte
Clarisse Monique L
Jérémy

Sans cote d'amour •
Annick L Fanny

Claire
Je me pose la question suivante avant de commencer : allons-nous bien parler du livre ?...

Jérémy
Ah oui ! Et non pas faire un débat de société...

Monique L(avis transmis)
(Je n'ai pas pris le temps de relire Triste tigre. Mon avis date donc de décembre 2023, il y a bientôt un an)
Au départ, je n'avais pas envie de le lire ce livre parce que j'avais l'impression d'avoir déjà pas mal lu sur l'inceste ou la pédocriminalité, mais les
critiques soulignaient sa différence par rapport aux autres livres sur le sujet.
Il s'agit d'un livre de questionnements, à la fois sur son projet d'écriture et surtout sur l'inceste sous tous ses angles : de la prise en charge par la société, de son impact sur les relations familiales et de voisinage ou des répercussions traumatiques à vie pour la victime.
Elle s'efforce d'approcher ce qui a poussé son violeur à commettre un tel acte, alors qu'en apparence c'est une personne incapable de commettre même en pensée de tels actes, mais les a commis. Elle constate son impuissance à le cerner objectivement.
Elle tente alors son portrait d'enfant, tout aussi irréalisable parce qu'il renvoie aux questions de l'innocence et du consentement, mais surtout parce que cet enfant n'existe qu'au travers du regard et du désir de l'agresseur.
Elle analyse les témoignages en faveur de son bourreau durant le procès.
Elle se réfère à d'autres pervers, bourreaux, criminels de l'Histoire, qui ont commis des actes impensables ; pourtant ces gens fascinent, intéressent.
Elle questionne les écrits d'autres auteurs sur le sujet, notamment Lolita de Nabokov mais aussi Christine Angot, Toni Morrison, Virginia Woolf, Camille Kouchner, Emmanuel Carrère, des rescapés de la Shoah ainsi que les sciences sociales et des avis d'experts. Quelques coupures de presse et lettres sont insérées dans ce récit.
L'auteur dit que la littérature ne l'a pas sauvée, juste accompagnée et consolée, éclairée.
Dans "Fantômes", elle se demande comment vivre avec le trauma, refaire sa vie ? "Il n'existe pas un soi non-dominé, un équilibre auquel on pourrait retourner une fois la violence terminée".
Comment transcender le mal dans la douceur et non dans un nouveau mal ?
C'est un texte littéraire, lucide, intelligent, bouleversant de sincérité et qui ne donne pas l'impression d'être voyeur.
Malgré de bons moments de lecture, je me suis lassée par des redites. Je pense que plus ramassé, ce livre aurait pu me plaire.
J'ouvre à moitié.
Sabine(avis transmis en transit)
Je m'envole pour Marrakech et donne mon avis sur le récit de Neige Sinno, que j'avais lu avec "plaisir" à sa sortie.
C'est un livre essentiel, moins agressif que du Christine Angot, bien écrit et très intéressant par toutes les pistes que la narratrice explore. Elle s'interroge avec lucidité sur les comportements des uns et des autres : les agresseurs qui se déjugent, flirtent avec la mauvaise foi et le déni, les victimes qui furent peu épaulées, les parents qui n'ont rien vu, les amis, les aidants qui tendront la main ou la parole salvatrice. On a envie de comprendre comment la génération (des sex/septuagénaires) a, sous couvert d'émancipation, permis de tels dérapages.
Et puis, il y a toute cette réflexion sur ce que la littérature peut apporter : j'ai beaucoup apprécié ces constantes références à des œuvres cultes (Lolita, entre autres) qu'il faudrait relire. L'écriture s'impose à la fois comme un moyen (moyen de coucher la souffrance, de la comprendre car c'est parce qu'on parle/écrit que l'on pense, et non l'inverse). L'écriture est aussi une fin en soi = s'établit un aller-retour entre l'auteur et son œuvre. Elle a transformé les mots en idées, ces idées l'ont, à leur tour, transformée. Il en est de même pour nous, lecteurs.
C'est donc un livre que j'ouvre en grand.
PS J'aimerais découvrir une œuvre d'imagination de Neige Sinno : quelqu'un peut-il conseiller un titre ?
Renée(avis transmis de Narbonne)
J'ai trouvé la construction du livre un peu désordonnée. C'est pas super bien écrit.
MAIS l'auteure a une analyse excessivement fine des événements, de la psychologie de son violeur, du personnage de Lolita, et de la petite fille qu'elle était.
J'ai été troublée et prise de pitié pour cette enfant.
Elle n'élude aucune question, aucune réponse.
On sent l'ignominie du personnage qui lui rappelle que des écrivains, des artistes "aiment" des enfants, sous-entendu : "je suis un être supérieur", comme eux.
C'est horrible lorsqu'elle raconte qu'il veut qu'elle ait un orgasme, donc elle simule pour que ça finisse plus rapidement. "La plupart des pervers se racontent à eux même que ce qu'ils ressentent et ce qu'ils font a son origine dans de l'amour" (cf. le début de Lolita). Elle explique p. 47 que les hommes la regardent parce qu'ils la sentent vulnérable... la pauvre gamine les défie du regard et sa peur est prise pour de la provocation. Quand elle écrit "ça pourrait toujours être pire" pour le jury (p. 67) !!! C'est l'horreur absolue quand elle voit dans la poubelle les carottes et autres légumes destinés à lui assouplir les sphincters.
Elle ose avouer qu'elle se sent trahie par le fait qu'il ait des maîtresses (est-elle anormal ?). C'est parce que dans son for intérieur, elle croit qu'il l'aimait malgré tout ; p. 170, elle a envie d'être pénétrée "par curiosité" et "pour être sûre que ce qu'il me faisait vivre était bien un viol" d'où joie ????? Neige OSE TOUT écrire, je trouve cela excessivement courageux.
"La littérature ne m'a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée" : phrase poignante.
J'ouvre en grand.
Clarisse
(avis transmis)
Triste Tigre est une autobiographie, pas un roman, et cela rend difficile d'avoir un avis critique sur l'écriture du livre. Le lecteur ne peut être que touché par l'histoire de Neige Sinno et la manière dont elle a voulu protéger ses frères et sœurs en dénonçant son beau-père. Il est très frustrant de lire que les victimes ne s'en sortent pas selon elle, mais qu'elles continuent de vivre les horreurs, pour moi qui travaille en protection de l'enfance. J'étais sceptique sur le fait qu'elle n'ait pas suivi de psychothérapie, je pense sincèrement que cela l'aiderait, d'une façon ou d'une autre. Au début, j'ai lu le livre d'une traite et ensuite la lecture est devenue difficile. J'y allais à reculons, tant le sujet était lourd à porter. La description du poids du traumatisme m'a fait directement penser à L'écriture ou la vie de Semprun : pour parler de l'horreur il faut l'avoir traversée. Cependant, l'écriture de Neige Sinno est très orale et ne semble pas avoir de valeur littéraire. Elle se questionne tout au long du livre sur pourquoi elle écrit un livre sur l'inceste alors que ce sujet a été déjà traité, qu'elle ne le fait pas pour elle et que le point de vue de la victime n'est pas intéressant, et même à la fin du livre je n'ai pas la réponse. Je ne sais pas quoi en penser finalement. J'ouvre à moitié.
Ce récit a cependant le mérite de m'avoir donné envie de lire Lolita de Nabokov, que je n'ai jamais lu, je ne sais pas ce que le groupe en pense. Pourrait-il figurer dans nos prochaines lectures ?


Réactions :
- je l'ai lu déjà, je n'ai pas envie de le relire
- je ne l'ai pas lu, j'aimerais le lire

- je l'ai lu déjà et l'ai adoré
, je me demande si j'ai envie de le relire

- je l'ai lu déjà, je serais intéressée de le relire à la lumière de ce que Neige Sinno en dit
- il y a justement eu un documentaire sur l'histoire de la réception de
Lolita, formidable : Lolita, méprise sur un fantasme.
Pour l'instant, nous restons en suspens.


Claire
Si Renée avait été là, j'aurais réagi à la phrase suivante : "C'est pas super bien écrit". Ce serait quoi "bien écrit", Renée ?
Si Sabine avait été là, j'aurais réagi à la phrase suivante : "On a envie de comprendre comment la génération (des sex/septuagénaires) a, sous couvert d'émancipation, permis de tels dérapages." Je lui aurais fait remarquer, que contrairement à l'environnement de Matzneff pour Le consentement de Vanessa Springora, il n'y a aucun adulte défendant la liberté sexuelle avec les enfants et donc je ne comprends pas sa remarque.
Si Clarisse avait été là, j'aurais réagi à la phrase suivante : "Triste Tigre est une autobiographie, pas un roman, et cela rend difficile d'avoir un avis critique sur l'écriture du livre" : pourquoi Clarisse ?
Odile(avis transmis de Dijon)
J'avais lu Triste tigre il y a un an et c'est pour moi "un livre grand ouvert" : avis fait d'admiration pour l'intégrité et la lucidité de l'auteure, son esprit d'analyse, sa façon de se resituer dans l'histoire des femmes et de la domination, mais aussi, par ailleurs, par la justesse de ton de toutes ses réponses dans les interviews.
Catherine entre et
J'ai lu ce livre au moment de sa parutio
n à peu près donc ik y a environ un an. Je l'ai lu un peu à reculons en raison du sujet (j'avais déjà lu plusieurs livres sur le viol et l'inceste dont Le consentement de Vanessa Springora que j'avais bien aimé d'ailleurs), mais les critiques avaient suscité mon intérêt. Je n'ai pas vraiment eu le courage de le relire, je l'ai juste un peu feuilleté cette semaine. Au moment de ma lecture, il m'avait marquée et j'en ai gardé un souvenir assez précis.
Je l'avais d'une part trouvé très intéressant et d'autre part sa forme m'avait paru originale. Le livre est difficile à étiqueter, il ne se limite pas à un témoignage. C'est quand même un récit autobiographique, mais l'auteure nous avertit à plusieurs reprises sur le fait que ce qu'elle dit ne reflète pas forcément l'exacte vérité, c'est sa vision à elle. Elle se questionne tout au long du livre sur sa démarche, elle va au bout de sa réflexion, elle cherche sa vérité, elle a un objectif, même si on a parfois l'impression de redites. Ça a soutenu mon intérêt tout du long.
C'est aussi une réflexion plus large sur l'emprise, sur la domination, la violence, la résilience, la personnalité des auteurs de crimes sexuels. Il en ressort l'idée que ces abus sont commis lorsque des hommes apparemment normaux ont tout simplement la possibilité d'exercer leur emprise sur un être vulnérable sans conséquence dommageable pour eux même. "Ils violent parce qu'ils le peuvent" a fini par conclure un historien spécialisé dans les guerres mondiales. C'est tout à fait ce que l'on constate en ce moment.
Beaucoup de choses m'ont frappée dans ce livre, entre autres vers la fin ce qu'elle dit sur sa fille, lorsqu'elle s'interroge sur sa possibilité de franchir une limite, ce qu'elle ne fait pas. Son interrogation perpétuelle aussi, lorsqu'elle se demande en croisant un homme dans un square si c'est un violeur. Elle est marquée à jamais par ce qu'elle a subi même si elle est résiliente et a construit sa vie. J'ai aimé l'écriture, sans pathos.
Neige Sinno évoque aussi le rôle de l'écriture qui ne l'a pas libérée, contrairement à une idée assez répandue sur son pouvoir cathartique. Elle se réfère aussi à d'autres auteurs, victimes d'abus sexuels, Virginia Woolf, Toni Morrison, Virginie Despentes, Christine Angot entre autres. Elle parle aussi de Nabokov ; j'ai été étonnée de sa vision de Lolita et du fait que le livre dénonce les abus sexuels qu'elle subit. Ça m'a donné envie de le lire.
Je n'oublierai pas ce livre. Je l'ouvre aux ¾, presque en grand.
Jérémy

Avant la lecture : J'avais entendu parler de ce livre et de son auteure au moment où il avait été publié, notamment parce qu'il avait reçu de nombreux prix. J'avais bien aimé les interviews que j'avais entendues de Neige Sinno, elle m'avait toujours semblé d'une grande finesse et d'une grande intelligence. Pour autant, je n'avais pas envie de lire ce livre. En ayant beaucoup entendu parler, j'avais déjà un peu l'impression de l'avoir lu avant de l'ouvrir. Par ailleurs, j'ai l'impression que l'actualité, littéraire ou l'actualité tout court, est saturée des thèmes du viol, qu'il soit sur mineur ou pas, et de l'inceste. Je n'ai pas envie de retrouver ce que je peux lire à longueur de pages dans les journaux ou entendre dès que j'allume la radio lorsque j'ouvre un livre. J'ai besoin de m'échapper au contraire, j'ai envie d'un ailleurs. Enfin, ma maxime en matière de lecture étant "La vie est trop courte pour lire les ouvrages qui n'ont pas subi l'épreuve du temps", je ne pouvais pas me retrouver dans cet ouvrage.
Après la lecture : Malheureusement l'a priori négatif que j'avais sur le livre n'a pas été démenti à la lecture. Je l'ai lu comme un témoignage/ essai, et pas comme un roman qu'il n'est pas bien sûr. Aussi n'ai-je pas prêté une attention particulière au style, ou disons que je l'ai abordé sans trop exigence en la matière. Pour autant, la première phrase est pour le moins décontenançante et ne brille pas par son élégance et sa fluidité : "Car à moi aussi, au fond, ce qui me semble le plus intéressant, c'est ce qui se passe dans la tête du bourreau." Car ? On s'attendrait à ce qu'il y ait une antériorité que le "car" viendrait expliquer, mais non. À moi aussi ? Qui sont les autres ? Ce qui... c'est ce qui... : on a vu plus digeste pour commencer. Pour suivre en deuxième page, trois phrases qui commencent par "Et". Bref, on va vraiment faire l'impasse sur le style.

Claire
Comme Jérémy est - hélas - le seul homme de la soirée, le seul à ne pas du tout aimer le livre, le seul à avoir un avis écrit après la soirée très très très long, je me permets de le couper, toujours après la soirée, pour laisser répondre Neige Sinno sur la première phrase :

Vous l’avez sans doute remarqué, le texte commence par une phrase qui inclut la mention de me too : moi aussi, mais ce n’est pas pour dire moi aussi j’ai été victime, c’est pour affirmer que moi aussi ce qui me fascine c’est la violence, c’est le monstre : "Car à moi aussi ce qui me semble le plus intéressant c’est ce qui se passe dans la tête du bourreau".

Jérémy
Je n'avais pas du tout, mais alors pas du tout remarqué, bêta que je suis, qu'elle faisait allusion à me too dans la première phrase du livre !

Claire
À vrai dire moi non plus !... Mais j'apprécie beaucoup sa façon de commencer in medias res, nous émergeant immédiatement dans son monologue.

Jérémy
J'ai également eu beaucoup de mal avec la construction. J'ai trouvé le tout assez fouillis et répétitif. Claire a dit que c'était un sillon qu'elle creusait sans cesse. Oui, c'est sûrement ça. Sauf que moi j'ai touché le fond assez vite. J'ai l'impression qu'elle répète toujours la même chose mais avec d'infimes variations. C'est vrai que dans la veine psychologique, psychanalytique et auto-analysante, on ne peut pas lui reprocher de ne pas aller au bout de son sujet, mais il y en a d'autres qu'elle n'aborde que peu et qui m'auraient pourtant intéressé : ses relations avec ses frères et sœurs et l'impact de ce qu'elle a subi sur celles-ci, l'attitude de sa mère au moment où elle a su et l'impact également sur leur relation, le procès, l'attitude des "institutions" qui n'ont rien vu lorsqu'elle était enfant, etc. J'ai l'impression qu'elle ressasse beaucoup. D'ailleurs il me semble qu'elle le dit elle-même à un moment dans le livre : elle n'arrive pas à en sortir, à s'en sortir, elle y revient toujours. C'est bien évidemment éminemment compréhensible. Mais le fait qu'elle m'entraîne aussi dans cette spirale en tant que lecteur et que j'aie moi aussi l'impression d'être pris dans des sables mouvants dont je n'arrive pas à sortir est plus ennuyeux.
Sur le fond, j'ai été très gêné par plusieurs passages. Page 165, elle évoque les violeurs en utilisant le terme "Cette identité de monstre qu'ils rejettent tous ensuite". À mon sens, les qualifier de monstres, c'est leur dénier toute humanité, les exclure du royaume des hommes. Pour moi c'est très problématique car cela revient à considérer qu'ils ne sont pas faits de la même "glaise" (elle utilise ce terme à un autre endroit) que nous. Or je pense au contraire que leur cruauté, leur perversité, leur sadisme, font partie intégrante de notre humanité. D'une certaine manière, c'est trop facile de les qualifier de monstres, cela revient à jeter un voile pudique sur ce qu'il y a de plus sombre en nous, qui peut s'exprimer ou pas, mais qui sommeille tout de même en chacun de nous. C'est aussi problématique car si ce ne sont pas des hommes, ils ne peuvent pas être jugés comme tels.

Claire
Il n'y a pas exclusion de l'humanité. Le monstre n'est pas le seul bourreau : "La victime de viol est un monstre de souffrance, de solitude et de haine". Et l
e dernier paragraphe du livre commence ainsi : "C’est un monde où victime et bourreau sont réunis."

Jérémy
Je m'insurge sur le fait de mettre sur le même plan et donner le même sens au substantif tout court et au substantif + de + défaut, qui pourrait alors être remplacé par "un amas de", "un tas de", "un parangon de", "une boule de ", etc. Bref !
Par ailleurs, page 183, elle dit également clairement qu'elle aurait préféré qu'il se suicide : "Comme je l'ai dit, qu'il se donne lui-même la mort m'aurait semblé une solution plus juste que des années de prison." Qu'elle ne souhaite pas le meilleur à l'homme qui l'a violée pendant des années, c'est bien compréhensible. Là, c'est autre chose. Cela me semble qui plus est paradoxal car il y a un autre passage dans le livre dans lequel elle explique qu'elle est moralement/philosophiquement opposée à la prison et qu'elle aurait préféré une obligation de soins, laquelle n'a d'ailleurs pas été prononcée. Elle aurait préféré une obligation de soins mais en même temps elle souhaite la mort du criminel. Difficile à saisir comme position.
Page 202 : En évoquant le fait que son beau-père ait refait sa vie, qu'il se soit marié, ait eu d'autres enfants et ait ouvert une ferme pédagogique avec sa nouvelle femme : "La loi ne peut pas les en empêcher (avant la prison on est considéré innocent, après la prison on a purgé sa peine et on est donc, comme par l'opération du Saint-Esprit, considéré à nouveau comme innocent." On sent quand même, par le ton ironique pour ne pas dire sarcastique qu'elle emploie dans ce passage et dans tout ce qui précède, que ça la gêne, qu'avant on soit considéré comme innocent. Cela la gêne peut-être, et je peux le comprendre de là où elle est, mais la présomption d'innocence c'est ce qui nous protège tous, individuellement et collectivement en tant que société, et c'est l'un des fondements de l'État de droit. Quand elle dit qu'après la prison on est à nouveau considéré comme innocent, c'est faux. Le crime qui a été commis n'est pas effacé, il figure pour toujours sur le casier judiciaire, de la même manière que la victime sera toujours victime et victime pour toujours, comme Neige Sinno le dit elle-même. Pour autant, cela signifie-t-il que le criminel, une fois sa peine purgée, doive être exclu de la société, banni, exilé ? Que faudrait-il faire de ces hommes qui n'auraient pas eu le bon goût de se suicider ? On m'a dit que ce n'était pas son propos, qu'elle ne "proposait" rien. Elle ne propose peut-être rien (enfin si, le suicide), mais elle dessine tout de même une solution en creux en détaillant ce qui selon elle est inacceptable, indécent, injuste : que le criminel continue de vivre. Et à vivre selon les mêmes termes qu'elle : en étant en couple, en ayant des enfants. Après tout elle aurait très bien pu ne pas aborder ce sujet : la peine prononcée et l'après. Mais elle le fait, donc elle ouvre le débat. Et ce qu'elle souhaiterait, en creux, c'est bien le bannissement social et pourquoi pas la castration chimique pour ceux qui ne se seraient pas donné la mort.
Dans le passage qui précède, elle tourne en dérision la foi de la femme de son violeur : "Elle aussi, elle est à fond dans la religion. C'est peut-être ce côté irrationnel, cette ferveur mystique, qui lui permettra de lui pardonner quand elle apprendra ce qu'il a fait. Elle l'accepte avec tout son être, tel que Dieu le lui envoie, avec son âme de pécheur et sa quête de rédemption. […] il s'agit de cette jeune femme qui, par charité envers cet homme dont elle est amoureuse, parvient à pardonner ceux qui l'ont offensée et à dépasser les obstacles que le Seigneur a mis sur son chemin pour qu'elle puisse prouver sa foi en Lui et en la vie." On sent bien que cela lui est inaccessible et incompréhensible, le pardon, la rédemption, que l'on puisse s'amender, changer. Là encore, de là où elle est, on peut le comprendre et on ne peut pas lui en vouloir de ne pas pardonner. Mais ce qui me gêne, c'est que parce qu'elle a été victime, elle dénie aux autres le droit et la possibilité de pardonner. Ou disons que seule une folle de Dieu, une mystique qui n'a pas toute sa tête et ne sait pas bien ce qu'elle fait, peut pardonner. Cela peut sembler dérisoire mais elle me fait penser à ces enfants qui, dans la cour de récréation, parce qu'ils ont été victimes d'une injustice de la part de l'un de leurs camarades, montent une cabale pour qu'il soit exclu par tous les autres. On ressent aussi cette forme d'aigreur (je mesure à quel point le terme peut paraître indécent au regard de ce qu'elle a subi mais je n'en trouve pas d'autre) lorsqu'elle parle de ceux qui ont racheté la maison, à vil prix, et dont on sent bien qu'elle les méprise, d'avoir indirectement profité de ce qui lui est arrivé pour acquérir une maison dévalorisée du fait des crimes qui y ont été perpétrés. Maison dans laquelle ils ont qui plus est le culot et l'indécence de se construire une vie de famille et leur petit bonheur quotidien, alors qu'elle, elle y a tant souffert. Mais comment peuvent-ils ?
Pour toutes ces raisons, je n'ai pas (du tout) aimé ce livre et je le ferme donc en grand.
Brigitte
(à l'écran)
C'est un avis très positif sur ce livre hors norme. Est-ce un témoignage ? Ou bien un essai?
J'en retiendrai qu'il existe un réseau quasi-invisible composé de tous ceux qui ont réussi à surmonter une épreuve effroyable (viol, torture…) et à rejoindre une vie "normale ". Ils se reconnaissent lorsqu'ils se croisent. Leur préoccupation est essentiellement de s'attaquer aux obstacles rencontrés par ceux qui vivent au fond de l'enfer dont ils ont réussi à s'extraire.
J'ouvre aux ¾.
Claire
Avant ou autour de la lecture : J'ai lu sur "le sujet" en 2020 Le consentement de Vanessa Springora que j'ai trouvé remarquable
, par son ton, sa composition, son écriture et son enjeu. Certes le contenu dépasse la dimension littéraire, mais je l'ai considéré avant tout comme une œuvre.
Ici, il en va de même pour ce livre. Moi non plus, je ne voulais pas lire quand il est sorti en raison de son "sujet". Mais la litanie d'échos sur sa qualité littéraire m'a convaincue a priori que c'était un livre important. Je suis vraiment contente de l'avoir lu dans le cadre d'un groupe "littéraire", plutôt qu'un groupe "militant".
Je n'ai lu qu'un livre de Christine Angot, Un amour impossible, pas uniquement centré sur l'inceste, et qui m'avait plu. Mais son auteure me gêne par rapport à ses textes, alors que pour V. Springora et N. Sinno, leur parole me semble porter la littérature.
Si je considère mon expérience de lecture, je dois ouvrir en très grand. Je trouverais bien des réserves dans une phrase par ci, une image par là. Mais je trouve le tissage que constitue ce texte une grande œuvre. Je comprends que Monique ait pu être lassée par des redites. Moi non, au contraire : j'ai aimé comme des spirales, des sillons tracés, parcourus, reparcourus autrement, un entrelacement de sentiments (dont la colère) et d'analyse.
J'ai aimé l'aspect (en)quête.
J'ai aimé les sarcasmes, par exemple au sujet de la fellation : "un acte qui peut se pratiquer facilement, sans faire de bruit, qui ne laisse pas de trace. Un bon rapport qualité-prix, on pourrait dire".
J'ai aimé qu'elle revienne sur ses propos : "Voilà des phrases bien pompeuses. Je me laisse emporter, là. Je ne devrais pas faire de généralités, il y a tellement de chance de se tromper." Et plus cruel pour elle-même quand elle relativise les horreurs : "Ça pourrait toujours être pire. Il ne me fait pas manger mes excréments, il ne me force pas à le regarder décapiter des animaux", sans parler de la Syrie ou de la Shoah qu'elle évoque. Plus d'une fois dans la lecture, j'ai pensé que sa réflexion sur le mal était illustrée par le procès de Mazan.
J'ai été submergée par l'émotion quand elle dit : "Moi aussi j'ai mon foyer aujourd'hui. Je regarde tendrement ma fille et son père marcher devant moi main dans la main sur un sentier. Vous savez maintenant à quoi je pense volontiers et ce que je ne peux m'empêcher d'imaginer."
J'ai aimé la réflexion sur la littérature en train de se faire, l'interrogation fiction/non-fiction, la référence jamais décorative à des auteurs.
J'ai aimé la voix. Je la suis, elle m'appelle. Je la suis dans sa démarche, dan
s le texte où je marche.
Je trouve l'écriture dense, sèche et vibrante. Et le livre est pour moi une grande œuvre d'une femme que j'admire.

Fanny
Pour ce livre, je ne vois pas comment je pourrais "ouvrir le livre". Je n'ai pas envie de porter un jugement littéraire sur un livre qui va au-delà.
Je me suis d'ailleurs demandé si c'était "un-livre-pour-le-groupe-de-lecture"..., mais à vous entendre je n'en doute plus.
Est-ce que j'ai eu un plaisir de lecture ? Non ! Est-ce que j'attendais impatiemment de le retrouver avant de me coucher ? Non.
J'ai trouvé la construction foutraque, avec beaucoup de longueurs et de redites. Mais je pense que ces retours en arrière incessants avec une mémoire très visuelle sont liés à la mémoire traumatique. Cela m'a aussi fait penser à Semprun, mais je trouve que L'écriture ou la vie a une portée littéraire qui va bien au-delà.
Je n'ai pas trouvé le livre de Neige Sinno bien écrit, j'ai trouvé son style assez maladroit. Mais quelle importance cela peut avoir en regard de la portée de son témoignage ?
Je travaille dans la protection de l'enfance comme Clarisse et je l'ai lu avec un regard lié au travail. Contrairement à la plupart d'entre vous, je n'ai pas senti la distance dans son récit. J'aurais envie de dire qu'elle écrit des choses très justes mais ce serait absurde car il ne serait pas possible de prétendre le contraire puisqu'il s'agit de son vécu. Alors je dirais plutôt qu'elle écrit des choses très fortes, souvent difficilement soutenables à la lecture. Mais sur ce point aussi qu'est-ce que ce malaise à la lecture en regard de ce qu'elle a enduré ?
J'ai trouvé très intéressant ce qu'elle écrit sur les enjeux de pouvoir dans la pédocriminalité. Et j'ai apprécié qu'elle ose parler avec un langage cru, je trouve courageux de ne pas édulcorer le récit des violences subies. Il fallait oser écrire ce qu'elle dit sur les pipes, chapeau !

Annick L (à l'écran)
Je n'ai pas envie d'évaluer ma réception de ce livre. Pour moi il est inclassable. Quant à sa "portée littéraire" je ne pense pas que ce soit important. Alors que je n'ai eu aucun doute pour le livre de Semprun.
En fait, je n'ai jamais lu de livre-témoignage sur ce sujet, sans doute pour me protéger. Mais, malgré mon appréhension, j'ai été happée très vite par la forme originale qu'elle a choisie, en dialogue avec le lecteur, voire en l'interpellant, et j'ai apprécié la distance qu'elle garde constamment.
La narratrice refuse de faire appel à notre compassion. Elle nous entraîne plutôt dans une réflexion sur cette expérience terrible, au fil d'une quête sincère et touchante pour trouver l'angle juste. Et elle évite soigneusement tous les stéréotypes, au plus près de sa vérité personnelle. C'est remarquable !
Neige Sinno a eu "la chance" que sa mère finisse par l'accompagner quand elle a porté plainte et que son beau-père a reconnu les faits. Mais combien de victimes n'obtiennent pas réparation ? Et comment faire tomber le silence qui entoure la plupart de ces affaires ? C'est, de ce point de vue un livre salutaire.
Mais on en ressort bouleversé.
Annick A
Je l'avais lu il y a 6 mois et l'avais détesté. Je l'ai relu.
Finalement, j'ai beaucoup aimé ce livre.
Elle est restée silencieuse 21 ans. C'est très intéressant qu'elle soit allée en justice.
Elle introduit beaucoup le lecteur. On est pris. Ce n'est pas toujours confortable.
Ce témoignage peut aider d'autres.
"Un enfant ne peut pas ouvrir ou fermer la porte du consentement. Il n’atteint pas cette poignée. Elle n’est simplement pas à sa portée." C'est très beau.
Elle est constamment en train d'espionner les pères.
Elle affirme que la victime "portera, toute son existence, la trace du viol". En effet la "domination sexuelle est une forme de soumission qui atteint les fondements mêmes de l’être". Ces phrases nous disent que c'est un crime pour toute la vie. Et du côté des témoins défendant le violeur, ils disent que son crime "était une anomalie", alors que pour elle il "fait de tout le reste de son existence une aberration".
Mais il n'y a pas de pathos
dans ce livre. Elle prend le lecteur en otage, le fait entrer dans le champ du viol.
C'est un beau livre, un beau témoignage. J'ouvre aux ¾.
Françoise
Je fais partie de ceux qui ont poussé à programmer ce livre.
Je l'ai lu il y a longtemps déjà et vous entendre me l'a remis en mémoire.
J'étais complètement scotchée quand je l'ai lu.
À propos de l'objet littéraire ou pas, ça m'énerve ! C'est comme pour les polars : ça ne peut pas être littéraire, ben si parfois (par exemple Javier Cercas avec sa dernière trilogie : quel plaisir de le lire et de l'écouter sur France Culture avec Caroline Broué ; désolée pour cette parenthèse qui n'a - presque - rien à voir...) Il s'agit d'écriture ou pas !
Je l'ai reçu comme quelque chose qui s'exprimait enfin.
Les répétitions ne m'ont pas du tout gênée.
Je suis admirative qu'elle ait pu faire ce récit, atteindre cette maîtrise. On sent qu'elle est toujours dedans (et le sera toujours sans doute), mais en même temps elle parvient à un recul qui lui permet une analyse qui touche à l'universel. Et quel courage !
Personne n'a parlé de Christine Angot, tant mieux ! Elle, pour qui l'inceste est son fonds de commerce, et qui n'atteint pas cette distance et dont elle ne sort pas (cf. son dernier film).
Rapprocher le livre de celui de
Semprun ne m'était pas venu à l'idée.
C'est un livre que je recommande à tous. J'ouvre en grand !
Rozenn(à l'écran)
Aussitôt le livre fermé, lu d'une traite - si je m'étais arrêtée, je ne pense pas que j'aurais repris la lecture, je me serais trouvé de bonnes raisons - j'ai voulu m'auto-dicter mon avis pour ne pas l'oublier. J'ai tendance à effacer de ma mémoire ce qui me gêne trop.
Au début de la visio, je ne retrouvais pas l'enregistrement sur mon téléphone. Je me suis dit que j'avais dû l'envoyer à quelqu'un par erreur et je me demandais bien à qui…
Je l'ai retrouvé et j'ai retrouvé mes impressions :

Intéressant par le parti pris de rechercher de distance, l'évitement de curiosité malsaine ; mais de temps en temps brusquement un mot ou un détail cru et violent qui donne de la réalité et qui ne laisse pas indemne.
Intéressant aussi la tentative de se placer du point de vue du violeur.
La simplicité de l'écriture ne nous empêche pas de ressentir la cave et les autres lieux, la façon dont elle ancre les souvenirs dans les lieux rend les faits concrets.
Le ton est net, comme si elle cherchait à être au plus près non pas d'une vérité, mais de ce qu'elle cherche à dire. Elle nous entraîne dans son questionnement sur ce que peut apporter la littérature à de telles blessures, elle lit, elle écrit, nous fait partager ce cheminement.
J'ai été touchée par le peu qu'elle laisse deviner de ses relations ensuite avec sa mère et la sœur qui reste habiter là-bas et le reste du village, comme si on ne lui pardonnait pas à elle.
Horrifiée par la deuxième vie de son père avec la possibilité de récidive.
En fait, elle dénonce le fait que le mal nous entoure, qu'il est possible, imminent. Je n'ai pas encore le courage de relire le passage où elle masse sa fille. Mais quelle doit être la limite de nos caresses ? Ne faut-il pas veiller sans cesse, surveiller les autres et soi-même. C'est avec une grande légèreté qu'elle fait planer cette menace et la nécessité d'être vigilant.
J'ai enfin réussi à rédiger ces quelques lignes et je voudrais avoir le courage de le relire… un jour peut-être.
Je ne sais plus comment je l'ai "ouvert", mais avec le recul, je l'ouvre en grand.
Jacqueline

J'ai beaucoup de mal à en parler car il y a trop de choses dans ce livre.
Je retrouve dans ce que vous dites beaucoup de mes impressions, mais il y aurait tant à dire !
Je l'avais lu quand il est sorti et je me souviens d'avoir été admirative de sa distance pour arriver à écrire les faits, sans complaisance ni pathos.
Je craignais un peu une nouvelle lecture , mais c'était pour le groupe... je l'ai relu et ne le regrette pas. En effet, j'ai, alors, eu l'impression qu'à la première lecture, j'étais passée à côté... C'est tellement riche.
Et cette sincérité ! Y compris pour assumer ses doutes. Elle n'est jamais dans le paraître, l'image toute faite portée par la doxa. Elle démolit, au contraire, systématiquement les idées toutes faites. Elle assume une parole engagée jusque dans ses jugements littéraires sur des œuvres qui lui permettent de maintenir sa distance, en analysant aussi bien les faits rapportés que les commentaires que ces œuvres ont suscités.
J'ai beaucoup aimé cette parole…
J'ouvre en grand.

Claire
Le drame de Neige Sinno se passe à Vars où nous avons organisé deux de nos semaines lecture... Nous étions au col de Vars à 2000 m, dans notre Spoutnik isolé ; Vars comporte quatre hameaux : Les Claux, Sainte-Catherine, Sainte-Marie et Saint-Marcellin, le plus bas à 1 500 m, où est née Neige Sinno dans un chalet d'alpage (voir =>les détails des circonstances de sa naissance).
Alors que j'ai plaisir à mettre de la documentation en ligne, cette fois, je n'ai mis aucune doc en ligne avant la séance, afin que le livre se suffise encore plus que d'habitude à lui-même.
Cependant, j'ai essayé de répondre à la question de Sabine  : "J'aimerais découvrir une œuvre d'imagination de Neige Sinno : quelqu'un peut-il conseiller un titre ?" Et finalement, de fil en aiguille, voici des éclairages.
Etienne(un mois plus tard)
J'y suis allé un peu à reculons ; une sorte de méfiance infondée qui a d'ailleurs été rapidement anticipée et désamorcée par l'autrice. Et puis finalement je suis obligé de me rendre à l'évidence : c'est un très bon livre, assez unique en son genre, à la croisée des styles.
La première chose qui me vient à l'esprit c'est qu'elle a réussi à mettre en lumière à quel point son expérience l'avait abimée psychiquement ; que le viol répété d'un enfant, parce qu'il a lieu de façon prolongée et durant cette période cruciale où l'on se forme, ne peut qu'être une fabrique à fantômes. Elle réussit à faire comprendre que plus qu'un dommage intime, il s'agit d'un vol de vie. Un vol qui ne pourra jamais être réparé.
Elle nous offre une plongée dans sa psyché qui, même si elle est capable de nous offrir ce récit, est un champ de ruine complet. Et malgré tout, impossible d'avoir véritablement accès à elle, encore plus que dans n'importe quel autre récit ("Il n'y a pas de journal intime, pas de sincérité possible"). Peut-elle également se faire intégralement confiance d'ailleurs ?
Il serait difficile de citer tout ce qui m'a marqué car à l'image de ce qu'elle ressent, les idées fourmillent, ne se développent pas toujours et parfois rentrent en collision. Il me revient en tête :
- ses belles réflexions sur ce que l'on voit, et surtout ce que l'on ne voit pas, l'image du manque ;
- ses réflexions introspectives d'une lucidité désarmante sur son acte créateur. Elle retourne la question dans tous les sens, anticipant les critiques, objections, réflexions que l'on pourrait lui faire. Écrire guérit-il ? Est-il possible ou souhaitable de guérir ? A quel point doit-elle rentrer dans les détails ? Doit-elle au contraire en faire une belle œuvre ? Finalement elle ne répond pas ou peu à ses interrogations qui sont vouées à rester des questions ouvertes qui la tirailleront indéfiniment.
Elle arrive tout de même à cette conclusion plus profonde qu'il n'en a l'air : raconter son récit, avec son bagage intellectuel ou pas, avec style ou pas, peut-être vu comme un double négatif de la possibilité du viol : pourquoi écrit-on ? Parce qu'on le peut
Je l'ouvre en grand.

Je m'étais astreint à ne pas lire vos avis sur Triste tigre et j'ai lu maintenant avec grand intérêt les réactions et notamment les contre-réactions de Claire à celle de Jérémy.
Je comprends parfaitement les points qu'il a soulevés, comme Neige est manifestement d'une inteligence très fine et érudite, on en vient à penser que tout ce qu'elle écrit est marqué du sceau de la lucidité. Mais je trouve en effet que l'apparente incohérence de ses postures au fil des pages ne vient que renforcer la principale vérité du livre : son expérience lui a complètement détruit sa psyché, elle l'empêche définitivement de penser "normalement", elle est un fantôme. condamnée à errer à ressasser ("mes propos avanceront toujours masqués" p. 52). Le livre est profondément pessimiste mais nécessaire.
Je maintiens grand ouvert.

DES INFOS AUTOUR DU LIVRE
Les textes de Neige Sinno
Articles et entretiens

Les textes de Neige Sinno

Voici la présentation des deux livres publiés en français avant Triste tigre : un recueil de nouvelles, puis un premier roman.

La vie des rats, Marseille, La Tangente, 2007
La Vie des rats est un recueil de douze nouvelles qui racontent des moments de vies à la dérive se croisant sur les routes du sud de la France et dans les rues de Marseille. Des personnages attendent que quelque chose arrive, se demandant vaguement ce qui est arrivé avant ou ce qui arrivera ensuite, comme si le réel était pour eux dans une brume, impossible à distinguer clairement. Par moments, une combinaison de hasards et d'actes de volonté leur permet d'avoir pour quelques instants le sentiment d'exister, leur révélant alors la présence des autres. Un livre sur la jeunesse et la solitude, ces abîmes dont on ne peut s'échapper qu'en acceptant de se perdre un peu.

Le Camion, Christophe Lucquin éditeur, 2018
C'est l'histoire d'une jeunesse, peut-être la vôtre. C'est l'histoire de jeunes gens qui ont rêvé dans leur enfance, leur adolescence, que le monde serait ouvert pour eux, qu'ils seraient libres, que tout serait possible. Ils se prennent ensuite la crise, la réalité, en pleine face ; le chômage, les frontières, la nature dévastée. On les rencontre à ce moment-là, autour d'un camion qu'on leur a prêté, avant qu'ils ne se lancent chacun de leur côté dans leurs vies, comme dans une attente de vivre.
Ils sont jeunes adultes, frustrés, rêveurs, ambitieux, résignés, tous partagent l'envie d'ailleurs. Pour cela, ils ont un camion. Il ne les transporte pas loin, il tombe souvent en panne, mais il les amène à rêver de destinations lointaines : la Chine, l'Afrique, etc.
Le camion c'est comme leur propre vie, la possibilité de s'échapper, mais l'impossibilité de prendre l'élan. C'est un groupe d'amis qui aimerait voyager loin, mais la vie s'impose et les rêves passent.
Ce n'est pas un livre nostalgique, ni un road book, c'est un roman d'aventures qui se passe dans un camion qui n'avance pas très vite, mais qui va quand même plus loin que prévu.

Oh étonnement concernant Christophe Lucquin, l'éditeur du roman de Neige Sinno Le Camion ! Voilà Christine Angot qui rapplique à son pire !...

En effet, cet éditeur a été pris dans une polémique car Christine Angot l'a accusé dans une tribune de Libération en 2016 de publier "des textes à caractère essentiellement pédophile. De l'avis même des amateurs d'érotisme, ces textes sont un peu limites, un peu lourds et ne rencontrent pas le public".

Libération a publié son droit de réponse =>ici.

Finalement, la cour d’appel de Paris a jugé que l’écrivaine avait publiquement diffamé l’éditeur Christophe Lucquin ainsi que sa maison d’édition. Christine Angot est donc condamnée, civilement et solidairement avec Laurent Joffrin, directeur de la rédaction et de la publication du quotidien Libération.

 
Auparavant, Neige Sinno a soutenu une thèse en 2005 à l'Université d'Aix-Marseille 1 : L'écriture de l'inquiétude dans les nouvelles de Raymond Carver, Richard Ford et Tobias Wolff   (au passage, remarquons que si nous avons lu du Carver et du Ford, nous n'avons jamais lu de livre de Tobias Wolff)
        
Et elle a publié au Mexique un essai sur les figures du lecteur, intitulé Lectores entre líneas: Roberto Bolaño, Ricardo Piglia y Sergio Pito, récompensé en 2010 par le prix Lya Kostakowsky.
 
Enfin, voici la présentation de l'album de BD Amatlan d'Edmond Baudoin, L'Association, 2009 : Un jour d’octobre 1996, Edmond Baudoin rencontre Neige Sinno à la terrasse d’un café à Nice. Quelques années plus tard et des milliers de kilomètres plus loin, c’est à Amatlan au Mexique que les deux amants se retrouvent.
Amatlan commence comme un carnet, et prend vite une consistance imprévue qui en fait l’un des livres les plus accomplis et les plus touchants d’Edmond Baudoin.
Si Baudoin entreprend dans son carnet de dessiner les paysages d’Amatlan et de ses magnifiques montagnes – où Zapata s’est jadis caché –, il dessine aussi Neige, la bien-aimée qui l’accueille là-bas. Et sa relation avec Neige s’éclaire de façon inattendue au moment où celle-ci, écrivain, décide de rédiger un texte sur le carnet en cours, où Baudoin l’intègre et y réagit en retour.
Ce texte magnifique de Neige pousse le dessinateur dans ses retranchements, et l’ensemble transcende ce carnet en un témoignage unique sur l’amour, au dessin toujours plus magistral.
Si Baudoin fait, selon ses dires, “toujours le même livre”, il va néanmoins toujours un cran plus loin, et atteint avec ce volume-ci une épure contemplative et apaisée, en même temps qu’il témoigne d’un enchevêtrement emblématique de la complexité de nos sentiments.

Articles et entretiens

• Rencontres et entretiens
- Le livre est sorti depuis peu : un long entretien avec Johan Faerber dans Diacritik, 28 août 2023. Extraits :

La non-fiction américaine a été une influence déterminante pour écrire ce texte parce qu’elle m’a aidée à trouver la voix narrative qui est le point de départ et la condition de possibilité de Triste tigre. C’est une voix qui assume une subjectivité tout en se posant aussi comme capable de produire une analyse théorique. Elle permet de faire en sorte que celle qui a vécu une expérience et celle qui prend de la distance en relation à cette expérience puissent être présentes dans le même espace textuel et dialoguer. Ce terme de non-fiction, que j’emploie moi aussi, est très vague et il ne rend pas compte des possibilités offertes par ce genre littéraire qui est en train de se construire depuis une vingtaine d’années. Je crois que ce qui est en jeu ici rejoint l’idée de Georges Didi Huberman dans son livre Le témoin jusqu’au bout, un titre fabuleux qui a causé sur moi une forte impression, et qui fait du témoignage une arme littéraire d’une puissance inégalée.

La sincérité ne m’importe pas en littérature. Ce qui m’importe c’est l’honnêteté. Ce que je pense et ressens au fond de moi, ce que je dirais si j’étais sincère, restera mon secret, mais je m’engage à ne pas mentir ni trahir, je m’engage à chercher, à tâtonner pour approcher la vérité. C’est une distinction difficile à faire, j’en conviens. Il faudrait que je donne un exemple : la sincérité devrait me pousser à dire tout ce que j’ai sur le cœur, à faire état de ma colère, de mon dégout, à dire que je pense qu’un viol sur un enfant est un crime impardonnable, quelles que soient les conditions. L’honnêteté m’oblige à restreindre cet épanchement et à mettre tout cela en perspective : c’est la violence dont j’ai été victime qui me fait ressentir ce que je ressens.

- Premier prix littéraire "Le Monde" : "Une petite brèche dans la chape de silence", rencontre, par Raphaëlle Leyris, Le Monde, 6 septembre 2024. Extraits :

Pourquoi le cacher ? Au moment de voter pour le prix littéraire Le Monde 2023, nombre de jurés ont confessé avoir été saisis de crainte en découvrant que Triste tigre, l’un des dix livres en lice, portait sur un inceste. (...)

Si l’idée d’une thérapie individuelle de l’auteur par l’écriture la "dégoûte", elle nous précisait, au printemps, en revanche, espérer en la possibilité d’une forme "collective" de catharsis, qui ferait de la littérature "un espace privilégié, une table sur laquelle on peut poser des choses conscientes et inconscientes qu’on essaie de régler en tant que groupe social".

- Prix Femina 2023 : "Ce qui me rend très fière c’est que ce prix soit rendu par un jury féminin", un entretien avec Aude Ferbos, Sud Ouest, 9 novembre 2023. Extrait :

Le vécu me permet de faire la narration de faits écrits dans ma chair. Mais ce point de vue énonciatif, c’est aussi la lectrice que je suis, moi qui lis des articles de presse, entends des émissions de radio sur l’inceste.
Il y a donc eu un dédoublement permanent qui me permet d’alterner entre la narration et une partie un peu plus spéculative où je ne suis plus seulement la personne à qui il est arrivé ça, mais une conscience, une universitaire, une lectrice…

- Le succès est là : une interview approfondie avec Livres Hebdo, 6 décembre 2023. Extraits :

Je rencontre beaucoup de lecteurs avec lesquels je parle de mon texte, qui est déjà un peu à eux aussi. Je fais des rencontres extraordinaires et à chaque discussion, d'une certaine façon, je suis encore en train d'écrire ce livre.

Il y a des traductions complètement inespérées, comme en coréen. Les Coréens ont écrit une lettre extraordinaire dans laquelle ils expliquent pourquoi ils sont intéressés par ce livre. Ça le sort complètement du contexte, ils y ont perçu des choses inattendues, sur la question de la non-fiction, de la forme notamment. Et sur la façon dont mon texte est spéculatif par le biais de la narration. Ça m'a beaucoup touchée, car ils ont noté par exemple que je fais référence au côté obscur de la Lune, celui qu'on ne voit pas. Ça leur a rappelé des légendes dont j’ignore l’existence, et leur a semblé un filtre intéressant pour réfléchir au sujet du mal, et ça m'a beaucoup interpellée, car au moment où je cherchais un titre au début, je voulais qu’il renvoie à cette image. Je pensais à Lune noire, ou à une formule qui faisait écho à cette obscurité. Pour moi, c'est extraordinaire de voir des lectures différentes qui parfois résonnent en moi. C'est assez mystérieux.

- Parmi "Les 100 livres de l'année", Triste tigre de Neige Sinno, propos recueillis par Margaux Morasso, Lire Magazine, décembre 2023-janvier 2024. Extraits :

À la radio, j'ai eu parfois l'impression que les journalistes cherchaient à me faire dire des choses que je n'avais pas écrites, comme si ce que j'avais écrit n'était pas suffisant. Or, si je n'ai pas mis certaines choses dans mon livre, c'est que je n'ai pas envie d'en parler.

Votre livre a été retiré du CDI d'un lycée privé de Bretagne. Quel effet cela vous fait-il ?
J'aimerais comprendre la démarche de la directrice du lycée. J'aimerais qu'il y ait une conversation entre elle et les directeurs d'établissements scolaires qui ont choisi de proposer
Triste tigre aux élèves, qui ont choisi la parole. En parlant le moins possible, on entretient le déni. À qui pense la directrice en retirant le livre ? Qui croit-elle protéger? Elle ne pense pas aux 10 % d'élèves qui sont abusés. Elle pense aux autres. Est-ce par rapport aux scènes de viol ? Il y en a quelques-unes. Peut-être qu'elle se dit que c'est trop pour des jeunes qui découvrent la sexualité, mais c'est ignorer ce à quoi des lycéens de 15-18 ans sont exposés sur Internet. Peut-être qu'elle assimile mon livre à de la dark romance ? Triste tigre n'a rien à voir avec ça. Jamais je ne mets en doute le consentement, quand la dark romance explore une zone grise entre domination et consentement. J'aimerais avoir plus d'éléments afin de réfléchir à cette censure. À vrai dire, je suis surprise qu'il n'y ait pas eu plus de cas. Moi-même, je trouve cela osé d'avoir mis mon texte sur la liste du Goncourt des lycéens.

J'avais peur qu'en publiant ce livre le fait d'avoir été victime d'inceste soit accolé à mon nom pour toujours. Maintenant, je me dis que ça n'est plus entre mes mains. Je dois continuer mon chemin, écrire ce que j'ai à écrire et qui est sans rapport avec ça.

- Un dialogue entre Neige Sinno et Annie Ernaux, Le Monde, 4 juin 2024. Extraits :

"C’est votre exigence qui m’a saisie, j’ai senti très vite que votre livre allait être quelque chose d’important", confie Annie Ernaux en s’adressant comme en un dialogue exclusif, sans personne autour, à sa consœur. (...) "C’est un grand livre, vous allez jusqu’au bout de l’horreur, mais vous le faites avec des moyens littéraires", poursuit Annie Ernaux, avant de glisser un constat bienveillant, certainement pas une leçon : "Moi, je récuse la question que vous vous posez quand vous doutez que ce soit de la littérature, je la récuse", soutient-elle. Neige Sinno plie sans rompre sous le poids d’un tel compliment. "C’est très émouvant pour moi que ces lectures existent, elles ajoutent du sens à mon travail, souffle-t-elle. Je fais un effort énorme pour m’exposer ainsi et j’ai cette angoisse que ce soit mal réceptionné." Mais oui, être lue et appréciée par Annie Ernaux, bien évidemment, est bouleversant. "Le premier livre que j’ai lu de vous, c’était Les Années, ça a ouvert une porte (…). J’ai lu vos textes pour découvrir des choses que j’étais en train de chercher pour moi-même."

• Revue de presse concernant le livre sur le site de l'éditeur =>ici

• Vidéos
- Neige Sinno commente son livre aux Correspondances de Manosque, diffusion vidéo Librairie Mollat, 22 septembre 2023, 10 min.
- Un entretien vidéo avec les lycéens lors des Rencontres nationales du Goncourt des lycéens dont elle est lauréate, 1er décembre 2023, 23 min.

• L'histoire de la publication du livre
- "Du manuscrit refusé au prix Femina, itinéraire d’un livre inattendu", Télérama, 6 novembre 2023. Extrait :

"J’ai reçu entre quinze et vingt lettres de refus. (...) J’avais donc abandonné les envois, tout en continuant de croire très fort à mon texte – pour ne pas désespérer, et parce que je ne pouvais pas le lâcher, j’avais commencé à le traduire en espagnol. Quand je me suis aperçue, tardivement, que les éditions P.O.L acceptaient de recevoir des manuscrits par mail, je le leur ai quand même adressé, en janvier dernier. Deux jours plus tard, j’avais une réponse."

- "À chacun son poche", Marie-Anne Georges, La Libre (Belgique), 8 août 2024. Extrait :

"Après combien de temps un grand format passe-t-il en poche ?
Les titres qui ont bien marché en grand format (ce qui se traduit par des chiffres d
e vente dépassant les 5000 exemplaires) passent au format poche dans une fourchette comprise entre un et deux ans. Jean-Paul Hirsch (P.O.L) cite ainsi Triste tigre de Neige Sinno qui, continuant de bien se vendre (on parle alors de long-seller), ne sera pas en poche avant 2025 (sorti en 2023, il a, notamment, reçu le prix Femina et le Goncourt des lycéens). Et paraîtra sans doute en Folio à qui P.O.L cède entre 7 et 10 titres quand #formatpoche en publie 3 ou 4, plus confidentiels."

• Lectures et articles de Neige Sinno
- Un article sur un livre argentin qu'elle aime offrir et que nous avons lu (L'Ancêtre de Juan José Saer)
- Un article sur un livre de nouvelles argentine
s (Sept maisons vides de Samanta Schweblin).


Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme au rejet :
                                        
à la folie
grand ouvert
beaucoup
¾ ouvert
moyennement
à moitié
un peu
ouvert ¼
pas du tout
fermé !


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