Extrait du site Le Soir (2017)


Quatrième de couverture
 :

« L’Algérie dont est originaire sa famille n’a longtemps été pour Naïma qu’une toile de fond sans grand intérêt. Pourtant, dans une société française traversée par les questions identitaires, tout semble vouloir la renvoyer à ses origines. Mais quel lien pourrait-elle avoir avec une histoire familiale qui jamais ne lui a été racontée ?
Son grand-père Ali, un montagnard kabyle, est mort avant qu’elle ait pu lui demander pourquoi l’Histoire avait fait de lui un "harki". Yema, sa grand-mère, pourrait peut-être répondre mais pas dans une langue que Naïma comprenne. Quant à Hamid, son père, arrivé en France à l’été 1962 dans les camps de transit hâtivement mis en place, il ne parle plus de l’Algérie de son enfance. Comment faire ressurgir un pays du silence ?
Dans une fresque romanesque puissante et audacieuse, Alice Zeniter raconte le destin, entre la France et l’Algérie, des générations successives d’une famille prisonnière d’un passé tenace. Mais ce livre est aussi un grand roman sur la liberté d’être soi, au-delà des héritages et des injonctions intimes ou sociales.
»

Sur l'une des réimpressions de ce roman, il y a une erreur d’impression : la page 286 est remplacée par un doublon de la page 275. Voici la bonne page 286 ICI.


Prélude supposé à la conquête de l’Algérie, la scène mythique entre le pacha turc Hussein Dey et le consul français Pierre Deval, l'Affaire de l'éventail aurait été le casus belli qui provoqua le blocus maritime d'Alger par la marine royale française en 1827.

Alice Zeniter
L'Art de perdre (2017)

Nous avons lu ce livre en mars 2018. Le groupe breton l'a lu en avril.

Quelques repères sur l'auteure et ses œuvres en bas de page.

Brigitte (avis transmis)
J'ai beaucoup beaucoup aimé ce livre. D'abord pour son souci d'exactitude historique. Il évoque seulement une partie de la guerre d'Algérie; et sans doute pas la plus souvent reprise. Il s'agit de la Kabylie rurale et montagnarde. Le personnage d'Ali est un Harki, mais pas un Harki combattant actif aux côtés des Français au sein d'une Harka, mais un petit notable local qui cherche à protéger son exploitation et sa famille (au sens large). En effet, il est dans une région où se développe un FLN très actif et très violent ; il recherche donc la protection du capitaine français de la ville voisine en lui fournissant quelques renseignements aux dépens de ses voisins et concurrents dans la production d'olives. Finalement, personne ne saura jamais vraiment ce qu'il a fait pour être considéré comme un Harki.
Suit une description de la vie des Harkis en France. L'auteure sait rester mesurée dans sa façon de raconter les étapes de l'insertion de la famille en France. La dernière partie traite de la façon dont Naïma, une des petites-filles d'Ali, vit et ressent son double lien à la France et à l'Algérie.
L'auteure réussit à rendre intéressants tous ses récits par son art de romancière. Le texte n'est jamais lourd, ni attendu. Les divers personnages ont une vraie existence.
Revenons sur le titre "L'art de perdre". A priori, je pensais que c'était une façon élégante de désigner le choix malheureux opéré par les Harkis. Mais ce n'est pas du tout le propos de l'auteure, qui se situe à un niveau beaucoup plus subtil. Perdre, c'est quitter, c'est se désapproprier. Naïma n'est plus algérienne et l'Algérie n'est plus celle dont lui a parlé sa grand-mère. Chacun des personnages pratique à sa façon cet art de perdre l'Algérie : Ali, Yema, Hamid, Dalila, Mohammed et Naïma, mais aussi la famille restée sur les Crêtes en Kabylie, et les intellectuels de Tizi-Ouzou, ou encore le peintre Lalla. C'est dans les dernières pages, à travers un poème d'Elizabeth Bishop, que l'auteure nous révèle toute l'ampleur de son projet.
Finalement l'art de perdre c'est en fait l'art de vivre. Vivre c'est perdre son passé, de même que choisir c'est renoncer. Nous mêmes devons pratiquer l'art de perdre le groupe lecture de 1986, pour obtenir celui de 2018 !
Un mot sur le style sans fioritures gênantes, mais avec de très beaux passages, il est mis avec bonheur au service du projet de l'auteur.
Manon (avis transmis)
Comme tout le monde j'avais beaucoup entendu parler de L'art de perdre et j'étais donc assez enthousiaste lorsque nous l'avons programmé, mais j'ai assez vite déchanté.
Je m'explique : même si je trouve le sujet extrêmement intéressant, la lourdeur de l'écriture m'a beaucoup pesé.
Je ne sais pas si en réalité de je devrai dire "lourdeur de l'écriture" car c'est plutôt la "la lourdeur des informations" qui m'a pesé.
En effet, j'ai eu la sensation tout au long du livre qu'Alice Zeniter avait vraiment beaucoup travaillé pour écrire ce roman, qu'elle s'était beaucoup documentée – et ça s'est positif – mais ce qui l'est moins c'est que je m'en rende compte à chaque page !
J'ai l'impression qu'elle a tout voulu mettre dans ce livre et en fin de compte elle en a surtout trop mis ! Cela m'a vraiment sauté aux yeux et vraiment gênée – agacée – lors de l'évocation du Commando Georges. Je n'ai pas bien compris la nécessité de l'évoquer – car le problème vient bien du fait d'évoquer et non de raconter/conter, sinon pour dire "eh toi, Le lecteur, t'as vu comme j'ai bossé mon sujet". Et ce genre d'évocation, il y en a tout le roman ! Insupportable bonne élève ! Les remerciements à la fin en sont la meilleure preuve !
Autre exemple : Naïma se promène sur Les Champs et hop topo anti-mondialisation "Le Macdonald c'est le Mal". Mais qu'est-ce que cela vient faire dans cette histoire ! Et voilà le problème à force de vouloir tout dire, tout montrer, elle m'empêche de m'attacher aux personnages.
Son triptyque ne fonctionne pas, car elle ne va jamais au bout. Ses personnes sont complexes et ils auraient selon moi mérité un livre chacun. C'est une trilogie qu'elle aurait dû écrire.
En conclusion j'ouvre au ¼ pour l'intention... et enfin je me permets de vous conseiller, sur la même période et toujours avec ce thème du retour Nos richesses de Kaouther Adimi.
Nathalie (avis transmis)
Il me reste encore quelques pages à lire mais je peux donner mon avis sur l'œuvre sans problème.
Dès les premiers chapitres du roman, j'ai été bouleversée et emportée dans un seul souffle vers mon passé, le passé de mes proches, et le monde obscur des questions familiales sans réponses. Je dis mon passé parce que je fais partie de la génération qui a vu au quotidien les Français d'Algérie ou les Algériens français dans son environnement immédiat. J'ai vécu petite dans une résidence des années 70, en construction, dans le Sud-Ouest de la France, entourée d'Algecos dans lesquels vivaient des hommes en communauté et qui – un peu trop souvent à mon goût d'enfant – me poursuivaient d'un regard, d'un geste ou d'un mot déplacé. Il faut dire que je ressemblais à un parfaite petite arabe à cette époque... ! Et parce que comme la plupart d'entre nous, j'ai au moins une personne dans mon entourage qui a dû participer aux événements d'Algérie. Alice Zeniter me semble avoir réussi le pari de raconter quelque chose de très clair. J'ai passé mon temps à aller confronter les faits rapportés et la réalité historique, pour savoir ce qui était de l'ordre de l'invention ou pas. Je trouve qu'elle crée un univers cohérent, équilibré autour du père. Je ressens beaucoup de tendresse pour lui, beaucoup plus en fait que pour Hamid, que j'ai du mal à me représenter parce que c'est un homme adulte, à l'âge où moi je suis encore petite. Pour moi, Ali est un homme bon qui croit bien faire pour sa famille et pour lui. Il n'est jamais montré comme orgueilleux.
La narration me semble très équilibrée dans la première partie et permet de comprendre comment chacun va essayer de se sortir de ce guêpier qu'il n'a pas forcément désiré. Une phrase que j'ai eu envie de retenir, c'est celle qui formule l'idée que tous les indigènes voulaient en quelque sorte l'indépendance, car qui aurait pu vouloir logiquement continuer à vivre sous le joug de l'oppresseur ? De là, à prendre les armes et le maquis, c'est une autre histoire. Moi qui cherchais la narration d'une mort d'enfant pour un travail personnel, j'ai été très touchée par le petit garçon qui meurt ! C'est un passage magnifique. Il y a plein de passages superbes dans cette première partie très envolée ! J'ai très bien "vu" les choses et les êtres, j'ai pu commencer un peu à comprendre les enjeux, les tensions, les rôles de chacun. J'ai également parfaitement pu imaginer l'arrivée dans les camps et ensuite le beau passage dans la forêt. Mais, j'ai des doutes sur l'incapacité récurrente des instituteurs à faire progresser les enfants d'émigrés telle que la narratrice la présente (surtout à une époque où de nombreuses classes à plusieurs niveaux existaient dans les campagnes). Ça m'a franchement agacée, cette vision qu'elle a donnée. Et ensuite, j'avoue que même si je lis toujours de bon cœur, la partie qui se passe à Paris m'intéresse vraiment beaucoup moins et j'aurais préféré un développement de la première. Le génie de certaines descriptions, de la mise en place d'ambiances, a disparu. Cette construction du coup, me semble artificielle. La saga perd de son souffle et j'ai du mal à comprendre comment l'écrivain peut autant perdre de son talent de narration. C'est un peu comme si elle avait un carnet bourré de notes de travail, de choses croquées sur le vif et qu'elle les entremêlait coûte que coûte dans son récit.
Bref, j'ouvre aux ¾ !
Claire
Je suis contente d'avoir entendu l'avis sévère de Manon car j'étais persuadée que tout le monde aimerait. J'ai BEAUCOUP aimé. C'est l'idée de bonheur de lecture qui domine, alors que pourtant c'est un livre gros et donc repoussant... L'Histoire est tout du long présente, instructive pour les ignares comme moi, vécue de l'intérieur, incarnée : l'émotion est là, attachée aux personnages et à leurs péripéties. La construction est subtile, avec un entrelacement progressif. L'écriture permet de se régaler, avec de l'esprit (de la pensée aussi), un regard ("Les mouvements de leur chevelure accrochent la lumière en cascades dorées et quand elles tournent sur elles-mêmes au gré des accords, les cheveux ont toujours un temps de retard sur leur visage et reviennent leur fouetter la bouche et les yeux par surprise, en mèches folles qui s'attardent çà et là, prisonnières de la sueur du front"). J'ai deux petites réserves : une impression d'artifice à travers la création d'un ou deux personnages pour présenter un point de vue et avoir un contexte complet ; et trois lignes avant la fin, le mot téléologique dont je me passerai de l'ampoulation... Mais je lui pardonne et j'ouvre en grand. J'ai lu L'ordre du jour de Vuillard que nous lisons bientôt et j'ai envie de faire des comparaisons quant au traitement de l'Histoire...
Séverine
Je venais de lire Kamel Daoud – oui oui je suis fan – j'étais dans l'ambiance. Cela se lit très bien. Je me suis rendu compte que je n'ai rien appris à l'école sur la guerre d'Algérie. J'aurais préféré creuser davantage l'histoire des grands-parents. Le portrait de Naïma et sa profession dans la troisième partie font artifice pour moi. J'ai aimé le passage dans les camps qui m'a appris beaucoup. J'ouvre aux ¾. C'est une belle découverte, je comprends son succès.
Denis
C'est la partie kabyle que j'ai préférée. J'ai appris avec ce livre beaucoup de choses sur les harkis. J'ai moins aimé la partie parisienne, ce qui m'intéresse c'est ce que je ne connais pas. Je n'ai pas tellement aimé l'écriture, trop explicative, manquant d'implicite. Cela produit de la lourdeur. La partie en Normandie se lit avec plaisir, mais est-ce très différent de ce que l'on voit à la télé ? Le profil de l'auteur est intéressant, le livre est écrit par quelqu'un qui a fait de la sociologie (froncement de sourcils de plusieurs). Les personnages ne m'ont pas accroché. Dans la troisième partie, j'ai peiné dans la lecture, et dans l'ensemble je suis plutôt déçu. J'ouvre à moitié.
Monique L
J'ai été bouleversé par ce livre passionnant. Je pensais bien connaître cette période, mais j'ai compris des choses que je n'avais pas vues. Il y a de l'émotion, l'auteure écrit avec subtilité et délicatesse, refusant tout préjugé. Tout est abordé, notamment sociologiquement. Il y a aussi de l'amour. L'écriture m'a plu, élégante. L'écriture au présent dans donne une certaine distance. J'ouvre en grand.
Danièle
J'ai eu beaucoup d'émotion à lire ce roman, surtout en tant que Pied-Noir et fille de Pied-Noir. A partir d'un mal être causé par le silence qui entoure ses origines, la narratrice s'engage dans des recherches sur ses racines algériennes. Malgré la difficulté due aux tabous, aux souffrances vécues intérieurement par sa famille, aux problèmes de communication dus à la langue à l'intérieur même des familles, elle arrive avec beaucoup de délicatesse à reconstruire une histoire des Harkis qui remonte à trois générations, tient compte des différentes sensibilités et va en profondeur. Elle ne force personne à se confier. D'ailleurs, elle sait que c'est impossible. Leur histoire est trop cruelle. Je retrouve dans ce livre la complexité des approches du problème algérien, loin des stéréotypes habituels. Le livre éclaire sur le désarroi des Algériens, et en particulier des Kabyles, qui, comme Ali, tout en aspirant plus ou moins secrètement à l'indépendance, ne se reconnaissaient pas dans le FLN, et en ont supporté les conséquences. On ne sait plus qui, du FLN, ou des extrémistes Pieds-Noirs de l'OAS, ou du gouvernement français, a commis le plus d'atrocités qui pouvaient être évitables. L'auteure arrive aussi à éclairer des aspects peu connus de l'histoire de l'Algérie à l'époque coloniale : l'organisation foncière – on apprend que les Arabes pouvaient être aussi propriétaires – ; les relations entre clans dans les villages ; la distinction fondamentale entre Arabes et Kabyles, qui n'ont pas du tout la même histoire et qui se détestent cordialement ; les relations entre Arabes et Pieds-Noirs – qui ne sont pas tous de gros colons, loin de là, mais ont tous un certain sentiment de supériorité malgré leur désir de bien faire, une sorte de paternalisme – ; le totalitarisme du FLN qui a évincé un autre parti indépendantiste en puissance. Mais surtout le livre éclaire sur le sort honteux que la France a réservé aux Harkis à leur arrivée en France et sur les conditions de vie extrêmement dures qui leur ont été infligées pendant de longues années, et sur les conséquences psychologiques et sociales pour les générations suivantes. C'est un roman très touchant dans sa recherche très pudique, sans esprit de revanche mais très efficace par sa sobriété. L'auteure, par ce livre, atteint le but qu'elle s'était sûrement fixé : elle redonne une certaine fierté aux Harkis.
Annick A
C'est un livre à plusieurs facettes : historique et sociologique, ainsi que psychologique sur la recherche d'identité. J'ai trouvé intéressant l'angle de présentation du point de vue historique, centré sur les harkis qui n'ont pas les moyens de choisir. J'ai le plus aimé la partie sur les grands parents et l'arrivée en France. J'ignorais qu'ils avaient passé autant de temps en camp. Il y a des passages extraordinaires, par exemple sur la place des objets p. 217 et cette scène drôle sur le passage de l'assistante sociale p. 202. J'ai trouvé un peu banal et convenu le discours sur la deuxième génération avec Hamid. J'ai trouvé ennuyeux la partie à Paris sur Naïma, et ses retrouvailles avec l'Algérie assez plates, trop longues. Mais j'ai apprécié le cheminement de cette jeune femme dans la quête d'elle-même. J'ouvre à moitié.

Henri
Je l'ai lu facilement et avec plaisir, en partie du fait de nombreux déplacements en train. Bien sûr, j'ai été emballé par la première partie, comme la plupart, mais je trouve cependant l’ouvrage bien équilibré et la troisième partie m’a également intéressé, c’est celle vis-à-vis de laquelle j’avais le plus d’attentes, dans la mesure où le personnage de Naïma, troisième génération, est évoquée d’emblée. L'auteur tisse des liens avec le présent : le présent "actuel" qui devrait être le point d'orgue de cette quête d'identité.
J'aurais aimé que l’auteur développe plus l’alternative qui se pose à Naïma : aller creuser ses racines en Algérie pour combler les vides de l’histoire familiale et élaborer sa propre construction identitaire ou, au contraire, s’affranchir totalement de ce passé qui lui tombe parfois dessus, devenir en quelque sorte "apatride, inodore et incolore". L’écriture est fluide, les situations, les personnages et les dialogues bien menés. Le regard posé sur les événements est respectueux et délicat ; il ne cherche pas à nous convaincre de prendre parti. La narration rend bien compte de la complexité des sorts dans lesquels l’histoire place les protagonistes. Si le parti-pris des incises de l’auteur ne m’a pas en soi gêné, j’ai trouvé cependant qu’on voyait une peu trop la couture "didactique", documentée des références, les "passages obligés" adossés aux événements historiques (exemple : la présence d’Ali sur les lieux au moment de l’attentat du Milk Bar). Les références cinématographiques, utilisées comme des analogies pour "faire comprendre" me sont apparues comme la marque d’une posture trop orientée pour "accrocher" un certain type de lecteur (que j'imagine ne rien connaître de la guerre d’Algérie et être peu versé dans la lecture).

Claire
Quand tu vas au cinéma, tu ne lis pas ?...

Manuel
Elle ne fait pas référence à n'importe quel cinéma...
Henri entreet
Je n'aime pas cette référence à du "périssable". (J’ai l’idée qu’un "grand livre" doit toujours exploiter des références soit intemporelles soit déjà historiquement ancrées, mais pas des éléments qui participent du courant de surface de la mode (i.e. l’actualité). J'ouvre ¾. Ce n’est pas un ouvrage que je relirai (l’un de mes critères pivot), mais je le recommanderais volontiers car il est à la fois plaisant, prenant et instructif.
Richard
Je n'ai lu que la première partie qui m'a emballé. J'ouvre en grand cette partie. J'aime l'histoire d'Ali, Monsieur Tout le monde qui veut protéger sa famille et se laisse rattraper par les événements. Il pourrait y avoir un parallèle avec les Français pendant l'Occupation. En 1956 quand j'étais en Angleterre on ne savait rien de tout ça, cela pousse à réfléchir sur ce qu'on aurait fait dans cette situation.
Rozenn
Le début est à première vue plus fort, plus exotique, mais arrivée à la fin ce que je trouve le plus fort c'est une question posée sans être formulée clairement : qu'est-ce que c'est que d'être descendant d'une famille considérée comme traître ? La date d'arrivée en France fait que tout le monde connaît son histoire mieux que Naïma elle-même. Un détail fait qu'elle devient tout à coup porteur de toute une histoire qui n'est pas la sienne.
Son acceptation en Algérie est peut-être un peu à l'eau de rose. On ne sait pas comment elle vivra cet héritage à son retour. Ce n'est pas son histoire à elle. Clarisse elle reste en butte au silence de son mai : elle doit accepter qu'il ne raconte pas ce qu'il ne sait pas, ne comprend pas ou ne peut pas dire, qui n'est pour lui non plus pas son histoire.
J'ai trouvé l'écriture fabuleuse, je reprenais le livre avec plaisir. Je le donnerai à lire autour de moi – à des amis – je ne pense pas que je le relirai, mais je lirai volontiers d’autres livres du même auteur.
Manuel(qui a complété son avis après la soirée, une fois le livre fini)
Il est des livres qui résonnent plus que d'autres et celui-ci m'a énormément touché. Les trois parties m'ont toutes intéressé. À chaque destin d'Ali, d'Hamid et de Naïma, sa façon de perdre. Le livre foisonne de personnages. En général, je suis vite perdu et ma lecture devient laborieuse mais ici non. Parfois esquissés, ils forment une fresque cohérente.
Dans la première partie, Ali va être pris dans la guerre d'indépendance. J'ai trouvé que le narrateur nous faisait revivre les événements avec talent : par exemple l'attentat au Milk Bar. Il y est question de l'honneur d'Ali ; qu'aurait-on fait à sa place ? Le narrateur nous éclaire sur son choix : "Rien n'est sûr tant qu'on est vivant, tout peut encore se jouer, mais une fois qu'on est mort, le récit est figé et c'est celui qui a tué qui décide", et plus loin : "Maintenant, il est traître de son vivant. Et il avait raison : ça ne fait aucune différence" (p. 110). C'est la manière d'Ali de s'insurger contre la barbarie. Le départ d'Algérie est subi par les femmes.
Dans la deuxième partie, la famille d'Ali arrive en France. La France froide. Après des séjours dans plusieurs camps, la famille est logée dans un HLM en Normandie. J'ai aimé le regard détaché et chargé de désillusions de Yema sur son nouvel environnement. Les descriptions du HLM notamment, qui s'opposent aux descriptions des maisons chaleureuses des collines d'Algérie : "L'eau se niche dans les moindres recoins de terre qu'elle peut changer en boue, elle va les chercher sous les immeubles, dans les talus qui entourent les places de parking et, en faisant sortir de sous le bitume les marais bruns que même les enfants évitent, elle renvoie à son statut d'illusions la modernité apparente des HLM. Ceux-ci paraissent redevenir peu à peu un village de glaise fragilement bâti sur la campagne gluante" (p. 242). Le père est résigné et affaibli. Son fils se rebelle contre sa famille et les traditions. Par exemple le ramadan : "Si dieu existe, lance Hamid déboussolé, je prends le pari qu'il n'est pas là pour nous faire chier" (p. 262). Il décide finalement de tourner le dos à l'Algérie, à son passé douloureux.
En 2016, Naïma travaille dans une galerie d'art ; elle est célibataire bien qu'étant la maîtresse de propriétaire de la galerie. S'offre à elle la possibilité de partir en Algérie – ce voyage qu'elle n'a jamais pu faire car il lui était interdit par Hamid. Le retour à Alger est palpitant avec le retour au village ; on y croise des femmes et des hommes attachants. Alice Zeniter nous donne de tristes nouvelles de l'Algérie qui est un pays plongé dans un calme chaos. J'ai été tenu en haleine jusqu'à son retour à Paris. J'ai été ému par Yema contemplant les photos prises par sa petite fille lors de son voyage.
Les portraits des femmes sont remarquables. L'histoire des harkis, je la connaissais un peu. J'en avais discuté avec des amis de lycée suite à un reportage télé où des Harkis prenaient à partie Mitterrand. J'ai trouvé malin la narration en majorité à la troisième personne et qui permet parfois d'interpeller le lecteur (p. 174) et parfois à la première personne ; et on ne saura pas qui est ce "je". C'est un livre chargé d'images fortes, terribles et atroces. C'est un livre moderne qui cite aussi bien Cioran que Spielberg. Je n'ai pas trouvé convenu le personnage d'Hamid mais extraordinaire. J'ouvre en grand.
Françoise
Je l'ai lu il y a longtemps. Il me reste l'impression générale d'avoir aimé. L'histoire des harkis est particulièrement intéressante car vue de l'intérieur. Elle est très discrète sur que sur ce qu'Ali a fait. J'ai aimé l'amitié avec la famille de pieds-noirs en Algérie lorsqu'Hamid croit qu'il n'y a pas de différence avec ses yeux d'enfant. J'ai aimé le parcours de migration. Les images sont très frappantes. Elle a du talent. Ce parcours de migration, c'est aussi le sien, l'auteure, en lien avec l'histoire de sa famille.
Bien sûr, comme c'est un gros livre, alors il y a des passages plus faibles, mais ça ne m'a pas pesé car emportée par le récit, et je trouve son écriture très "porteuse".
J'ouvre en grand pour ce réel plaisir de lecture.
Fanny, entreet
Je rejoins l'avis de Manon. C'est bien ficelé, bien documenté : grâce à ce livre, ma fille au brevet n'aurait pas situé en 1980 la Guerre d'Algérie... Les personnages paraissent prévus pour incarner son propos, ce qui entraîne peu d'empathie à la lecture. Quelque chose n'a pas pris, c'est une démonstration, j'ai fini par être agacée. Quand le livre se boucle comme il a commencé par l'exposition, elle, l'auteure ne va pas au bout. La voix de la narratrice m'a énervée, m'a paru factice (par exemple p. 320 : "Ali est trop fier pour faire le premier pas et contacter son fils. C'est seul qu'il se rend au rendez-vous qui – si je ne l'écrivais pas – sombrerait avec sa mort dans un oubli irrémédiable). Il y a d'autres boucles (p. 333, Naïma, comme à la première page dit "je ne vais pas y arriver") : j'aurais aimé qu'elle creuse, elle n'en fait rien de ses boucles. La fin donne l'impression de ne pas savoir comment finir. J'étais contente qu'elle arrête. J'ai bien aimé ce qu'elle montre de l'intérieur, au niveau culturel par exemple : p. 25 "on dépense toujours l'argent pour pouvoir l'exhiber. En montrant qu'on est riche, on le devient moins". J'ai aimé également ce qu'elle dit sur la différence dans le rapport à la souffrance et la plainte : ici on dit "ça va passer", là-bas on accueille la souffrance et la plainte ; p. 77 et autour, j'ai aimé la manière dont est construit ce passage qui met en parallèle la circoncision d'Hamid et la scolarité d'Annie qui va à l'école, c'est assez fort ; p. 232 j'ai trouvé assez malvenu le parallèle entre les amours de Naïma et le parcours d'exil de l'Algérie ; p. 335, elle dit qu'elle ne peut pas vivre avec un homme qui garde tous ses secrets, c'est intéressant, un vrai sujet sur les relations de couple qui va d'ailleurs au-delà du parcours d'exil.
J'ouvre entre un quart et la moitié.
Catherine
J'ai beaucoup aimé. J'ai eu du plaisir. C'est parfait pour un aller retour Paris-Cherbourg, c'est le bon timing… J'ai apprécié l'aspect historique et les deux premières parties. J'ai eu un compagnon pied-noir, avec le tabou associé. Et ma naissance a empêché mon père de partir à la guerre d'Algérie. Le livre n'est pas manichéen, c'est subtil, par exemple comment Ali choisit son parti. C'est très bien écrit. J'ai beaucoup aimé l'arrivée en France de la famille. Le poids de la ronde sur deux générations est montré avec beaucoup de subtilité. Les enfants disent à l'instituteur "je viens de l'Algérie française" et l'instituteur répond "ça n'existe pas l'Algérie française." Il y a beaucoup de passages touchants. J'ai beaucoup aimé. La troisième partie, c'est plus convenu. Mais je suis très content de l'avoir lu. J'ouvre aux ¾.
Jacqueline
J'ai un peu de mal en parler. Je dis tout de suite que j'ouvre aux trois quarts parce que je l'ai lu sans pouvoir décrocher. Il y a des moments où j'ai été très touchée : quand ils arrivent au camp de Rivesaltes, les références à tous ceux qui les y ont précédés dont les Républicains espagnols...
Je suis sensible à la dimension légendaire du début, la pêche du pressoir et les origines de la fortune du grand-père, cela m'a évoqué Carole Martinez ou le village dont parle Boualem Sansal. J'ai du mal à penser que c'était dans les années 30, mais c'est ce que Naïma sait par les récits oraux de sa grand-mère ce qui justifie la dimension mythique... J'aime beaucoup le personnage de la grand-mère. J'ai été très intéressée par le séjour dans la forêt, y compris les chenilles processionnaires… J'ouvre aux trois quarts avec une impression de livre facile. L'univers kabyle m'a évoqué des familles connues ici : une fillette qui avait sept sœurs parce qu'il fallait un garçon pour reprendre les terres (qu'elle ne connaissait pas !) et sa fierté en promenant le neuvième enfant dernier né : un garçon enfin !
Geneviève
Je ne l'ai pas encore tout à fait fini, mais j'ai beaucoup de plaisir à le lire, au point d'avoir hâte de reprendre le métro pour reprendre ma lecture, ce n'est pas fréquent ! C'est vrai que la première partie est très forte, mais j'ai beaucoup aimé aussi la seconde partie avec l'arrivée à Flers, dans une région, la Normandie, que je connais bien. Je connaissais l'histoire des harkis et leur abandon par l'armée française, mais je suis contente de voir retracer cette histoire trop peu connue, comme celle d'ailleurs des enfants et adolescents vietnamiens, enfants de militaires français rapatriés à la fin de la guerre d'Indochine. J'aurais aimé pouvoir proposer ce livre quand j'étais documentaliste en Seine-Saint-Denis, pour des jeunes qui souvent ne connaissaient pas leur propre histoire. Ç’aurait été plus accessible que des grands classiques comme Kateb Yacine. Par ailleurs, je suis très sensible aux romans qui traitent de cette question du choix dans l'histoire : qu'est-ce qui fait qu'on est ou non "du bon côté" ? Je suis heureuse de l'avoir lu, je le conseillerai et je l'ouvre en grand.
Annick L (qui a proposé le livre) 
Ce roman sur le drame qu'ont vécu les harkis m'a passionnée. Je l'ai parcouru à nouveau en diagonale pour notre soirée et j'ai trouvé le même intérêt à la relecture de certains passages qui m'avaient marquée. Je l'ai d'ailleurs recommandé, voire offert, à plusieurs personnes... avec succès. C'est vraiment une belle œuvre littéraire... rien à voir avec un livre de sociologue, malgré les inserts d'informations qui viennent préciser des éléments de contexte historique. D'ailleurs elle a effectivement fait des études littéraires et de théâtre !
Son projet était ambitieux (écrire une épopée des harkis, ces oubliés de notre histoire nationale) et pour soutenir son approche large (une saga familiale qui va de 1930 à nos jours, sur trois générations et dans plusieurs lieux différents !) elle a fait le choix d'un narrateur omniscient, comme dans le roman classique, qui introduit la distance nécessaire, en s'autorisant souvent des commentaires, sérieux ou ironiques. La première partie en Algérie, dans les montagnes de Kabylie, est bien brossée, le lecteur a l'impression de s'y trouver projeté et c'est surprenant. Dans son évocation (très documentée) du camp de Rivesaltes, puis de la Normandie, dans cette cité où la famille va habiter, elle déploie le même talent pour planter un décor et donner chair à son récit. La troisième partie se situe dans un milieu que nous connaissons mieux, parisien et branché, qui nous semble sans doute moins exotique mais qui s'inscrit bien dans la trajectoire de la petite-fille Naïma. Si cette vaste fresque n'est jamais abstraite, c'est qu'Alice Zeniter sait comment rendre attachants ses personnages en nous faisant vivre leurs sentiments de l'intérieur (elle a dû beaucoup interroger ses proches puisque sa famille a vécu une expérience similaire), que ce soit le grand-père Ali et sa femme Yema, ou, plus tard, Hamid, le père de Naïma, qui a joué la carte de l'intégration en s'éloignant de sa famille. En bonne dramaturge, elle sait aussi mettre en scène quelques moments de confrontation émouvants car chargés de non-dits et de sentiments refoulés : par exemple celle entre Hamid et Clarisse une nuit dans la cour de leur immeuble, entre Hamid et son vieux père qu'il rejette, ou lorsque le vieil Ali et son vieux copain algérien d'enfance – qui avait choisi le camp de l'indépendance – se retrouvent dans un café parisien. Sans compter tous les figurants secondaires qui permettent d'incarner la diversité des trajectoires de toutes ces victimes de la guerre d'Algérie, qui a aussi été une guerre civile. Et en plus cette romancière a le sens des formules saisissantes qui permettent d'appréhender plus concrètement toute la complexité de ce qu'elle évoque : «"Au moment où ils naissent l'Algérie dit "Droit du sang": ils sont algériens. Et la France dit "Droit du sol" : ils sont français. Alors eux, toute leur vie, ils ont le cul entre deux chaises et de manière très officielle », « Tu peux venir d'un pays sans lui appartenir. Il y a des choses qui se perdent... On peut perdre un pays », « Parfois il n'y a que des questions à ajouter aux questions », etc.
Ce n'est pas étonnant que ce livre ait à la fois été récompensé par le Prix Goncourt des lycéens et par le Prix littéraire du Monde !
Annick A, prise de regret
Finalement j'ouvre aux ¾ et non à moitié.

Danièle
La subtilité a été évoquée ; j'y vois aussi de la pudeur.

Henri
Je reviens à ce que dit Rozenn. Certes c'est un vrai écrivain : les trois parties, le dosage, tout cela me convient. Mais avec Naïma, je pensais qu'elle allait porter plus haut l'ambition. Quand p. 11, elle [l’auteur] écrit "Qu'est-ce que vous croyez qu'elles font vos filles dans les grandes villes ? Elles disent qu'elles partent pour leurs études. Mais regardez-les : elles portent des pantalons, elles fument, elles boivent, elles se conduisent comme des putes. Elles ont oublié d'où elles viennent".

Claire
C'est Mohamed qui dit ça.

Annick L
L'un des frères d'Hamid, plein d'amertume, qui n'a jamais réussi à trouver sa voie dans la société française.

Henri
Naïma, à la troisième génération, elle en fait quoi ? P. 377, quand sa copine après les attentats lui dit : "Quand même, les musulmans n'ont pas vraiment condamné les attaques. Tu peux comprendre que le reste de la population se disent qu'ils sont peut-être solidaire", elle lui répond : "Tu veux que j'appelle ma grand-mère et que je te la passe pour qu'elle te présente ses excuses ?" Je suis frustré par l'ancrage d'aujourd'hui.

Rozenn
Naïma est renvoyée à de une honte supposée, et qui n'est pas la sienne, ça ce n'est pas dit, ce n'est pas dicible.

Henri
Quand tu parlais, Richard, des collabos, les harkis c'est pire pour eux d’être considérés comme des traîtres car ils ont fait deux guerres sous le drapeau français.

Rozenn
Ce qui n'est pas dit ou pas dicible, c'est : et maintenant ? Une fois qu'elle est allée en Algérie ?

Annick L
La fin reste ouverte là-dessus et c'est bien.

Fanny
Par rapport à son père : elle ne peut pas connaître l'histoire par son père.
Henri, avec un coup de théâtre
Voilà ce que j'aurais aimé : qu'elle s'interroge, d'où elle vient, tout en disant qu'elle a le droit de devenir inodore. Mais j'ouvre en grand.

Fanny
Ce qu'il reste du voyage ? Elle peut admettre que son père n'en parle pas.

Annick A
Elle joue un rôle de médiatrice, elle fait du lien, elle est la première à retourner en Algérie.

Danièle
Fanny tu disais que les personnages sont convenus, mais tu montres le contraire…

Fanny
C'est plutôt qu'ils ne créent pas d'empathie de ma part, si je lis le livre comme un roman.

Geneviève
Dans un roman à caractère historique, on connaît la suite. C'est la tension narrative qui fait le livre.

Danièle
Je pense à Laurent Mauvignier, avec Des hommes.

Rozenn
Aujourd'hui, pour moi la question c'est : à quoi sommes-nous indifférents ?

Henri
A 5 millions de réfugiés syriens par exemple.

Claire
Je pense à Bayard avec Aurais-je été résistant ou bourreau ?

Danièle
En tout cas, ce qui est dans le livre me semble très vrai par rapport à ce que j'ai vécu.

Denis
Je me demande comment elle a fait pour reconstituer la vie de son grand père. J'aurais aimé qu'elle explique son cheminement. Là-dessus, j'ai une passion pour les œuvres de W.G. Sebald, dans Austerlitz ou Les émigrants.

Plusieurs
Mais c'est inventé, ce n'est pas autobiographique.

Denis
Ah, je n'avais pas bien compris. C'est dommage, j'aime bien Ali. A part lui, je ne suis pas arrivé à m'intéresser aux personnages, je trouve qu'ils manquent de dynamique, de projet, de vision de leur avenir... C'est peut-être le reflet de leur situation objective, mais ils m'apparaissent comme des profils sociologiques. La partie kabyle est-elle inspirée par les études d'ethnologie de Bourdieu ? Dans leurs écrits, les sociologues ne font pas du roman, leur but n'est pas de produire des œuvres littéraires. Pour moi, dans un roman, il faut du rêve, de l'utopie... Le personnage d'Hamid, par exemple, me paraît inconsistant – d'ailleurs Clarisse lui dit : "je ne sais pas qui tu es".

Claire
Remarque, La Misère du monde de Bourdieu, c'était des vies passionnantes. D'ailleurs ça a été monté au théâtre. Jacqueline, dis-nous la raison de ta réserve, à savoir que c'est une lecture facile...

Denis, ne perdant pas de vue le fil sociologique
Je pense aux Choses de Perec, qui ont eu leur valeur lorsqu'il est sorti, mais aujourd'hui cela ne serait probablement plus très intéressant, sinon comme témoignage d'un certain style de vie – le développement de la société de consommation (c'est le souvenir que j'ai de ce bouquin, je me trompe peut-être).

Séverine, Claire et d'autres, opinant du bonnet...
Si on lisait Les Choses de Perec...

Rozenn, revenant à la question de la facilité, mais pour la quitter en glissant
Un livre trop facile ?
Un livre qui glisse, j'ai eu un grand plaisir à le lire mais une frustration : peut-être de devoir passer à côté du non dit, d'une honte imméritée et niée – et qui d'ailleurs ne nous regarde pas plus que Naïma.
Marie-Odile (du groupe breton)
J'ai aimé les trois parties de ce roman pour leurs différences et leur continuité.
Curieusement, ce qui a retenu mon attention au début , c'est la question des corps, bien sûr les corps mutilés, exposés, torturés dont on a déjà tous entendu parler, mais aussi le corps de l'ancien combattant qui, s'il renonce à sa pension, devient en quelque sorte la propriété de l'État français, le corps dont l'intégrité est menacée si un nom ne lui est pas associé (il est important de mourir avec son corps et son nom), le corps de l'enfant mort peut-être d'avoir porté le nom d'Akli. Peu de corps féminins en revanche : celui de Yema, fatigué, celui de Michelle, séduisant, sont en arrière-plan.
Dans la deuxième partie, le corps apparaît de façon plus ponctuelle mais chargée de signification. C'est le doigt encré dont on ne sait que faire et qu'on garde en l'air après qu'il a servi de signature pour confirmer sa nationalité française. C'est le corps blessé par les chenilles qui déclenche le rire qu'on avait oublié depuis la guerre, ou encore la gifle reçue par Hamid lors de la signature des papiers de renonciation à la terre d'Algérie. On signe avec son nom, avec son corps aussi. Cette deuxième partie accorde plus de place à la langue, à l'écriture, à l'expression. Il s'agit de lire, d'écrire pour ceux qui ne savent pas, mais aussi de dire, de sortir du silence, du secret et de la honte. Le corps souillé de Clarisse effrayée par le rat permettra d'avancer un peu dans ce sens sans que le voile ne se lève complètement car tout est complexe : les situations, les opinions, les sentiments…
La troisième partie donne place au corps sexué (Christophe, Naïma) et au corps voilé des femmes d'Algérie. C'est dans cette partie aussi que l'art fait son apparition avec Lalla Fatma N'Soumer (dont le nom est emprunté à une femme résistante face à l'occupation française du 19e siècle !) et que Naïma concrétise par la photo l'arbre généalogique transparent, aérien, dessiné du doigt dans la maison de Kabylie.
Le texte d'Alice Zeniter donne chair à une histoire connue mais souvent tue. Elle restitue avec fidélité les époques (depuis celle où le combien n'existe pas, où on ne compte ni les crêtes, ni les années, jusqu'au moment où les études sur les harkis se font avant tout quantitatives p. 420), les lieux (depuis cette montagne de Kabylie où les crêtes s'opposent à la vallée, jusqu'aux camps et aux cités HLM, avant de revenir vers l'Algérie). Elle illustre ce que Jean Echenoz appelle "le principe de culpabilité par ascendance, descendance et association". Comment y échapper quand on est Ali, Hamid ou Naïma ?
Alice Zeniter parle de l'Histoire, à l'échelle de la famille, au quotidien, sans mélo, se méfiant des clichés. A travers ce roman, j'ai retrouvé mes amis algériens dans une foule de détails, mais surtout dans la simplicité et la profondeur des conversations et l'humour mêlant tendresse et auto-dérision. Je sors de cette lecture avec l'idée que chaque petite chose d'une vie peut devenir un roman dès lors qu'elle s'inscrit dans un parcours qui n'est pas dénué de sens.
J'ai aimé le poème d'Elisabeth Bishop. J'ai souvent pensé que vivre c'est perdre : ses dents, ses clés, sa virginité, son temps, son chat, son procès, ses parents, ses illusions, le fil de ses pensées, du sang, du poids, la mémoire, l'appétit, la vue, son pays etc. etc.
Si je devais faire un reproche à l'auteure, c'est d'avoir voulu tout aborder, donc tout survoler dans la dernière partie. Il y avait peut-être là matière à un autre roman.
Celui-ci je l'ouvre en grand car j'ai senti, en le refermant, qu'il allait me manquer.


Nous regardons un document de 3 min signalé par Nathalie en rapport avec la p. 192, "Les harkis à Jouques et au logis d'Anne" sur le site de l'INA : il s'agit d'un reportage au Journal de FR3, le 22 avril 1976. Nous sommes sidérés de voir que les camps existaient en 1976.

Nous écoutons les réponses assez éclairantes sur L'Art de perdre, à deux questions posées à l'auteure :

- Quelle est la genèse de L'Art de perdre ?
Est venu d'abord un intérêt pour l'Algérie. C'est en écrivant Jusque dans nos bras (2010) que j'ai réalisé combien elle était absente de ma vie et combien il était étonnant que jamais je n'aie cherché à combler cette absence. J'étais encore dans le cursus universitaire, donc je faisais des recherches en permanence, pour ma thèse en études théâtrales, ou pour des articles que j'avais à écrire. Et j'ai réalisé soudain que jamais je n'avais consacré ne serait-ce que quelques heures à essayer de connaître l'Algérie. Cela commençait à me démanger. C'est alors qu'un de mes amis, qui est documentariste et enfant de pieds-noirs, a décidé de monter un documentaire à partir d'un voyage en Algérie que nous ferions, son grand frère, lui et moi. Nous sommes partis en 2011, mais sur place je suis restée totalement bloquée : je cherchais à ressentir quelque chose de précis, alors que rien ne venait. C'est lors d'un second voyage, en 2013, que j'ai commencé à prendre des notes. L'Algérie s'est mise à revenir sans cesse me chercher. Je me suis intéressée à son actualité, à ses artistes. Lorsque j'écrivais Juste avant l'oubli (2015), alors que j'étais en résidence d'écriture à Manosque, en parlant au téléphone avec mon père, j'ai découvert qu'il connaissait la région, qu'il pouvait me donner des indications topographiques précises. Il m'a alors raconté qu'il avait vécu là, me parlant pour la première fois du Logis d'Anne, le camp situé à quelques kilomètres de Manosque où a été installée sa famille lorsqu'elle est arrivée d'Algérie, en 1962.

- Le matériau documentaire et historique que vous prenez en charge est énorme…
Cette base documentaire m'était indispensable parce que je me défiais, en tant que romancière, de la psychologie. La raison pour laquelle le rapport des générations m'intéresse, c'est précisément parce qu'il leur est difficile de se comprendre. Il aurait donc été présomptueux de ma part d'essayer de me plonger dans les pensées de mes personnages, de prétendre savoir ce que c'était qu'être Ali, le grand-père, puis être Hamid, le père. Ça n'avait pas de sens, alors même que si j'écrivais le livre, au fond, c'est parce que n'avais pas accès directement aux pensées de mon père et de mon grand-père. Parmi les choses qui m'ont fait signe, et ont déterminé la manière dont j'ai procédé, il y a le travail de Pierre Bourdieu. Je me souviens particulièrement d'une scène du documentaire que lui a consacré Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat, dans laquelle on voit Bourdieu s'exprimer au Val-Fourré, et être pris à partie par des jeunes gens issus de l'immigration qui lui reprochent de confisquer la parole de façon indue sur cette question de l'immigration.
Bourdieu leur répond fermement qu'il ne confisque pas la parole, que la sociologie, partant des témoignages, permet une lecture scientifique d'une situation qu'eux ne peuvent avoir, que ce regard scientifique doit coexister avec la parole des témoins dont il n'est pas l'ennemi. Dans cette scène, Bourdieu est sublime, il ne se démonte pas, il ne s'excuse pas. Et il ajoute même, à l'intention des jeunes gens, qu'ils devraient lire La Double Absence, du sociologue Abdelmalek Sayad, en concluant : si vous refusez ce que ce livre peut vous apprendre, vous êtes des cons. Lorsque je me suis mise à écrire L'Art de perdre, j'ai gardé en tête qu'un regard extérieur, un recoupement de données, peuvent en apprendre plus qu'un témoignage en prise directe. C'est pourquoi j'ai commencé par reconstruire le milieu dans lequel vivait Ali, puis celui d'Hamid, en me disant que, cela fait, peut-être que je pourrais y ajouter de la psychologie, mais pas avant. C'est une décision esthétique qui s'appuie sur une foi dans le savoir, sur la conviction qu'il mène à la vérité autant que l'expérience. Savoir et expérience sont complémentaires, c'est comme une danse à deux. (extrait de "En faisant le choix de la fiction, j'ai préservé ceux qui n'avaient pas envie de parler", Nathalie Crom, Téléram
a, 27 novembre 2017)

Nous avons cité pendant la soirée des livres évoquant l'Algérie, que nous avons lus dans le groupe, d'Alice Ferney, Jérôme Ferrari, Boualem Sansal, Kamel Daoud, Yasmina Khadra, Albert Camus...

Dans L'Art de perdre, p. 153, Naïma met en pages le catalogue d'une exposition de Thomas Mailaender sur "les voitures cathédrales", appelées ainsi parce que leur chargement s'empile parfois très haut. Elles illustrent les allers-retours des immigrés entre leur pays d’origine et leur lieu de vie. Les photos ont été prises par Thomas Mailaender quand il travaillait sur le port de Marseille. En voici des exemples :



Extrait du site du Musée national de l'histoire de l'immigration

 

Synthèse des avis du groupe breton (Annie, Chantal, Édith, Jean, Marie-Claire, Marie-Odile, Marie-Thé, Suzanne)
: Trois personnes ¾ : Quatre personnes
 ¼ : Une personne

Les réserves portent sur la dernière partie du livre, qui "se traîne", veut dire trop de choses ; la fin est trop romancée, mal ficelée ! Pour l'une d'entre nous, la lecture s'est révélée lourde, avec une construction et un style qu'elle n'a pas aimés (trop d'apartés), elle n'a pas pu "entrer" dans le livre.
Mais pour la plupart, le livre a été très apprécié, permettant une lecture "personnelle", provocant des résonances par son sujet : la Guerre d'Algérie, période toujours là dans notre esprit...

La discussion s'est faite autour de la multitude des thèmes qu'aborde l'auteur, et qui prêtent tous à réflexion :
- le principal étant ce SILENCE du personnage Ali, de son fils Hami – silence qui va peser sur la génération des petits-enfants, certains "réussissant" leur vie, d'autres se dirigeant vers le radicalisme peut-être...
- le thème de la HONTE : honte d'être considéré comme traître à l'Algérie, étant harki, devenu brebis galeuse, Jokyah ! Considéré comme "rien" en France : d'abord parqué comme prisonnier à Rivesaltes ou Jouques, puis en HLM en Normandie
- le thème de la perte d'identité, de la dépossession, très important pour Ali, qui, dans la tradition kabyle, considère non sa réussite personnelle, mais celle de la famille, du clan, de la communauté.
- la dimension historique qu'Alice Zeniter revendique, cette guerre entre l'Algérie et la France qui surgit dans ce village de Kabylie, forçant les gens à "basculer" d'un côté ou de l'autre, est vraiment incarnée dans la famille d'Ali ; le lecteur "entre" dans ces destins, mektoub, bonne ou mauvaise fortune, et passe, comme Ali et Hamid, de cette fraîcheur algérienne au froid glacial de l'Orne, de la vie au silence...

Très belle lecture. Et quelles discussions elle a provoquées entre nous, autour de la chorba et des délices orientaux (hyper) sucrés !


SUR L'AUTEURE ET SES ŒUVRES : quelques repères

Formation
- Née en 1986 d’une mère normande et d’un père algérien kabyle, elle vit dans la Sarthe jusqu’à 17 ans.
- Khâgne au lycée Lakanal à Sceaux. En 2006, entre à la Sorbonne Nouvelle en même temps qu'à l'École Normale Supérieure. Master d'études théâtrales, suivi de trois ans de thèse sur le dramaturge britannique Martin Crimp durant lesquels elle enseigne aux étudiants de la licence. Elle vit presque trois ans en Hongrie où elle enseigne le français en tant que lectrice. Abandonne son doctorat, pour se consacrer à ses activités artistiques.

En tant que dramaturge ("je suis dramaturge dans les deux sens : le sens français qui est d’écrire des pièces de théâtre et le sens allemand qui est d’être spécialiste du texte auprès d’un metteur en scène et d’une équipe de théâtre")
-
Assistante-stagiaire à la mise en scène en Hongrie dans la compagnie théâtrale Kreatakor.
- Collabore à plusieurs mises en scène de la compagnie Pandora.
- Travaille en 2013 comme dramaturge pour la compagnie Kobal't.
- Collabore à l'écriture de Fever, une adaptation du roman de Leslie Kaplan, réalisée par Raphaël Neal en 2015.
- A écrit deux pièces, Spécimens humains avec monstres (lauréate de l'Aide à la création du CnT en 2010) et Trilogie inachevée, jouées et mises en espaces à plusieurs reprises, ainsi qu'un spectacle musical jeune public Un Ours, of course ; le conte musical Un Ours, of course ! a été publié chez Actes Sud en 2015.

Romans
- 2003 (premier roman publié à 16 ans) : Deux moins un égal zéro, éd. du Petit Véhicule
- 2010 : Jusque dans nos bras, Albin Michel (Le livre de poche, 2011)
- 2013 : Sombre Dimanche, Albin Michel, prix du Livre Inter (Le livre de poche, 2015)
- 2015 : Juste avant l'oubli, Flammarion, prix Renaudot des lycéens (J'ai lu, 2016)
- 2017 :
L'Art de perdre, Flammarion, prix littéraire du Monde, prix Goncourt des lycéens.

Entretiens sur L'Art de perdre
- "Mon livre est un moyen d'aborder l'Histoire autrement", avec Sophie Rahal (Télérama, 16 novembre 2017)
- et surtout : "En faisant le choix de la fiction, j'ai préservé ceux qui n'avaient pas envie de parler", avec Nathalie Crom (Télérama, 27 novembre 2017)

 

Nos cotes d'amour, de l'enthousiasme au rejet :
à la folie
grand ouvert
beaucoup
¾ ouvert
moyennement
à moitié
un peu
ouvert ¼
pas du tout
fermé !

 

 


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