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Quatrième de couverture : "Tout m'avale... Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère...Les enfants en mènent large. Ils peuvent dire pis qu'aimer, pis que pendre. Ils ont tous les droits. Entre vingt et vingt-trois ans (l'âge de ce roman), on a toutes les lois, toutes en même temps. Si on est doué, on les apprend. Si on est pas content, on se déprend, en se souvenant, en imaginant."
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Réjean Ducharme (1941-2017)
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Des infos autour du livre de Réjean Ducharme en bas de page.
Nous avons lu très peu d'auteurs québécois : Michel Tremblay (en 2000), Gaëtan Soucy (en 2000). Et aussi, Dany Laferrière (2010), Wajdi Mouawad (2017), Aki Shimazaki (2021).
Nous accueillons Katherine, du "nouveau groupe", québécoise, qui nous a proposé ce livre d'un auteur québécois, non sans risque... Avant de commencer, nous échangeons sur ses impressions depuis 6 ans qu'elle participe à Voix au chapitre, avant de bientôt retourner pour de bon à Montréal. Si elle loue la formule du groupe (un livre lu par tous), elle évoque quelques mauvais souvenirs de lecture pour distinguer parmi eux livres-sans-intérêt et livres-qui-ne-laissent-pas-indifférents : ainsi à ses yeux est sans intérêt Trois femmes puissantes de NDiaye, quand L'ancêtre de Saer ne la laisse pas indifférent - une distinction bien utile... Elle n'apprécie pas non plus quand tout le monde adore, comme pour Retour à Killybegs de Chalandon...
Katherine
Je l'ai fait exprès !
Claire
La logorrhée avec une impression d'absence d'avancée narrative
m'a envahie et j'ai lu avec satisfaction : "Lorsque,
chez un être humain, l'angoisse atteint une certaine intensité,
on assiste à une diarrhée de mots. On peut le remarquer
en particulier chez le pornographe, appelé aussi écrivain,
auteur, romancier et poète." Tu parles pour
toi Réjean ?
La violence est omniprésente : les nonnes de l'abbaye qui tirent
sur les Indiens, le père Prébeuf martyrisé par les
Indiens, la haine et le sadisme de la narratrice ("j'aime
ça quand ça hait") ; l'amour même
est épouvantable, avec le frère et les amies ; la mort de
Constance qu'elle adorait la laisse de glace et je ne peux m'empêcher
de trouver ça invraisemblable. Aucun sentiment humain n'est donné
à ressentir au lecteur, aucun sens d'un bien et d'un mal.
J'ai eu du mal à imaginer le lieu (la maison abbaye), à
accéder à la psychologie des personnages, et une vraisemblance
minimale des situations me manquait (l'érudition d'une enfant de
11 ans, le recueil fastoche par la mère de poulpes pour ses 40
aquariums, le journaliste qui bien sûr accepte de rencontrer cette
enfant, la séance en classe où elle va au tableau et éructe :
je n'arrive pas à avaler ça, question genre littéraire.
Le problème pour moi est cette voix de narratrice au présent,
d'enfant, sans recul, ça ne colle pas. "Je
suis folle à lier" dit-elle et je ne la contredirai
pas : "Je suis
folle à lier. Je me mets debout sur mon lit, et marche, la bouche
écumante de rire. Je saute à pieds joints sur mon lit, boxe,
salue à la Hitler, m'incline sous un orage d'applaudissements,
serre la main à Blalabaléva, Sargatatalituva, Skararoutoukiva,
Sinoirouissardan, Allagatatolaliève et d'autres joyeux lurons."
C'est bien dingue, mais je dis bof.
J'ai bien sûr remarqué l'écriture qui fait du hula
hoop et des sauts périlleux, mais j'étais trop irritée
pour bien apprécier.
Quand même, je sauve la façon dont le père parle de
sa maîtresse : "J'ai
entendu dire qu'elle lave aussi souvent son sexe qu'elle se lave les oreilles.
Elle trouverait même tout naturel d'être assise sur son derrière
quand elle est assise. Pis, elle m'a avoué qu'elle traite son sexe
comme elle traite son estomac. Quand l'un ou l'autre crie famine, elle
lui donne à manger. Quand on rencontre un ami, il vous tend la
main. Elle, elle tend aussi son sexe. C'est un curieux spécimen
d'une race à laquelle on ne veut plus guère appartenir :
la race humaine. De plus, elle me trouve agréable. Elle trouve
mes cravates de bon goût. Elle m'aime."
Je n'arrive pas à vraiment sourire aux jeux de mots, comme :
"Christian est triste
comme un cormoran qui n'a pas lu sa portion de Coran."
Mais j'applaudis à "C'était
écrit, il fallait que je fasse la rencontre de mesdemoiselles les
menstruations. Je suis pleine d'ovaires, maintenant. Les ovaires sont
des ufs. Ne cours pas trop vite, Bérénice, tes ufs
vont se briser. Je commence à avoir des mamelles. Ne cours pas
trop vite, vache, ton lait va surir." Et je garde :
"Les voyages forment
la jeunesse. Les voyages laissent la vieillesse telle quelle."
J'ai trouvé très beau le passage sur la lecture : "Chaque
page d'un livre est une ville. Chaque ligne est une rue. Chaque mot est
une demeure. Mes yeux parcourent la rue, ouvrant chaque porte, pénétrant
dans chaque demeure." (suite
ici)
J'ai remarqué aussi le mot nègre quatre fois
et ce qu'il entraîne...
J'ai appris un mot vieilli chez nous, endêver (=éprouver
un violent dépit jusqu'à être comme hors de soi ;
éprouver une vive contrariété) et je peux dire que
le livre m'a bien fait endêver.
Je n'ai pas aimé l'attitude primaire que le livre a suscité
chez moi : ainsi quand elle est enfermée après avoir
été dingue et enragée, je me suis exclamée
in petto : bien fait !
Pas indifférente du tout, j'ai été finalement très
contente d'avoir découvert ce livre délirant qui m'a exaspérée
et que je n'ouvre qu'au quart...
Après la lecture, j'ai eu envie de voir quelles avaient été
les réactions à sa sortie - ce qui m'a passionnée,
d'où la doc ci-dessous. Ce qui me frappe, c'est
que les dysfonctionnements familiaux, la folie de la narratrice, tout
ça n'apparaît pas, au profit de l'innovation, du choc littéraire.
Concernant les mystères liés au personnage romanesque de
l'auteur lui-même, d'une part refusant toute médiatisation,
et d'autre part parvenant à entrer dans la vie intime d'une très
jeune fille, j'ai été très étonnée
par l'hypothèse développée par André Durand,
auteur très sérieux du Comptoir littéraire, à
savoir que Bérénice existe (!) et que ce n'est pas Ducharme
l'auteur du roman... (lisez ici).
Annick
L
J'ai été fascinée par le flux verbal, la violence,
l'inventivité langagière.
Dans cette espèce de ressassement, un ressassement morbide de haine,
je n'ai pas éprouvé la moindre empathie.
J'ai été fatiguée. Au bout d'un moment, ça
va s'arrêter, non ? Que va-t-il se passer ?
Chez le tonton juif orthodoxe, c'est satirique, concernant cette mécanique
orthodoxe. Mais on va où ?
J'ai été choquée par les passages racistes. Rien
n'échappe à la détestation et puis on finit par Israël.
Il y a le plaisir de la langue, ces fusées sans arrêt ; c'est
extraordinairement vivant au niveau de la langue. Mais j'ai besoin d'un
récit qui tienne la route.
J'ouvre ¼ car c'est extrêmement original.
Mais c'est tragique, elle tourne en rond, ça m'a lassée.
La seule chose humaine, c'est la relation avec son frère. Quand
elle est malade et que sa mère la veille, c'est très beau.
Mais ses états d'âme, j'en ai rien à faire. Qu'elle
crève !...
Fanny
C'est un livre très clivant. On est plongé dans un abîme
de folie. On essaie de trouver des raisons. Je ne pense pas que l'auteur
ressente haine et violence et manque d'empathie, j'ai plus l'impression
que c'est ce qu'il prête au personnage de Bérénice.
La famille apparaît dans un complet dysfonctionnement, clivée,
à minima incestuelle. Mais on est uniquement dans la tête
de la gamine, est-ce qu'on verrait les choses autrement si on avait le
point de vue des parents et du frère ? Son frère n'est peut-être
que le seul sain, se mettant à distance de la famille et mettant
un stop à la relation incestueuse que lui réclame sa sur.
La folie de Bérénice, c'est de pire en pire. Elle n'a pas
d'empathie, elle en jouit. Elle n'a pas de culpabilité, elle tue
et ça lui fait du bien. Sa mère, c'est Chat Mort, Chamomor,
elle est dans le délire complet.
Après avoir lu deux ou trois chapitres, j'avais envie de faire
des mots fléchés...
Comment l'auteur a pu se plonger dans ce personnage ? Dans la pathologie
de cette môme, le vocabulaire qu'il emploie ça n'est pas
plausible à neuf ans, ça ne marche pas même pour une
enfant surdouée ; à 15 ans oui.
Et Israël, pourquoi ? ça m'a semblé un truc factice,
je n'ai pas adhéré.
J'ouvre à moitié car c'est fascinant que soit écrit
un ovni pareil en se mettant dans la tête de ce personnage. Mais
c'est dur à lire et à encaisser.
Renée(à
l'écran depuis Narbonne)
J'ai détesté le titre et les premières pages, écrites
à la manière d'un petit enfant.
Je comprends que nous sommes dans la tête d'une enfant excessivement
perturbée qui va devenir un monstre. Je pense qu'elle va tuer quelqu'un
à la fin du livre. Certaines pages sont du délire de schizophrène.
Le début du chapitre 57 est totalement incohérent ("Il
faut que la harpe continue, que le toit tienne. Il ne faut pas que la
roue s'arrête. Je souffre - drelin drelin. Mais, le cygne drinse
bien. J'ai les mains en sang ; le chanvre du hauban les a meurtries comme
la râpe la carotte. Je pends à un hauban qui se balance dans
le vide depuis le plafond de l'univers.")
Un ou deux passages m'ont touchée, ainsi lors de l'éblouissement
d'amour pour la mère : "l'amour m'a fécondée",
une très belle expression. L'héroïne explique bien
que cet amour est une dépendance qui lui fait excessivement peur.
Elle veut se créer seule.
J'ai essayé de chercher pourquoi ce livre est iconique au Québec
: cette alternance de haine et d'amour pour sa mère est-elle la
représentation des sentiments des Québécois pour
leur pays ?
Je ne comprends pas.
Je ferme totalement ce livre à cause du massacre des deux chats
et des mots : "des nègres
pour la plupart, des presque singes".
(Après la soirée) Petit rectificatif à la suite de
l'intervention de Katherine, qui place ce roman dans la littérature
de "l'absurde". Il me semble donc possible que si j'avais lu
ce livre à sa parution (1966), j'aurais vu un suiveur de Camus,
Kafka ou Beckett et il m'aurait passionnée ! Qui sait ?
Jacqueline
Au début, j'étais assez émerveillée par ce
texte : une histoire d'adolescente ou de pré-adolescente rebelle,
dans un style extrêmement poétique avec des images hors du
commun, une réelle création, tout ça en phrases courtes
percutantes, à l'image de cette force d'une jeunesse rebelle qui
se cherche.
Beaucoup d'exubérance, l'art de faire d'une histoire relativement
banale une vraie épopée et un humour ravageur. Un peu fatigant
à la lecture !
Personnellement, je n'accroche pas trop avec les pré-ados et les
ados
Peut-être que je n'ai pas tout à fait encore suffisamment
franchi cette étape ! Avec sa force de vie, je n'étais guère
inquiète pour elle, mais j'étais curieuse de voir comment
elle allait s'en sortir ; j'ai poursuivi ma lecture, un peu comme
un pensum, mais ça ne s'arrangeait guère
À partir du quart ou du tiers, j'ai plutôt parcouru le livre.
Je n'ai pas aimé la fin. Je n'ai pas compris ce qui se passait
en Israël. On est avant la Guerre des Six Jours. Elle sauve sa peau
mais à quel prix ! J'ouvre un quart parce que j'ai vraiment bien
aimé le début
Katherine
Je ne pense pas qu'il faille faire une analogie entre Bérénice
et la société québécoise.
Je rejoins Rozenn. J'ai lu le livre avec énormément de détachement
par rapport à cette tornade, ce typhon, ce phénomène
naturel qui déferle.
Je comprends qu'on ressente de la frustration, si on cherche un fil narratif,
une cohérence.
J'ai apprécié l'écriture et de voir cette folie :
que va-t-il arriver de plus fou encore ? De plus dégueulasse ?
La créativité et la vivacité sont phénoménales
: qu'est-ce qu'elle va nous faire encore cette Bérénice
? Et surtout vers la fin. C'est quelqu'un de très torturé,
y compris dans la relation avec son frère.
Il n'y a pas de fil narratif ? Où on va ? Mais on va nulle part.
Je regrette qu'il n'y ait pas davantage de dialogues car ils sont vraiment
réussis et permettent de se remettre en selle. J'apprécie
aussi qu'il y ait de courts chapitres comme de mini nouvelles.
C'est une créativité, d'une inventivité qui m'a subjuguée,
je lisais sans problème. Mais il est vrai qu'on aurait pu s'arrêter
à 300 pages, plutôt que 400...
Et c'est tellement intéressant au point de vue artistique, un peu
comme une performance abstraite. Parfois ça sert à rien
de faire sens. Le lire avec détachement, en me laissant passivement
fasciner par Bérénice, est ce qui m'a permis d'autant l'apprécier.
J'ouvre en grand.
[Suit un échange sur le terme "absurde" qu'emploie Katherine pour évoquer le livre. Non pas absurde au sens du fantastique dans le livre La Maison aux esprits d'Isabel Allende que nous avions lu et que Katherine avait beaucoup aimé. Non, pas absurde comme dans le théâtre de Ionesco. Absurde au sens du Larousse : "Qui est contraire à la raison, au sens commun, qui est aberrant, insensé".]
Pourquoi cette ce succès ? Peut-être faut-il resituer le
livre dans l'histoire du Québec c'est l'époque de la Révolution
tranquille au Québec, après la période de la
Grande Noirceur
sous Duplessis,
où se conjuguaient l'influence de la religion catholique et
la pauvreté. De plus, les autres livres de Ducharme sont différents,
j'avais hésité avec son roman L'hiver
de force.
Si le groupe ne l'avait pas déjà lu, j'aurais peut-être
proposé Michel Tremblay. Mais je voulais éviter un livre
prêtant le flan aux stéréotypes, genre castors...
J'ai pensé aussi à Anne
Hébert et son beau livre Les
Fous de Bassan ; mais c'est une autrice qui a vécu longtemps
en France.
Aujourd'hui il y a des écrivains autochtones, comme Michel
Jean. Et plus classique, représentant du terroir québécois,
je pense à Menaud,
maître-draveur de Félix-Antoine Savard (en ligne
ici).
Pour finir, nous pensons que le choix était excellent, permettant à tout l'éventail de nos cotes d'amour de se déployer, et suscitant l'un des plaisirs irremplaçables que permet Voix au chapitre : découvrir et lire un livre que nous n'aurions jamais lu sans le groupe. Merci Katherine !
Anne-Marie
Ce livre a représenté une vraie rupture dans l'univers québécois
de 1966, comparable à L'Attrape-curs
de Salinger. C'est un peu ce qui m'a poussée à en continuer
et terminer la lecture après avoir été un peu déstabilisée,
puis carrément dérangée par ce livre.
La profusion d'images, le vocabulaire inventé, la richesse des
mots surprenants, foisonnants, m'ont saisie, ainsi que la radicalité
et vulnérabilité de Bérénice.
Bérénice est une petite fille de 10 ans racontée
par un homme, ce qui est gênant, d'autant plus que cette enfant
a un imaginaire tellement riche et imprégné de culture et
de références historiques, elle est d'une érudition
telle, que l'on a du mal à rattacher tout cela à l'enfance.
Par ailleurs Bérénice est une boule de haine virulente très
ambiguë, car aussi très vulnérable, et luttant contre
sa tendresse naturelle pour sa mère qui la fascine par sa beauté
(elle qui se trouve si laide), et contre son amour immodéré
pour son frère. Elle est si déchirée, en colère,
qu'elle ne vit qu'en s'inventant des mondes et des histoires délirantes
et cruelles, car elle est très cruelle et lutte sans cesse contre
l'attendrissement par une violence et une cruauté omniprésentes.
Elle est en guerre contre le monde et contre tous, elle est angoissée
et virulente de manière épuisante pour le lecteur qui a
du mal à éprouver de la sympathie pour elle qui se délecte
à parler de sang, de viscères et de mort, elle qui dit qu'elle
veut tuer des hommes et des enfants blancs
La fin est terrible mais
finalement montre qu'elle désire vivre malgré tout.
Ce livre est un peu répétitif dans ses vociférations
et sa violence, il m'a épuisée. Je l'ouvre aux ¾.
Lahcen
C'est une uvre magistrale qui m'a profondément marqué.
La langue de Ducharme est lyrique, sans fioriture, tendue vers l'essentiel.
Il y a une puissance du souffle qui traverse le roman de part en part.
Les phrases courtes, incisives, et les répétitions créent
un rythme haletant.
On en ressort abasourdi, comme bousculé par une parole qui ne lâche
jamais.
Bérénice, le personnage central, est absolument fascinante.
Elle est lumineuse, absconse, libre et excessive. Elle apparaît
comme une petite sur de Modesta,
dans sa révolte et sa démesure.
Le vocabulaire qu'elle invente, qu'elle détourne, est un territoire
à lui seul. Il ouvre des espaces inattendus et donne à la
langue une vitalité inouïe. On est littéralement soufflé
par cette voix qui n'appartient qu'à elle.
Bérénice se fait l'incarnation d'une liberté radicale,
insoumise aux cadres. Chaque page est une déflagration qui secoue
autant qu'elle émerveille.
C'est une uvre que je garderai avec moi, comme une présence.
Et j'aurai toujours plaisir à y revenir, pour retrouver ce vertige
de lecture.
Je l'ouvre en grand.
Monique M
Ce livre est en effet un ovni qui a provoqué mon étonnement
et ma curiosité, face à cette petite fille qui parle de
son corps avalé par le vent, le fleuve, l'espace, à toute
vitesse, à la façon précipitée qu'ont les
enfants, mais avec des mots, une maturité et un raisonnement d'adulte.
J'ai d'emblée été séduite par la personnalité
rebelle de l'enfant, sa vivacité, son impertinence, son indépendance,
son envie de vivre des exploits, de tout vaincre, d'être maître
de son destin, sa passion pour son frère, son goût de l'aventure.
Mais très vite apparaît sa perversité (empoisonnement
des chats de sa mère, espionnage et dénonciation mensongère
du frère surpris avec son amie dévêtue) et je m'interroge
sur la réalité de ce personnage, ce qu'il cache des intentions
de l'auteur.
Ce livre est foisonnant :
- foisonnement de la nature, faune et flore si bien observée, intensité
du climat clément ou rigoureux à l'extrême, selon
les saisons. Dans les passages où Christian et Bérénice
font de l'aube au crépuscule, des expéditions hors de l'abbaye,
des parties de pêche ou de patinage sur la rivière gelée,
il y a une proximité avec la nature, un foisonnement de sensations
qui émanent de cette nature, plantes, arbres, vent, lac gelé,
insectes, oiseaux, très intense et bien analysé. On a l'impression
d'une nature quasi vierge dont l'omniprésence envahit tout, domine
le quotidien et la vie des gens qui y vivent ;
- foisonnant l'imaginaire, rempli de violence et de rêves de Bérénice.
Sans cesse l'écriture associe dans son esprit le réel et
la fiction, les fées, les elfes
Juchée sur Pégase,
elle monte à l'assaut de l'Olympe, affronte les Titans, les guelfes,
les gibelins. Foisonnement des références aux temps anciens,
à la mythologie, aux dieux grecs, à la Genèse, Rome,
au Moyen-Âge et ses légendes
;
- foisonnement du vocabulaire très recherché, aux mots savants,
précis, parfois de nos jours inusités
Je crois que ce livre est un manifeste. L'auteur dénonce ce que
l'humanité a fait de la beauté du monde. À travers
Bérénice enfant, porteuse de tous les espoirs dont l'enfance
est le symbole, l'auteur met en évidence ce que la jalousie, l'avidité,
l'orgueil, le mercantilisme et le mépris de l'autre, ont fait de
ce monde. Il fait dire à Bérénice p. 234-235
: "je me refuse à
tout commerce avec le monde immonde qu'on m'a imposé, où
l'on m'a jetée sans procès comme des esclaves aux galères".
L'auteur crée le personnage d'une Bérénice qui adore
la nature, en explore et savoure toutes les ressources pour mieux nous
en montrer la splendeur. Avec les parents, l'un juif qui prend la fille,
l'autre chrétienne qui prend le fils, il pose la violence des relations
humaines. Bérénice se révolte contre les adultes
alors que la perversité, l'orgueil et la haine qui sont en elle
dès le départ, font partie de ce qui constitue la faille,
la perte des humains. En ce sens elle n'échappe pas au sort des
adultes qu'elle conspue et devient à la fin du livre. Devenant
elle-même ce qu'elle condamne puisqu'elle n'hésitera pas
à se servir du corps de Gloria comme bouclier vivant pour sauver
sa vie, mentant de surcroît en affirmant que Gloria s'était
volontairement proposée. Noir c'est noir !
J'ouvre aux ¾.
[autres avis en attente]
PRÉSENTATION
DE L'AUTEUR PAR LUI-MÊME
Réjean Ducharme se présente ainsi dans la première
édition de L'avalée des avalés (1966) :
Je ne suis né qu'une fois. Cela s'est fait à Saint-Félix-de-Valois, dans la province de Québec. La prochaine fois que je mourrai, ce sera la première fois. Je veux mourir verticalement, la tête en bas et les pieds en haut.
À l'école, j'étais toujours le premier à partir. Je n'y allais pas souvent et j'y restais le moins longtemps possible. J'ai fait mes études secondaires à Joliette, avec les Clercs de Saint-Viateur.
J'ai souffert six mois à l'École polytechnique de Montréal. Enfin délivré, je me suis pris pour un commis de bureau et me prends encore aujourd'hui pour tel. Mais ceux qui embauchent des commis de bureau ne veulent pas me prendre pour un commis de bureau. Je ne travaille pas toujours et ne travaille pas toujours comme commis de bureau. Un mois sur deux, je suis en chômage.
J'ai été dans l'Arctique avec l'Aviation canadienne, en 1962. Personne ne veut me croire. Je ne sais pas pourquoi. Je dis : "J'ai été dans l'Arctique." Ils répondent : "Pas vrai." En 1963, 1964 et 1965, j'ai fait de l'auto-stop au Canada, aux États-Unis et au Mexique. C'est fatigant.
J'ai 24 ans. Je n'ai plus tous mes cheveux et toutes mes dents. Et cela m'écure.
Je ne me suis pas marié une seule fois encore. Les femmes ne veulent pas se marier avec moi. Si elles avaient voulu, je me serais marié tous les jours et aujourd'hui, j'aurais à peu près 5768 enfants. S'il n'y avait pas d'enfants sur la terre, il n'y aurait rien de beau.
Il confia par ailleurs :
Je n'ai pas de culture, j'ai seulement une douzième année, je bute sur des difficultés, j'ai de la misère à exprimer ce que je veux dire. Pour contourner la difficulté, j'invente.
Quant aux uvres qui l'ont marqué :
Je dirais bien Mickey Spillane dont à 14-16 ans j'ai lu 5-6 romans, surtout J'aurai ta peau, surtout le bout où il va descendre la fille et qu'elle dégrafe son soutien-gorge pour l'édulcorer, hé c'était la première poitrine féminine que j'appréhendais Je dirais bien L.-F. Céline dont je peux pas dire tout ce qu'il m'a fait, tous les miracles obtenus par son intercession, dont rire tout seul dans les autobus Saint-Denis et Crémazie en allant travailler sur le ''posting'' avec Madame Pleau chez Grolier à Ville Mont-Royal Je dirais aussi Ducasse qui m'a rendu malade six mois et qui m'a poussé à prendre ma première brosse (un 4O-onces de dry gin assis sur le renvoi d'eau de la douche de mon ''bachelor'') Mais comme toutes ces blessures glorieuses semblent m'avoir épaissi le cuir pour qu'il ne frémisse plus qu'aux lectures quotidiennes des pages sportives du Journal de Montréal et hebdomadaires du tabloïd intégral d'Allô Police.
SES UVRES
Romans
- LAvalée
des avalés (1966), prix du Gouverneur général,
finaliste au prix Goncourt (Oublier
Palerme d'Edmonde Charles-Roux l'obtient au deuxième tour
de scrutin, par six voix contre deux à Réjean Ducharme,
une à José Cabanis et une à Jean-Pierre Chabrol).
- Le
Nez qui voque (1967)
- LOcéantume
(1968)
- La
fille de Christophe Colomb (1969), roman en vers libres
- L'hiver
de force (1973)
- Les
enfantômes (1976)
- Dévadé
(1990)
- Va
savoir (1996)
- Gros
mots (1999)
Gallimard publie en 2022 en coll. Quarto :
Romans de Réjean Ducharme, éd. Élisabeth
Nardout-Lafarge, 1952 pages, 179 ill., comportant : LOcéantume,
Le nez qui voque, LAvalée des avalés, La Fille
de Christophe Colomb, LHiver de force, Les Enfantômes, Dévadé,
Va savoir, Gros Mots + Vie & uvre illustré, etc.
Théâtre
- Le Cid maghané
(1968), parodie du Cid de Corneille, en joual
- Ha
ha !... (1978)
- Ines Pérée et Inat Tendu (1968)
- Le marquis qui perdit (1969)
- L'hiver
de force (2002)
Adaptation
d'un oratorio-ballet
Les sept péchés capitaux de
Brecht/Weill (1978).
Cinéma
Scénariste pour des films de Francis Mankiewicz : Les
Bons Débarras (1979), Les
Beaux Souvenirs (1981).
Chanson
Parolier d'une trentaine de chansons, notamment pour Robert Charlebois,
par exemple : Mon
pays.
uvres
plastiques (une centaine)
Il crée aussi, au fil des ans, une série de sculptures-collages.
Au gré de ses pérégrinations dans les rues de Montréal,
il récupère des objets quil recycle en tableaux. Signées
Roch Plante, ces uvres ont été régulièrement
exposées. Sans lui.
PRÉSENTATION
DE L'AUTEUR PAR LES AUTRES
Ducharme a
choisi lanonymat dès la publication
de son premier roman, LAvalée des avalés, refusant
tout entretien ou apparition publique ; il na jamais assisté
aux lancements de ses livres ni aux remises de prix. Nous saurons maintenant
pourquoi Radio
Canada dit d'Elena Ferrante : "Elle est en quelque sorte la Réjean
Ducharme de la littérature italienne."
En 1966, sa
famille est interviewée : sur
YouTube Radio-Canada Archives, 7 min.
Éditrice
chez Gallimard, Dominique Aury exprime en
1966 son enthousiasme pour lécriture de Réjean Ducharme
(24 ans) qui a envoyé par la poste trois manuscrits. Les lecteurs
de chez Gallimard recommandent de publier immédiatement le dernier
manuscrit reçu, Lavalée des avalés.
La revue de la NRF, précise-t-elle, va publier les 50 premières
pages sur
YouTube, 4 min 15.
Dominique Aury, compagne clandestine de Jean Paulhan jusqu'au-delà
de la mort de celui-ci (1968), s'est révélée en 1994,
à l'âge de 86 ans, être l'autrice d'Histoire d'O.
La sortie de ses romans en Quarto est l'occasion de ressusciter des archives et photos de Ducharme : sur Facebook Radio-Canada arts, 2 min 40.
Une présentation très complète de l'uvre de Réjean Ducharme par Hélène Frédérick, "Comme des lettres", En attendant Nadeau, n° 167, 9 février 2023. Voici les débuts :
[Lavalée des avalés] se retrouve en lice pour le Goncourt, alors que son auteur a à peine vingt-cinq ans et nest connu de personne dans les milieux littéraires parisien et montréalais, refusant catégoriquement de se montrer. Éclate alors "laffaire Ducharme" dans les journaux : on doute de la véritable identité de lauteur, on raconte que le roman a été entièrement réécrit par léditeur, on croit à un canular. Pour dissiper tout doute, Gallimard lui-même, qui ne la pas encore rencontré, éprouve la nécessité de mener sa propre enquête. Ducharme accepte de recevoir chez lui Clément Rosset, alors professeur à luniversité de Montréal, qui en aura le cur net : "La richesse et la perfection de la langue de LAvalée des avalés ne posent aucun problème dauthenticité, compte tenu de la culture, de lintelligence et de la mémoire de Réjean Ducharme. [ ] Les divers bruits qui ont couru sur son compte proviennent, semble-t-il, exclusivement de certains milieux littéraires et journalistiques de Montréal que la retraite volontaire de Ducharme indispose".
À la sortie du livre L'avalée des avalés, Alain Bosquet s'enthousiasme dans Le Monde du 1er octobre 1966. Extrait :
Disons-le tout de suite : nous n'avons rien lu de plus poétique, de plus imprévu, de plus irritant et à la fois de plus original depuis de longues années. L'Avalée des avalés appartient à cette catégorie de livres devant lesquels on s'incline, conquis et maugréant, sans défense, plein d'admiration et de réticences inutiles. Ce sentiment-là, on l'éprouve, à première lecture, devant Lautréamont, Jarry et Céline. Que l'on imagine la densité de l'auteur des Chants de Maldoror, la cocasserie du Père Ubu, la fulgurance impitoyable du Voyage au bout de la nuit, le tout non seulement dans le même livre mais pratiquement à chaque page.
Le Clézio sera conquis : "La tactique de la guerre apache appliquée à la littérature", Le Monde, 4 janvier 1969. Introduction à l'article de Le Clézio sur plusieurs romans de Ducharme dont L'avalée des avalés :
"J.M.-G. LE CLEZIO s'est trouvé en concordance avec un écrivain de sa génération : Réjean Ducharme. Il y a chez le romancier du Procès-verbal, du Déluge, de la Fièvre, de Terra amata et chez le jeune auteur canadien la même violence, la même désespérance dans le refus. Aussi, quand Le Clézio écrit sur les romans de Réjean Ducharme - l'Avalée des avalées, Le nez qui voque, et, le dernier paru, l'Océantume - le texte ici publié, c'est de lui-même qu'il parle. Son portrait de Ducharme est un autoportrait. Il y évoque la déchirure des enfances, des innocences mortes, la révolte - qui est la sienne, qui est celle de Ducharme - contre le monde anonyme des adultes, où s'éteint le rêve d'infini. Il y définit sa conception de la littérature : "Quand les enfants sont devenus vieux, dit-il, et qu'ils ne se sont pas tués, ils écrivent des romans."
Et dans le grand quotidien québécois
Le Devoir Le Clézio sera conquis : "La
mi-amère magie de Ducharme", Catherine Lalonde, Le
Devoir, 23 août 2017. Extrait :
["L'affaire Ducharme"], l'évanouissement social et médiatique de l'auteur, s'est jouée surtout dans les premières années. "Mais encore dans les années 1990, il y avait une espèce de chasse à l'homme ; on cherchait LA photo, l'unique entrevue. Et en même temps, son adresse a été disponible de toute éternité sur le 411. Ça a toujours été vraiment facile de le retracer, mais les gens l'ont laissé tranquille... "
On disait de Ducharme qu'il était une sorte de Douanier Rousseau de la littérature (...), un génie-enfant ; le mythe de l'auteur s'en est nourri ; et l'auteur disparaissant a nourri ce mythe. Une image axée sur l'enfance éternelle et un peu biaisée si on s'intéresse à l'ensemble de l'uvre, croit la spécialiste. "À partir de L'hiver de force, l'uvre change. On est moins dans une rébellion que dans une sorte de démission, qui se fait à la fois de manière lucide et désespérée. Ça s'accentue dans Dévadé et Va savoir. On n'est plus dans la révolte carrément sanglante de Bérénice [dans L'avalée des avalées], prête à sacrifier son amie Gloria pour se sauver elle-même ; et on n'est pas non plus dans le "Faisons qu'il n'y ait plus rien" de L'hiver de force."
André
Durand, pour son site Le Comptoir littéraire, fait une analyse
poussée de L'avalée des avalées, tel
un professeur à l'ancienne, mais sans dissimuler son admiration :
après un résumé détaillé, il examine
l'intérêt de l'action, l'intérêt littéraire,
l'intérêt documentaire, l'intérêt psychologique,
l'intérêt philosophique, la destinée de l'uvre
et la question de l'identité de l'auteur.
Il développe dans ce dernier point l'hypothèse donnant des
explications à ces mystères : son uvre montre une
maturité littéraire exceptionnelle, témoigne d'une
étonnante familiarité avec la condition féminine
(pour pénétrer dans l'esprit d'une petite fille, puis parler
d'une telle façon de ses premières menstruations, de ses
différentes expériences sexuelles), d'une connaissance approfondie
de la communauté juive et d'une culture étendue (alors que
Ducharme indique qu'il n'a fait que peu d'études) ; voir les détails
dans ce gros dossier.
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