Amos Tutuola



L'ivrogne dans la brousse
,
trad. de l'anglais Raymond Queneau, Imaginaire Gallimard, 2000, 136 p. ou 2006, 154 p.

Quatrième de couverture :

"Je me soûlais au vin de palme depuis l’âge de dix ans. Je n’avais rien eu d’autre à faire dans la vie que de boire du vin de palme."
C’est ainsi que le narrateur, qui se nomme lui-même "Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde", se présente. Les 560 000 palmiers de sa plantation lui fournissaient suffisamment de vin de palme pour en boire quotidiennement plus de deux cents calebasses. Mais un jour son "malafoutier", l’homme qui lui préparait son vin de palme, tombe du haut d’un arbre et se tue. Voilà un bien grand malheur ; impossible de trouver un "malafoutier" aussi expert que le défunt, la soif se fait sentir, et il n’a plus d’autre choix que celui de se lancer à sa recherche, jusque dans la Ville-des-Morts.
Cette quête fascinante l’entraîne de la Brousse au Monde des êtres étrangers et terribles, sur le chemin des mythes et légendes yorubas. Portée par la tradition orale des griots, la langue sert l’imaginaire débridé d’un conte tendre et cocasse, dont Raymond Queneau rend ici le caractère d’"art brut".



2000
2006


L'ivrogne dans la brousse
,
Gallimard, coll."Du monde entier, 1953 : cette première édition comporte au début du livre une note du traducteur


Voir la dédicace de Queneau en 1953
à André Breton
›ici


Amos TUTUOLA (1920-1997)
L'ivrogne dans la brousse (1952, traduction en 1953)
Nous avons lu ce livre pendant notre sixième Semaine lecture du 9 au 16 juillet 2022 dans les Hautes-Alpes (voir la présentation ICI).

Les livres lus pendant la semaine
- Samedi : C.-F RAMUZ, La grande peur dans la montagne (Suisse)
- Dimanche : Ludmila OULITSKAÏA, Sonietchka (Russie)
- Lundi : Iván REPILA, Le puits (Espagne)
- Mardi : Amos TUTUOLA, L'ivrogne dans la brousse (Nigéria)
- Mercredi : Georg BÜCHNER, Lenz (Allemagne)
- Jeudi : Claudio MAGRIS, Temps courbe à Krems (Italie)
- Vendredi : David SPECTOR, 7500 € : pastiches politico-littéraires (France)

Et le palmarès ›ici

Nos 19 cotes d'amour

(13 participants à la semaine lecture
et 6 lecteurs à distance)

Brigitte TEtienne
Catherine GenevièveManuela
ClaireDanièleFanfanFannyManuelRozenn
 FrançoiseJacquelineMuriel
Annick A
LisaMonique LSabine
Nathalie et Edith l'ont abandonné...


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Avis à distance

Etienne
Le deuxième choc avec le Ramuz… Un ovni. Passé mon incompréhension durant les 3 premières pages, je me suis laissé complètement entrainé par ce roman et l’ai dévoré. Rebondissements incessants, absurdités à foison trame narrative plus que tenue, on prend peu à peu conscience de la beauté de la langue "enfantine" (sans aucun caractère péjoratif). Je peux comprendre qu’à l’époque certains écrivains nigérians aient vu d’un mauvais œil le succès de ce livre : son côté "pittoresque" et mal dégrossi a dû en gêner plus d’un surtout s’il vient conforter une vision coloniale paternaliste. On peut balayer ces critiques d’un revers de main : toute tradition orale de conte est riche en absurdité et peut au premier abord sembler s’adresser à des enfants. IL n’empêche, quelle force, j’ai rarement ressenti l'oralité à ce point dans un livre.
Il va faire un excellent préambule à la lecture de l’Afrique fantôme de Michel Leiris que je me suis programmé prochainement. Ouvert en grand.
Monique L 
Malgré mes essais répétés je n’ai pas dépassé la moitié du livre.
Je ne suis pas contre les légendes, les grigris, etc., même si je ne comprends souvent pas tout, mais dans ce livre l’accumulation des grigris et autres sortilèges pour sortir de situations compliquées voir désespérées n’est pas passé.
Je n’ai pas compris le cheminement dans la brousse et surtout dans les divers imaginaires. Cela m’est apparu comme l’accumulation d’anecdotes sans cheminement construit. J’ai été surprise par toutes les précisions sur les dimensions (ce n’est qu’un détail mais surprenant pour de la littérature...)
Lors de mes voyages en Afrique, j’ai eu l’occasion d’être confrontée à des mythes difficiles à intégrer comme chez les Dogons mais là tout reste confus et anecdotiques.
Je crois que c’est la première fois que cela m’arrive, mais je ferme.
Brigitte T 
Sous le charme du Père-des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde, je me suis transportée au Nigéria, assise au pied d'un arbre dans une palmeraie. J'écoute, je rencontre rire, j'ai peur, je suis soulagée par la fin de l'histoire. Un rêve...
La sorcellerie, les grigris, les êtres maléfiques, "méchants, cruels et sans pitié", voire des personnages ubuesques dans une brousse hostile, le démon et même l'enfer surgissent et ressurgissent au son de Tambour, de Chant, au rythme de Danse. La brousse colorée de rouge, de blanc... Mais la Mort ne triomphe pas, elle est vendue, la Peur est reprise avec intérêt à l'emprunteur... je ris, je souris, je me laisse porter par mon Imaginaire (le nom de la collection de l'éditeur !). Se dressent des tableaux pittoresques.
Il a des valeurs ce héros : il ne quitte pas sa femme, la protège, vient en aide aux affamés, défend les plus faibles.
Le style m'a parfois surprise avec cette précision répétitive des chiffres (taille, distance, prix, heure), le temps des verbes qui change dans une même phrase, l'écriture, ou la traduction ; par exemple : "foutballe". Ce n'est pas dérangeant, au contraire, je suis vraiment avec un vrai Africain et j'adore.... J'ai un beau-frère africain, excellent orateur qui raconte et invente des histoires magiques en y mêlant chant et danse pour notre grand plaisir:)
N'oublions pas le titre, "L'ivrogne dans la brousse", livre écrit en 1952. Alors que le personnage est sevré involontairement de l'alcool de palme, n'est-il pas en manque et ne nous fait-il pas partager son délire et ses angoisses ? Le Nigéria est encore une colonie britannique et ce, jusqu'en 1960 ; la lèpre sévit, sécheresse et famine sont le quotidien de la lutte des plus résistants. On peut faire un lien entre les faits socio-culturels et certaines aventures du narrateur.
Ouvert en grand.

Nathalie
L’ivrogne dans la brousse m’est tombé des mains.
Trop mal écrit dans le style.
Je n’ai pas si tout eu envie de poursuivre et en plus c’était une traduction. Ça m’a achevée !

Edith
J’ai laissé le Amos Tutuola… : barbant et trop échevelé pour moi... Une lecture à voix haute serait peut-être plus agréable.
Catherine 
L’ivrogne dans la brousse m’a bien divertie ; ça change du précédent. Ça m’a rappelé les contes et légendes que je lisais dans mon enfance. C’est un monde étrange plein de gris-gris, de dangers, d’êtres improbables qui se transforment. Le personnage central est assez divertissant, à la recherche de son vin de palme et de son malafoutier. J’ai bien aimé l’homme complet si beau, qui rend ses membres les uns après les autres, pour finir en crâne, la ville des morts, l’idée de vendre sa mort et de louer sa peur, de transformer sa femme en caillou pour la mettre dans sa poche... Par moments, c’est trop répétitif, je me suis lassée un peu en cours de lecture.
Mais au final, un plaisir de lecture. Je l’ouvre aux ¾.
Bonne soirée, faites bien attention de ne pas abuser du vin de palme...
Fanny(quelques semaines plus tard)
Je viens enfin de terminer l'ivrogne dans la brousse. Mon expérience de lecture a été toute en contrastes. J'ai aimé le côté fable des aventures du personnage principal et de sa femme. J'y ai trouvé un côté décalé avec un mélange de naïveté et de sagesse, cela m'a fait penser aux courtes histoires de Nasredine.
En revanche, le style a beaucoup entaché mon plaisir de lecture, le récit détaillé et répétitif, avec les parenthèses qui répètent qui fait l'action, m'a ennuyée.
Si j'ai trouvé un aspect très visuel à certains moments du récit, je dois dire que j'avais également hâte que chacune des parties se termine. Lorsque j'arrêtais ma lecture, je n'avais pas non plus envie de la reprendre et si cela n'avait pas été pour le groupe de lecture je crois qu'elle serait restée inachevée.
C'était cependant une expérience originale et intéressante.
(Contribuant au palmarès de fin de semaine) J'ouvre ½ à égalité avec Temps courbe à Krems et donc un peu derrière 7500 euros : pastiches.

En direct à 2000 m

Muriel 
Au début, ça m'a amusée. Puis ça m'a fait chier. Quand il dit "il (le mort)", on sait de qui il s'agit ! Pas la peine d'en faire une parenthèse.
J'ai aimé l'histoire du crâne qui se loue en morceaux. J'ai trouvé cela très amusant, ça m'a fait penser à Tim Burton. Puis j'ai trouvé cela pas drôle. Il faudrait qu'il y ait seulement trois nouvelles, là c'est trop. J'ouvre ¼ pour le début et le crâne.
Fanfan 
J'ai trouvé ça assez jubilatoire au début. J'ai aimé aussi l'histoire des cranes et l'histoire du ciel et du sol. C'est écrit en langage parlé. J'ai aimé la précision de la taille "0 m 91". C'est un univers délirant. Mais au bout d'un moment, on se lasse de la multiplicité des histoires. Il tire sur la ficelle. La brousse est interminable, même di certaines histoires sont rigolotes. J'ouvre à moitié car je me suis marrée au début.
Sabine 
Je ferme complètement. Au départ, avec les trois premières pages, j'ai pensé à Césaire.
Ça m'a fait chier, mais je mets cela sur le compte de la traduction.
J'ai aimé entendre les commentaires d'Etienne et de Brigitte.
Je connais plus la littérature africaine francophone. Je ferme.
Manuel Je viens juste de le finir. Il faut se farcir beaucoup de rebondissements. Je ne sais pas ce que je vais retenir. J'aime l'histoire où il doit donner un jugement. J'ai lu à haute voix ce matin et je pense qu'il s'agit d'une œuvre de Queneau plus que de Tutuola. Il y a un parti pris dans la traduction qui ne me plait pas. J'ouvre à moitié car cela m'a fait rire. Mais il y a un côté "y a bon banania".

Claire
Moi je ne trouve pas.

Manuel
J'ai regardé un peu le texte anglais et la traduction et il y a un parti pris.
Manuela
J'ai été perdue au début. Je pensais avoir affaire à un roman alors que c'est un recueil de contes. J'ai aimé. En Afrique, pas de rupture entre la vie et la mort. J'ai aimé ces contes. Pour eux, les morts vivent avec eux. J'u vois un peu de syncrétisme avec le monde égyptien. La lapidation est présente aussi. L'explication cosmogonique du monde et du ciel, c'est magnifique. Chez nous il y a sens moral aux contes ; ici, non ; ce sont plutôt des contes initiatiques pour enseigner l'univers.

Muriel
C'est vrai qu'il n'y a pas de morale et c'est une qualité.

Manuela
J'ouvre aux ¾. J'ai aimé chacun des contes.
Claire
J'ai pris le livre pour un roman et non pour un recueil de contes. J'ai trouvé ça d'emblée surprenant, avec des répétitions agréables, des chapitres très courts (p. 22, l'un a 4 lignes), les estimations numériques nombreuses rigolotes, les images (les crânes "roulaient tous sur le sol en faisant autant de bruit qu’un millier de bidons d’essence dégringolant sur une route empierrée"), les parenthèses innombrables pour préciser qui représente le pronom, l'œuf merveilleux qui donne à manger à tous (ils étaient 60% plus nombreux du coup...). Dans ce monde d'une autre planète, tout à coup figure un téléphone ("il parlait avec une petite voix comme le téléphone"), de l'argent français : "deux mille cauris, ce qui fait vingt-cinq francs (25 F) en argent français".
J'ai plutôt vu le livre comme une myriade de récits tressés et j'ai imaginé un conteur qui rebondit. Je mentirais si je disais que je n'étais pas lassée. Alors, j'ai trouvé assez vite la méthode : lire de façon cursive, en balayant les pages et en retombant d'un récit à l'autre, d'une dinguerie à l'autre, par exemple les 600 bébés morts qui marchent au pas, j'ai bien aimé, faut le faire... Beaucoup aimé la statuette en bois en quoi se transforme la femme du narrateur et le moment où tout le monde est avalé : heureusement le gris-gris fonctionne, etc.
J'ai trouvé que ce livre était un véritable OVNI et les raisons pour lesquelles Queneau l'a traduit intéressantes. Sans parler du parcours de Tutuola, un vrai roman.
Alors que la lecture survolante que j'ai faite m'a plu, par pure conformisme, et parce que je n'ai pas fait une lecture page par page, j'ouvre à moitié.

Danièle 
Je ne suis pas allée jusqu'au bout car j'ai eu l'impression que ce serait toujours pareil. Je n'ai pas eu l'impression que c'était une tradition orale, mais plutôt un procès -verbal ; il raconte des faits imaginaires. Certains récits sont drôles, mais il n'y a pas d'atmosphère. C'est lancinant. C'est une imagination en continuité perpétuelle, une suite de trouvailles. J'en ai eu marre, ça me suffit. L'imagination est débordante. J'ai l'impression qu'il s'amuse. Je n'ai pas fini. J'ouvre à moitié pour l'imagination et certaines trouvailles sont astucieuses. Je n'ai rien vu de religieux.

Manuel
Et c'est un défaut ?

Danièle
Ça aurait donné une envergure.
Rozenn
 
Je commence à lire hier soir et ça m'agace. D'accord, j'ai résolu de tout faire lentement, y compris lire, mais là, j'y suis obligée. Je ne supporte pas. J'arrête.
Je reprends le lendemain matin.
J'accepte de lire par fragments et les intertitres m'aident.
Environ à la page 70, j'accepte la répétition, l'invraisemblable. Ok puisque c'est un conte. Un conte à rallonges. Un peu trop.
Je me dis qu'il faut imaginer l'entendre raconter en faisant autre chose.
Et à la fin, une fois qu'il rentre chez lui, je regrette que ça finisse. Surtout que le livre semblait redémarrer sur un autre rythme : les procès, Ciel et Terre me ravissent.
J'ouvre aux ¾. Et après coup à ½.
Geneviève qui a lu notre livre en VO : The Palm-Wine Drinkard, avec une préface de Wole Soyinka, écrivain et metteur en scène nigérian, prix Nobel de littérature en 1986

J'ai lu le roman en anglais avec la
préface de Soyinka qui explique beaucoup de choses sur l'origine et le contexte dans ce roman dans l'Afrique de la colonisation des années 20. Ce contexte est très important pour comprendre ce qui peut d'abord dérouter : il ne s'agit pas d'un roman, mais d'une succession de contes sur la structure de la quête : les personnages partent à la recherche d'un troisième et tout au long de leur route font de bonnes et de mauvaises rencontres, doivent surmonter des épreuves et se remettre en cause. Chaque conte pris isolément est plein de fantaisie et de drôlerie. On mêle l'histoire d'un monde de villageois avec le fantastique et les croyances. La succession peut cependant parfois devenir un peu lassante. L'écriture combine tendances orales et écrites, là aussi de manière parfois déconcertante. La lecture de la préface permet de comprendre qu'il s'agit pour l'auteur de créer une nouvelle forme littéraire, ni roman à l'européenne ni conte traditionnel mais un mélange des deux qui offre à un nouveau public citadin nigérian une représentation du monde qu'ils ont quitté en quittant le village.
La question de la qualité de la traduction a été posée. C'est une traduction de Queneau, qui lui-même se passionne pour la recherche d'une forme écrite qui restitue la richesse de l'oral. C'est ce qu'il a essayé de faire, pas toujours avec succès, notamment dans la dernière partie où il même présent et imparfait sans qu'on en comprenne la logique. Comme toujours, les choix de traduction sont difficiles. Ainsi du titre "drinkard" traduit par "ivrogne" alors que "ivrogne" se dit "drunkard" : les contemporains nigérians de Tutuola y ont vu une faiblesse de la langue alors qu'il s'agissait d'un choix qui fait du héros un amoureux de la boisson mais pas un alcoolique ! Queneau choisit de banaliser par "ivrogne" et supprime ce décalage, c'est peut-être dommage. Reste qu'il n'est pas simple de reproduire ces effets de décalage dans une langue si différente.
Pour ce qui est de l'évaluation, j'ai deux points de vue : du point de vue de l'histoire de la littérature africaine, et à condition d'avoir lu la préface, c'est très intéressant. En tant que roman ou conte à tiroirs, j'ai beaucoup apprécié la fantaisie, l'imagination foisonnante, la mise en scène des rapports constants entre morts et vivants, très représentatifs de la culture yoruba.
J'ouvre donc aux ¾ pour l'histoire littéraire, mais en tant que roman, ce serait à moitié.
Lisa
 
Je ne suis pas venue ici pour souffrir, je ne le lirai pas. J'ai beaucoup aimé d'autres auteurs nigérians (
Adichie par exemple).
Certains éléments sont drôles (les parties du corps), mais en général je me suis ennuyée.
Le style m'a dérangée : c'est limite illisible. Je le ferme complètement.
Jacqueline 
Je ne sais pas ce que je vais en dire. Je l'avais lu il y a très longtemps parce que Marie-Jo (une très ancienne du groupe) l'avait recommandé (je crois, à l'occasion d'une lecture de Mabanckou). Il ne m'en restait aucun souvenir si ce n'est ma difficulté à cette lecture et j'étais contente de cette occasion d'y revenir. J'ai retrouvé la même difficulté et n'ai pas réussi à le finir dans la journée. J'ai eu l'impression de plonger dans une culture étrangère sans recul ni intermédiaire. La première fois j'avais ignoré que Queneau était le traducteur et là, je m'interroge sur son rôle. Difficile pour moi d'accéder à une langue très proche d'un oral africain dans une traduction de l'anglais, que je ne connais pas. J'ai pensé à Kourouma. Lui est francophone et je peux accéder à tout le jeu entre sa langue et disons le français standard, ce qui fait une grande part de mon plaisir de lecture. Je pensais aussi à lui parce que la quête du malafoutier mort me rappelait le voyage/retour d'un autre mort, dans un de ses romans, je crois, Soleils des indépendances. Bref, je marche avec Kourouma et ici non ! J'ai eu du mal à entrer dans cette série de contes même si certains m'ont rappelé
Petits contes nègres pour enfants blancs de Cendrars que j'aime justement pour la surprise de leur étrangeté mais que je n'ai pas lus d'affiler comme l'épopée de l'ivrogne dans la brousse. D'une certaine manière Tutuola m'a conforté dans mon appréciation de Cendrars qui s'était référé à des recueils ethnographiques.
J'ouvre ¼ à cause de toutes mes difficultés à rentrer dans ce livre.

Françoise 
Si on compare avec le livre d'hier, il s'agit aussi de la vie, de la mort, de la nourriture. C'est un conte. J'ai beaucoup moins souffert qu'avec Le puits. Je l'ai lu en entier, mais c'est trop long : la moitié en moins, cela aurait été super. Je ne reviens pas sur la traduction, mais j'ai été choquée par certaines tournures de Queneau ; le pire c'est fouteballe ; en anglais, c'est le bon terme, pourquoi ce choix ! J'y vois une petite touche, peut-être pas de racisme, mais de mépris. La construction en dents de scie, avec des passages horribles et des éclaircies, est faite exprès. C'est beaucoup plus supportable. Je ne sais pas comment l'ouvrir. Je suis beaucoup plus réservée sur la traduction que sur le texte orignal. Ça se lit beaucoup mieux en anglais. Donc ¼ pour la VF et ½ pour la VO.
Annick A 
Ça va être vite fait. Je n'aime pas du tout. C'est la première fois que je n'ai même pas envie de comprendre pourquoi. Rien ne m'a parlé. J'ai détesté J'étais complètement énervée. Je ferme en grand !

Claire
C'est vrai que la psychanalyse n'a aucune prise sur cet univers…


DES INFOS AUTOUR DU LIVRE
Biographie
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L'ivrogne dans la brousse
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Les traducteurs

BIOGRAPHIE du premier écrivain noir publié hors d'Afrique
- Amos Tutuola est né en 1920 dans un village du Nigéria à 90 km au nord de Lagos.
-
Ses parents, Charles Tutuola Odegbami et Esther Aina Odegbami, étaient des cultivateurs de cacao yorubas (groupe ethnique ouest-africain, correspondant à plus de 47 millions de personnes). Sa mère était la troisième épouse de son père. Son grand-père était un chef du clan Odegbami, fidèle traditionnel de la religion yoruba.
- La famille, chrétienne, est très pauvre et on n'envoie le jeune Amos à l'école primaire qu'à l'âge de 10 ans. Au début, un oncle subvient aux frais de son éducation mais, dès 1932, le jeune garçon doit pour payer ses études entrer comme "boy" chez un fonctionnaire qu'il suit à Lagos lorsque celui-ci y est muté. Accablé de tâches domestiques, Amos Tutuola revient dans sa ville natale ; ses parents semblent alors en mesure de lui permettre de fréquenter à nouveau l'école de l'Armée du Salut où il restera en fait sept ans.
- Mais, à la mort de son père, en 1939, Tutuola abandonne définitivement toute étude. Pendant un an, il essaie de cultiver le lopin de terre familial, mais une sécheresse exceptionnelle ruine ses espoirs et il repart à Lagos où il apprend le métier de forgeron. C'est dans cet emploi qu'on le retrouve dans
Royal Air Force. Après la guerre, il essaie, sans y parvenir, de monter une petite forge ou de se faire engager comme apprenti.
- En 1945, il est chômeur à Lagos et ce n'est qu'en 1946 qu'il obtiendra un poste de garçon de course au ministère du Travail. C'est là le début d'une carrière administrative des plus modestes car Tutuola ne va occuper que des emploi très obscurs : en 1967, par exemple, il est nommé magasinier dans les services de la radio nigériane.
- D
ès 1946, le jeune planton du ministère du Travail avait commencé à écrire pour tuer le temps, avec son premier texte, The Palm-Wine Drinkard, mais qui ne sera pas alors publié.
- En 1947, il épouse Victoria Alake, avec qui il aura 8 enfants ; il épousera également 3 autres femmes...
- En 1951, alors qu'il écrivait de courtes histoires ("Je ne peux pas rester assis à ne rien faire toute une journée. C'était juste un jeu. Je n'avais nullement l'intention de les envoyer où que ce soit"), un jour pourtant, il se décide à reprendre une nouvelle qu'il avait écrite en deux jours : après l'avoir révisée et développée pendant trois mois, il l'envoie à l'"United Society for Christian literature" qu'il croit être une maison d'édition et qui est, en fait, une société de diffusion de livres missionnaires. L'erreur est réparée car le manuscrit est finalement transmis à l'éditeur londonien Faber and Faber qui le publie en 1952. Le livre est reçu avec enthousiasme par la critique anglaise et notamment le poète Dylan Thomas (voir son article dans L'Observer ›ici) et est traduit en français, en 1953, par Raymond Queneau : l'auteur étant inconnu alors en France, certains pensèrent que Queneau lui-même se dissimulait sous un pseudonyme...

- Deux ans plus tard, Tutuola, toujours planton à Lagos, récidive en rédigeant en deux jours My Life in the Bush of Ghosts, publié en 1954 (traduit bien plus tard en français en 1988 :
Ma vie dans la brousse des fantômes), bientôt suivi par Simbi and the Satyr of the Dark Jungle en 1955 (Simbi et le satyre de la jungle noire, 1994).
- De 1956 à sa retraite, il travaille pour la Nigerian Broadcasting Compagy tout en continuant à écrire 7 autres livres qui reprendront, sous différentes variantes, le schéma du premier récit. Le succès ne changea rien à la vie de Tutuola mais l'admiration qu'un des professeurs de l'Université d'Ibadan (le professeur Collins) portait à ses premiers ouvrages l'incita à demander son transfert dans la grande ville universitaire pour travailler à l'adaptation scénique, en yoruba, de The Palm-Wine Drinkard dont les représentations au Nigeria et au Ghana furent triomphales. Mais c'est là la seule incursion officielle de Tutuola dans le monde des lettres, car il reste volontairement à l'écart de toute vie publique. Sa timidité fait le désespoir des journalistes qui ont quasiment renoncé à l'interviewer.
-
Notons quand même qu'en 1983 il a participé dans la fameuse Université d'Iowa aux USA à l'International Writing Program : The Iowa Review publia une nouvelle de lui "Tort's Bitter Marriage".

- En 1997, il décède à l'âge de 77 ans (voir nécro dans Le Monde du 17 juin 1997 par Denise Coussy, professeure à l’université du Mans, auteure de Le roman nigérian, éd. Silex, 1988).

ŒUVRES DE TUTUOLA

Ouvrages traduits en français
- publié en anglais en 1952 : L'Ivrogne dans la brousse, trad. Raymond Queneau, Gallimard, 1953, 1990, 2000, 2006
- 1954 : Ma vie dans la brousse des fantômes, trad. Michèle Laforest, Belfond, 1988, puis 10-18, 1993 (voir l'article du Monde à son sujet)
- 1955 : Simbi et le satyre de la jungle noire, trad. Marie-Claude Peugeot, Belfond, 1994
- 1962 : La femme plume, trad. Michèle Laforest, éd. Dapper, 2000.

D'autres livres non traduits
- The Brave African Huntress (1958)
- Ajaiyi and his Inherited Poverty (1967)
- The Witch-Herbalist of the Remote Town (1981)
- The Wild Hunter in the Bush of the Ghosts (1982)
- Yoruba Folktales (1986)
- Pauper, Brawler and Slanderer (1987)
- The Village Witch Doctor and Other Stories (1990)

L'IVROGNE DANS LA BROUSSE

Première page du manuscrit
L'original de The Palm-Wine Drinkard fait partie de la collection Amos Tutuola, 1940-1997, conservée par le Harry Ransom Humanities Research Center de l' Université du Texas à Austin.


Critiques sévères
Bien que le livre ait été salué en Angleterre et aux États-Unis, il a fait l'objet de critiques sévères dans le Nigeria natal de Tutuola, du fait de son utilisation de l'anglais :

"Généralement, les Nigérians cultivés détestent. Pour eux, Tutuola est une caricature, un histrion, celui dont les Blancs vont à bon compte exalter le charme primitif, l'exotisme, la maladresse puérile, le pittoresque de bon sauvage. Vendredi s'est mis à l'écriture : ils se sentent humiliés." (Michèle Dussutour-Hammer, Amos Tutuola, Présence Africaine, 1976).

Ceux qui vinrent après lui au Nigéria, écrivirent en anglais "standard" : Chinua Achebe (1930-2013), Wole Soyinka (né en 1934, prix Nobel en 1986). Ces critiques sont atténuées, 70 ans plus tard.

Au théâtre
En 2002, L'Ivrogne dans la brousse, est adapté et mis en scène par Philippe Adrien, au Théâtre de la Tempête, à la Cartoucherie de Vincennes (voir le programme et la critique d'Armelle Héliot dans le Figaro).

Rap
Kool AD, l'un des rappeurs de Das Racist, un groupe de hip-hop américain, a sorti un titre, Le Palm Wine Drinkard en 2012 : on peut écouter ici.

Quel écrivain cite L'Ivrogne dans la brousse parmi ses livres préférés ?
Dans un supplément de Télérama, "100 écrivains français dévoilent leurs 10 livres préférés" (18 mars 2009), Alain Mabanckou cite ces 10 livres :
- Le Livre de ma mère d'Albert Cohen
- Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire
- Le Vieil Homme et la mer d'Ernest Hemingway
- L'Ivrogne dans la brousse d'Amos Tutuola
- Le Tunnel d'Ernesto Sabato
- Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline
- Les Contemplations de Victor Hugo
- La Musique de Yukio Mishima
- Le Désert des Tartares de Dino Buzzati
- L'Automne du patriarche de Gabriel García Márquez.

Et qu'en pense la reine ?...
The Palm-Wine Drinkard
a été inclus sur la liste "Big Jubilee Read" de 70 livres sélectionnés par un panel d'experts, et annoncés par la BBC et The Reading Agency en avril 2022, pour célébrer le jubilé de platine de la reine Elizabeth II en juin 2022.

QUELQUES ARTICLES

- "Blithe Spirits", Dylan Thomas, The Observer, 6 juillet 1952 (en anglais : article du célèbre poète à la sortie du livre) .
- "À la rencontre d'Amos Tutuola", Libération, Gérard Meudal, 17 mars 1988.
- "Politiques de la vie et violence spéculaire dans la fiction d’Amos Tutuola", Achille Mbembe, Cahiers d’études africaines, 2003 : longue étude approfondie.
- Une traduction postcoloniale d’Amos Tutuola ? Dominique Chancé, Études littéraires africaines, n° 34, 2012.

LES TRADUCTEURS

Les œuvres de Tutuola ont été traduites en 11 langues, dont le français, l'allemand, le russe et le polonais. Certains traducteurs, notamment Raymond Queneau et Ernestyna Skurjat (polonais), ont délibérément ajusté la grammaire et la syntaxe des traductions, pour refléter la langue parfois atypique de la prose originale de Tutuola.
Queneau est le premier traducteur de Tutuola. Michèle Laforest traduira les autres livres.

Raymond Queneau (1903-1976) a eu une riche vie littéraire : écrivain, journaliste, éditeur, poète, parolier, adhérant à la Société mathématique de France, fondateur de l'Oulipo, satrape du Collège de Pataphysique. Il fut aussi traducteur pour Gallimard de :
- Vingt ans de jeunesse de Maurice O'Sullivan, 1936
- Impossible ici de Sinclair Lewis, 1937
- Peter Ibbetson de George du Maurier, 1946
- L'ivrogne dans la brousse
d'Amos Tutuola, 1953
- Certains l'aiment chaud (Some Like it Hot), film de Billy Wilder, 1959 pour lequel Raymond Queneau fait l'adaptation française des dialogues.

C'est au cours d’un voyage en Grèce en 1932 qu'il prend conscience du "danger" de laisser la langue littéraire s’éloigner de la langue parlée ; les rapprocher deviendra un projet littéraire. Dans cet esprit, il jettera les bases d'un néo-français caractérisé par une syntaxe et un vocabulaire typiques du langage parlé et par une orthographe plus ou moins phonétique. Dans les dernières années de sa vie, il reconnaîtra l’échec de ce projet.

Venons-en à la traduction par Raymond Queneau du livre d'Amos Tutuola : sans titre et uniquement dans la première édition de 1953, une note du traducteur (sans son nom) ouvre le livre :

Lorsqu'il écrivit ce récit, Amos Tutuola était planton à Lagos (Nigeria alors britannique). Depuis 1957, il est magasinier à la Radio nigériane d'Ibadan. C'est un Yoruba. Il a écrit directement en anglais The Palm-Wine Drinkard and his dead Patm-Wine Tapster in the Deads' Town. Un palm-wine tapster est un "tireur de vin de palme". J'ai traduit cette expression par "malafoutier", bien que ce mot soit employé au Congo et non en Afrique occidentale. "Gris-gris" est pour juju et "féticheur" pour juju-man. La traduction présentait quelques problèmes particuliers. L'auteur, par exemple, utilise les conjonctions de la langue anglaise (notamment but et or) d'une façon inhabituelle qui m'a donné bien du souci. D'autre part, j'ai dû résister à la tentation de rationaliser un récit dont les "inconséquences" et les "contradictions" se glissent parfois dans la structure même des phrases.
Je remercie mon ami Michel Leiris ainsi que MM. Georges Balandier et John Harris (bibliothécaire de l'Université d'Ibadan) pour l'aide qu'ils ont bien voulu m'apporter et les renseignements qu'ils ont bien voulu me donner. Je remercie enfin M. Jean Rosenthal de m'avoir révélé ce livre.

Jean Rosenthal, ami de Queneau, était un traducteur particulièrement prolifique, auteur nombreuses traductions pour Gallimard, incluant aussi bien la science-fiction (Isaac Asimov, Fredric Brown) que Ken Follett, et des écrivains de la collection blanche marquants (Henry Miller, Dos Passos, Steinbeck, Romain Gary, Desmond Morris, Philip Roth...), sans parler de 40 titres pour la Série Noire entre 1950 and 1967 : John le Carré et Patricia Highsmith ne lui échappèrent pas... Michel Lécureur, auteur d'une biographie de référence sur Queneau, suggère que le “goût de Queneau pour la poésie le porta tout naturellement à traduire une œuvre curieuse, mystérieuse et envoûtante”.

Le MANUSCRIT autographe et TAPUSCRIT corrigé de Queneau a été mis en vente : en voici la présentation :

L’Ivrogne dans la brousse, 1952-1953 ; 188 pages petit in-4 sur 7 cahiers d’écolier, et 119 pages in-4 dactylographiées.
Le manuscrit est écrit au recto des feuillets
de sept cahiers d’écolier, le premier plus grand à couverture bleue à la marque Computisteria (27 x 21,7 cm) et à petits carreaux comptant 20 pages, les six autres à grands carreaux (22 x 17 cm) de 24 pages chacun sauf le dernier (18 pages), à couverture bleue (sauf le cahier n° 4 à couverture jaune). Queneau a numéroté les cahiers de 1 à 7 et noté dans le coin supérieur droit le nom de l’auteur "Amos Tutuola" ; toutes les pages sont chiffrées de 1 à 188 ; la dernière page porte le mot "Fin" ainsi que cette annotation : "1ère version – 24.10.52 / 2ème version – 8.11.52". À la fin du 1er cahier, un feuillet porte la traduction littérale du titre original : "L’Ivrogne buveur de vin de palme et son défunt tireur de vin de palme dans la ville-des-morts".
Le manuscrit est abondamment raturé et corrigé : on relève plus de mille corrections, dont des phrases biffées et de nombreuses modifications, reprises et ajouts.

Michèle Laforest (pseudonyme de Michèle Dussutour-Hammer), agrégée, a dirigé la section de Littérature Générale et Africaine de l'Université du Bénin (à Lomé, au Togo). Elle a ensuite enseigné à la Sorbonne Nouvelle (Paris III) à l'UER des pays anglophones en Littérature générale et comparée, et notamment sur les rapports entre la littérature écrite et la tradition orale africaine.
Elle a traduit trois livres de Tutuola : Ma vie dans la brousse des fantômes en 1988, Simbi et le satyre de la jungle noire en 1994, La femme plume en 2000.
Michèle Laforest a également adapté l'un de ses romans pour le théâtre et écrit une pièce originale à partir de l'œuvre de Tutuola : Le Fabuleux voyage au pays de la Femme Plume, mise en scène par Guy Lenoir au Festival de Blaye en 1992. Elle a de plus écrit deux livres sur Tutuola :
- Amos Tutuola : tradition orale et écriture de conte, Michèle Dussutour-Hammer, Présence Africaine, 1976.
- Tutuola, mon bon maître : récit, Michèle Laforest, éd. Confluences, Bordeaux, 2007, précédé de Tutuola, Laforest, Lenoir… par Alain Ricard, et suivi de À travers la vallée de la perte et du gain, ou Comment traduire Tutuola" de Michèle Laforêt. Voir la présentation de ce livre ›ici.

Comparaison entre les deux démarches de traduction grâce à de larges citations de "Une traduction postcoloniale d’Amos Tutuola ?" Dominique Chancé, Études littéraires africaines, n° 34, 2012

Lorsque Raymond Queneau traduisit Amos Tutuola, en 1953, sa démarche n’était sans doute pas essentiellement politique et son geste ne peut être qualifié, dans notre langage actuel, de postcolonial que dans le sens où ce terme englobe tout ce qui résulte du fait colonial puisque le Nigeria, alors sous protectorat britannique, ne devint indépendant qu’en 1960. Il faisait toutefois découvrir au public français, auprès des auteurs de la prestigieuse maison Gallimard, un auteur qui publiait l’un des premiers romans nigérians, dans une langue et une position qui n’étaient pas dominantes : un anglais que le poète Dylan Thomas, admiratif, caractérisait comme "young English", une situation que la quatrième de couverture désignait comme particulièrement modeste. On s’est beaucoup intéressé depuis à la langue bizarre de Tutuola, à ses fautes de grammaire, à son niveau d’anglais. Certains, à l’instar de Denise Coussy, y ont vu l’expression de la diglossie postcoloniale, et une hybridité créative qui a pu être rapprochée des pratiques antillaises et des effets de la "créolisation".

Michèle Laforest, reprenant quelques décennies plus tard la traduction d’un corpus encore largement inédit en français, se situe dans un contexte et une perspective sensiblement différents. L’utopie du néofrançais qui animait Queneau n’est plus vraiment de saison et le Nigeria est devenu un grand pays indépendant. Les deux traducteurs peuvent être situés, par conséquent, à deux moments du postcolonial et je me propose d’examiner les partis pris et les effets de leur traduction.

Si Michèle Laforest rend hommage à son illustre prédécesseur, Raymond Queneau, sa position de traduction n’est pas tout à fait la même. Queneau était très intéressé par la langue de Tutuola. En effet, il cherchait à créer un "néofrançais" fortement influencé par l’oral et les usages contemporains, prétendument fautifs. On peut imaginer que la langue de Tutuola fut une belle rencontre : si elle révolutionnait l’anglais, sa traduction pouvait également enrichir le français de pratiques déviantes*. C’est pourquoi sa traduction est la plus littérale possible. Cette sorte de naïveté textuelle sert son projet ; le traducteur préserve soigneusement l’étrangeté du texte, de sorte que la stupéfaction et le comique viennent autant de la langue elle-même que des situations ou des personnages.

Le choix de Michèle Laforest est différent : elle ne s’embarrasse pas de fidélité à un écart syntaxique ou lexical. En fait, les deux traducteurs n’ont pas la même idée de l’oralité et de la création littéraire ; Queneau voit dans l’oralité une transgression créative des normes littéraires tandis que Michèle Laforest se réfère à l’oralité vivante du conteur comme à une autre norme. Queneau tente de créer une langue écrite nouvelle, redynamisée par l’oral, et sa traduction lisse les différents niveaux et registres, créant un flux continu, dans un style uniforme. Michèle Laforest, qui tente de faire entendre une oralité de conteur au sein de textes écrits, ménage des changements de rythme et de tonalité.

Chez Dylan Thomas ou Raymond Queneau, une même conception préside à un étonnement et à une admiration : la langue de Tutuola est appréciée par ces créateurs de langue littéraire dans sa dimension transgressive. Après eux, ce qui réjouit les lecteurs, c’est que Tutuola (comme Kourouma, Chamoiseau, etc.) écrive une langue déviante par rapport à la langue dominante. Cela devient un acte littéraire et politique, une insolence en situation postcoloniale. Chamoiseau "chamoisise" la langue française, Kourouma "malinkise", Tutuola "tutuolise" et les amateurs se délectent à la fois des inventions littéraires et poétiques produites ainsi.

*Raymond Queneau traduit une langue qui est neuve, ce "young English", comme le serait le français tel qu’il le rêve, ce néofrançais enrichi, à l’instar de la langue de Tutuola, de toutes les erreurs, fautes de grammaire et de syntaxe par lesquelles se manifeste une naissance, celle du français issu du latin, celle du néofrançais vis-à-vis du français académique : "Il y a peu de fautes stériles. […] Le français ne part-il pas de telles bévues ?" (Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1965, p. 69).


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