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Pères et fils
, trad. du russe Françoise Flamant, Folio classique, 320 p.

Quatrième de couverture : La Russie au lendemain de l’abolition du servage. Les pères : bienveillants, un peu fatigués, sceptiques, mais convaincus qu’une bonne dose de libéralisme à l’anglaise résoudra les problèmes d’un pays encore médiéval. Les fils : sombres, amers, désespérés avant l’âge, haïssant toute idée de réforme, ne croyant qu’à la négation, au "déblaiement", à la destruction de l’ordre.
"Je vois, dit l’un des pères à l’un des fils, vous avez décidé de ne rien entreprendre de sérieux.
– De ne rien entreprendre, en effet, répéta Bazarov.
– Et de vous borner à insulter.
– Exact.
– Et cela s’appelle le nihilisme!
– Cela s’appelle le nihilisme", répéta Bazarov.

Hamlet prérévolutionnaire, Bazarov ira au-devant d’une mort absurde, sa postérité hésitant entre les "démons" de Dostoïevski et les bolcheviks de 1917.


Cette traduction a été auparavant publiée dans Romans et nouvelles complets, Pléiade, tome II, 1982.


van TOURGUÉNIEV(1818-1883)
Pères et fils (publication en 1862, traduction française en 1863)
Nous avons lu ce livre pour le 10 janvier 2025.
Nous avions lu Premier amour en 1992.


En bas de page, doc autour du livre
: Voix au chapitre et le roman russe Le roman Père et fils : se plonger dans le roman, le situer parmi les œuvres de Tourguéniev, le nihilisme, le dédicataire du roman, les traductions, l'avis de Nabokov... Quelle vie romanesque ! Radio, vidéo, parcours détaillé Lire d'autres livres de Tourguéniev ? •Les collègues français de Tourguéniev

Nos 12 cotes d'amour
Annick L Jérémy
Brigitte Catherine ClaireDanièleFanny Jacqueline Monique L Renée
entre
et
Sabine
Clarisse

Sabine entre et(avis transmis de Nîmes)
Je suis heureuse d'avoir enfin découvert cet auteur russe, qui fut le second "père spirituel" de Maupassant après Flaubert. Il y a de vraies similitudes entre les deux univers romanesques avec l'introspection des cœurs dans des univers domestiques pas forcément prestigieux, la question de l'honneur et les duels qui s'ensuivent, la mort "stupide" de Bazarov, la place et le rôle des femmes ; mais je pense que Maupassant était moins cruel que Tourguéniev sur ce sujet. L'épisode de la femme battue est assez savoureux : "Tu la bats ? - Ma femme ? C'est selon. Seulement en cas de besoin" (p. 167). On sent une forme de violence inhérente à la littérature russe. J'ai apprécié les couples qui se forment et se défont (pères/fils, hommes/femmes, bourgeois/paysans).
Le personnage de Bozarov est effectivement intéressant par sa posture rigide qui se délite peu à peu, et laisse aussi entendre une révolution qui va quelques décennies plus tard fracturer la Russie.
J'ouvre aux deux-tiers.
Je terminerai en nous interrogeant sur la question suivante : pensez-vous que la lecture d'une littérature vieille de plus de 150 ans peut éclairer la Russie actuelle, dans ses dérives violentes et autoritaires (avec un Poutine qui surfe sur la nostalgie de la grande Russie) ?

Annick L
(avis transmis de Bretagne)
J'ai beaucoup aimé ce roman et j'ai eu grand plaisir à le lire.
L'évocation de la société rurale en Russie, dans les années 1860, est très soignée, y compris dans les détails du quotidien, les portraits croisés des deux jeunes gens, Arcade et Bazarov, ainsi que de leurs parents, mettent en scène le décalage des générations, souvent avec humour mais sans partis-pris pour les uns ou les autres. Au-delà des deux familles, la galerie de personnages accorde une place importante à Anne Serguéïevna, cette femme émancipée qui fait tout pour continuer à maîtriser le cours de son existence, une figure qui incarne la modernité. Plus quelques échappées en ville, qui ridiculisent la vanité des relations mondaines.
Ce roman, assez contemplatif par moments, a un ancrage terrien assumé et on peut lire quelques belles pages sur la beauté de la nature, au fil des saisons qui rythment les chapitres. Mais il est porté par un rythme soutenu de bout en bout, traduisant l'agitation des deux jeunes gens qui vont et viennent d'un lieu à l'autre. Du coup on ne s'ennuie jamais et la place importante accordée aux dialogues donne au lecteur l'impression d'une proximité avec leurs états d'âme, leurs interrogations, leurs contradictions, malgré l'énorme distance historique et géographique qui nous sépare des protagonistes.
J'ai également trouvé passionnante cette incursion dans la lointaine Russie impériale, à une période de bouleversement de la société, précurseur de la suite. Les débats sont riches, que ce soit sur l'abolition du servage dans les propriétés terriennes, ou sur l'évolution des idées et des références scientifiques et politiques, importées d'autres pays. Sans oublier évidemment ce qu'incarne Bazarov, Le Nihiliste. Un prototype qu'on retrouvera chez Dostoïevski. Un personnage complexe, psycho-rigide et arrogant, qui semble finalement se retrouver dans une impasse mortifère.
Quant au thème général qui sous-tend cette œuvre, Pères et fils, il me semble avoir conservé une portée universelle.
J'ouvre en grand.
Fanny
J'ai trouvé le début un peu austère et il m'a fallu bien 50 pages pour entrer dans le livre, pas si simple. Après Sans famille, c'était pas le même trip !
Et avec ces personnages qui ont plusieurs noms, il faut s'accrocher.
Mais j'ai assez rapidement été prise au jeu. Bazarov est complètement insupportable, ce qui n'empêche pas de se laisser porter par les allers-retours et il y a assez peu de temps morts.
C'est un vrai plaisir de lecture que je me suis laissé surprendre à avoir.
Juste un petit essoufflement quand ils vont à nouveau chez les dames.
Le style littéraire m'a paru passéiste, ce langage soutenu auquel on n'est plus habitué, mais c'est agréable cette beauté du style.
Je ne m'attendais pas à l'agonie, c'est un peu grandiloquent, cette mise en scène, ce romantisme exacerbé. Mais c'est touchant et ça n'a pas terni mon plaisir de lecture.
Pour ce qui est des relations des fils avec les pères, finalement l'un se marie et l'autre soigne, tout comme les pères. Ils les rattrapent
J'ouvre aux ¾.
Clarisse
J'avais lu Premier amour sur recommandation de ma mère et effectivement je pensais à Tourguéniev plutôt comme un auteur de courtes histoires.
En fait il a influencé Tolstoï et Dostoïevski.
Je ne sais pas qu'en penser parce que je l'ai fini dans l'ascenseur.
J'ai été très touchée par l'amour des parents de Bazarov pour Bazarov justement. Et leur relation, le soutien qu'ils se procurent à l'un et l'autre face au deuil.
Le livre est une réflexion sur les types d'amour, l'amitié éclipsée par l'amour et enfin l'amour parental.
Et par les conflits entre générations, j'ai trouvé très juste que Paul et Nicolas disent justement qu'eux aussi pensaient que leurs propres parents étaient dépassés.
Je trouve ça marrant la façon dont ils restent tous chez les uns et les autres. Je me permettrais pas de faire ça personnellement.
J'ai trouvé effectivement les personnages féminins très modernes.
Et cocasse que Bazarov demande son amoureuse le jour de sa mort alors qu'il se refusait d'être un romantique.
Il est peut-être un peu cliché que les jeunes gens s'aiment tandis que les personnes entre deux âges (pour l'époque) pensent et agissent par intérêt.
J'ai traîné à la lecture, alors j'ouvre à moitié.
Danièle

L'entrée dans ce roman fut également très difficile pour moi. Je le trouvais daté et peu engageant. Puis, malgré moi et ma mauvaise humeur qui subsistait, donc sans en être vraiment consciente, je m'attachais aux personnages au fil des chapitres : à Bazarov et sa personnalité complexe, nihiliste, mais s'intéressant à tout, actif et s'engageant finalement auprès des malades qu'on lui présente. À Arcade, personnage qui paraît être au second plan, mais qui fait le lien entre Bazarov et la société aristocratique ; il reconnaît les qualités intellectuelles de Bazarov et le soutient inconditionnellement, représentant ainsi les jeunes progressistes de l'époque. À Madame Odintsov, personnage énigmatique, qui a une certaine classe, mais semble malgré tout prisonnière de son rang.
Plusieurs scènes m'ont fait complètement changer d'avis sur le roman. La scène des retrouvailles entre les parents de Bazarov et Arcade est très touchante, ainsi que la fin, au moment où ils constatent que leur fils les a "rejetés", mais sans que leur amour pour ce fils en soit affecté.
La scène du duel, pleine d'humour et de distanciation, est extra. Respecter avec élégance et détachement les règles alors que la mort est en jeu !
Un univers à la lisière d'une nouvelle ère se dessine à partir de l'histoire de ces personnages. Les paysans s'émancipent, mais ne jouent pas vraiment le jeu, refusant de payer leurs redevances, les artistocrates sont progressistes et renoncent à certains de leurs privilèges. Ce point de vue historique fait partie aussi des grands intérêts de ce roman.
J'ouvre finalement aux
¾.
Monique L(qui n'était pas satisfaite des pirojkis qu'elle avait concoctés et nous sommes obligés de programmer un autre Russe pour qu'elle refasse avec succès d'autres pirojkis : ce sera pour Lermontov le mois prochain)
Ce roman traite principalement du conflit de générations et d'une difficile transmission de père à fils. Cette histoire du face-à-face de deux générations reste singulièrement actuelle et j'ai trouvé cela intéressant. Le cadre est certes différent, avec en toile de fond la condition sociale des propriétaires et des paysans, mais cela ne modifie en rien l'étude de ce conflit. Et j'aime cette atmosphère russe que j'avais appréciée dans d'autres récits qui mettent en scène des personnages complexes et des thèmes universels comme La Cerisaie.
Le radicalisme des jeunes et le libéralisme des parents est à la fois représentatif de la Russie du XIXe siècle et incontestablement contemporain. Les conceptions des pères et des fils sont différentes, mais c'est ainsi que la société évolue d'une génération à l'autre.
Tourguéniev étudie avec beaucoup de finesse l'évolution des principaux personnages, leur ambiguïté et leurs divergences. J'ai aimé la confrontation de leurs idées.
Les pères sont émouvants et pleins d'affection pour leurs fils, même s'ils ont conscience d'être dépassés par des raisonnements ou de nouvelles idées qui se font jour. Tourguéniev nous fait percevoir que ces fils, qui auraient tendance à rejeter l'affection de leurs pères et les taxer de sentimentalisme ou de sensiblerie, sont très attachés à ces mêmes pères. La nouvelle génération remet tout en question et souhaite déconstruire ce qui est en place afin de repartir sur des bases "saines" et ne fournit aucun élément sur ce qui remplacera l'existant : tout ça n'est pas nouveau.
Eugène prône un très vague matérialisme scientifique, tout en se méfiant de la science.
Arcade, en se détachant de l'emprise de Bazarov, va clairement s'inscrire dans la lignée de son père. Lui et son père s'aiment, mais aucun ne peut véritablement comprendre l'autre. Cela donne des pages très touchantes.
Même si le thème principal est ce conflit inter-générationnel, beaucoup d'autres thèmes sont évoqués : l'amitié, la jeunesse, son insouciance et ses idées de rupture, l'amour, le sens de la vie : faut-il mener sa vie comme les générations passées l'ont toujours fait ou s'émanciper de leur schéma ? Qu'est-ce qui rend le plus heureux : est-ce l'amour ? la famille ? la fortune ? les idéaux ?
Ce roman traite aussi de l'amour, et souvent de l'amour non réciproque. Il décrit la complexité des liens amoureux, l'amour impossible, l'amour caché. Bazarov, le nihiliste, le détaché de tout, le scientifique, va tomber amoureux d'une noble qui ne le lui rend pas. Il va se trouver confronté à ce qu'il abhorre le plus : le romantisme. Il lui faudra attendre son agonie pour avouer à une femme qu'il aimait, mais trop tard.
Ce que j'ai aimé dans ce roman, c'est l'atmosphère générale qui m'évoque d'autres livres ou pièces de théâtre russe. Je ne sais pas expliquer pourquoi j'aime. Tourguéniev nous décrit une Russie où le servage est encore bien ancré mais où l'on s'aperçoit que les lignes commencent à bouger. L'auteur montre les difficultés liées à l'abolition du servage, insuffisant à régler les conflits entre propriétaires et paysans.
Les personnages sont bien décrits. J'ai eu du mal avec leurs différents noms. Bazarov est à la fois impétueux, fier et cultivé ; il inquiète autant qu'il attire. J'ai bien aimé le personnage anachronique de Paul, dandy romantique.
Enfin, dans ce roman des pères, on peut regretter la quasi- absence des mères, reléguées en arrière-plan.
S'ajoutent à cela des descriptions d'une nature grandiose. Le tout est servi par une plume agréable et fluide.
J'ouvre aux ¾.
Brigitte
(à l'écran)
J'avais lu Récits d'un chasseur
et, avec le groupe, Premier amour.
Dans Pères et fils, j'ai retrouvé la façon magistrale qu'a Tourguéniev de parler de la nature que j'avais déjà ressentie dans Récits d'un chasseur. Pères et fils se passe en été et on y retrouve toutes les sensations de l'été : la fraîcheur du petit matin, la lumière et la transparence de l'air qui évolue au cours de la journée, les multiples chants des oiseaux, les colonnes d'insectes, les arbres, les feuillages, les fleurs, toutes les couleurs… Ce ne sont pas des descriptions, mais des sensations. J'aimerais lire un de ses livres qui se passerait en hiver !!
J'ai beaucoup aimé les personnages secondaires que sont les parents, surtout la mère de Bazarov, et son adoration totale pour son fils.
Bazarov, le personnage principal, quoique antipathique, est intéressant. C'est le symbole de cette époque de transition qui va basculer dans la révolution.
Je retiens essentiellement le court passage où Bazarov parle avec des paysans, qu'il croit comprendre, suivi d'un autre court passage où ces paysans reprennent entre eux les dires de Bazarov et le lecteur constate qu'il n'a pas saisi leurs préoccupations ! (Folio p. 264-265). Peut-être les pères comprennent-ils mieux les paysans que Bazarov.
Il fustige l'Amour, c'est romantique, donc condamnable, et tombe follement amoureux ! Nous le voyons aussi se battre en duel ! Toute sa vie est pleine de contradictions.
C'est un beau projet d'essayer de décrypter les prémisses d'une révolution et d'analyser finement une société en train d'évoluer. J'ouvre aux ¾.
Jacqueline

J'ai trouvé ce livre très intéressant.
Les histoires de rapports père/fils, de rapports intergénérationnels dans un monde en changement, ce n'est pas nouveau… Les livres en parlent, du Neveu de Rameau à La crise de la culture" et le cinéma, aussi, comme récemment Testament de Denys Arcand (pour n'en citer qu'un… ). La vie courante ne manque pas de situations de ce genre qui posent question.
Bazarov m'est apparu un peu comme un adolescent attardé et le roman pourrait être un roman de formation…
En même temps, le roman est un portrait fin, attachant quoiqu'un peu détaché, d'une Russie qui se cherche, à un moment précis, entre passé du servage et un futur qui nous est maintenant connu, mais qui peut interroger.
J'ai aimé l'écriture à l'ancienne où l'écrivain a des modèles dans le réel ; où il décrit bien, avec concision, nature et personnages ; où les dialogues sont justes ; un roman social où, succinctement, il donne les antécédents des personnages et l'évolution des familles sur deux générations : par exemple les enfants éduqués d'un général illettré propriétaire dont l'un aura un fils qui fait des études d'ingénieur… J'ai été également intéressée par la position du médecin dans la Russie de l'époque : le père de Bazarov m'est apparu comme une espèce de barbier marié à une femme très simple avec des convictions de paysanne. Leur fils, lui, en tout cas, a fait des études de médecine et prône les sciences et la rationalité… Je pensais aussi à Tchekhov, médecin certainement différent. Mais également à la manière dont, dans La Cerisaie, il décrit la ruine d'une propriétaire aristocrate, cosmopolite, et la fortune d'un fils de serfs pour lequel un metteur en scène évoquait l'esclavage.
Il se trouve que, parallèlement, je lisais autre chose, non sans rapport quant aux thèmes me semble-t-il,
Les Thibault, que j'avais commencé auparavant. Peut-être cela m'a-t-il empêché d'approfondir… J'ouvre aux ¾.

Claire
Souvent quand c'est mon tour je dis que je suis d'accord avec tout le monde, le contraire de ce que dit Bazarov : "Je ne partage les opinions de personne : j'ai les miennes"...
Je me suis dépêchée d'écrire le nom des personnages pour me repérer, me méfiant des diminutifs et différentes dénominations du même personnage dans les romans russes qui en font des casse-têtes.
J'ai aimé faire du tourisme, avec le nom des voitures (tarantass, troïka, drojki, télègue, calèche), les aspects historiques (l'évolution du statut des terres et du servage), le statut de candidat des étudiants, le propriétaire qui fait office de médecin pour ses âmes, l'ambiance aristocrate où on arrive même sans prévenir et on est hébergé.
La réjouissante place du français, voire du "parler franco-grand-russien" (sic), et de la culture française me laisse espérer qu'un jour j'aie le courage de lire Quand l'Europe parlait français de Marc Fumaroli (640 p. !). J'ai frétillé quand sont cités George Sand, Guizot, Michelet, Condillac, Proudhon, Rousseau et même, pas chauvine, l'Anglaise Ann Radcliffe.
J'ai apprécié la complicité avec le lecteur, dès la première page quand le père attend son fils :

› "Présentons-le au lecteur, tandis qu'il attend"
"nous le savons déjà"
leurs visages "avaient changé depuis la dernière fois que nous les avons vus" et plus loin à nouveau
"Eux-mêmes ne le savaient pas, et l'auteur le sait encore moins."
"cette sensation de silence absolu que nous connaissons tous, j'en suis sûr"
"nos amis"
et quatre pages avant la fin : "Cela pourrait être la fin, n'est-il pas vrai ? Mais peut-être tel ou tel de nos lecteurs souhaite-t-il être informé de ce que fait maintenant, en ce moment précis, chacun des personnages de notre histoire ? Nous sommes prêt à lui donner satisfaction."

J'aime ce positionnement de l'auteur, bien tenu, ne jouant pas sur tous les tableaux, malicieux, à quoi s'ajoute l'humour, qui est une autre forme de complicité :

"nos capitales de province brûlent, on le sait, une fois tous les cinq ans"
"Elle maigrit à cause de l'angoisse continuelle où elle vivait et, comme de juste, n'en devint que plus charmante"
"Tout se taisait, seuls des coqs, là-bas dans le village, se provoquaient à grands cris, inspirant à tous ceux qui les entendaient un curieux sentiment de torpeur et d'ennui" (humour insolite...)
Même le nihilisme, qui pourrait être pris au sérieux, est ainsi expliqué par Bazarov : "si je professe des opinions négatrices, c'est en vertu d'une sensation. J'aime nier, mon cerveau est ainsi fait, voilà tout !"

J'ai applaudi aux listes dingues pour faire des portraits :

la mère d'Eugène, très pieuse : "elle croyait à tous les présages, prédictions, formules magiques, songes prémonitoires possibles et imaginables ; elle croyait aux fous-en-Christ, aux génies du foyer, aux sylvains, aux rencontres porte-malheur, au mauvais œil, aux remèdes de bonne femme, au sel du jeudi-saint, à la fin du monde prochaine" et suit une page entière - j'adore.

Pour le père c'est pas triste non plus pour décrire sa situation : "les chevaux tombaient malades pour un oui pour un non ; les harnais s'usaient avec une rapidité effrayante ; les travaux se faisaient dans l'incurie ; une batteuse commandée à Moscou se révéla inutilisable en raison de son poids" et ça se poursuit sur une page.

Quand arrive p. 156 la scène du trouble de Bazarov en présence d'Anne, je me suis dit : enfin des émotions ! La midinette qui sommeille s'est réveillée.
L'accroche est venue pour moi aussi du fort caractère, voire du non-conformisme des personnages : outre Bazarov, Anne ("ses doutes ne s'apaisaient jamais jusqu'à se faire oublier, et ne grandissaient jamais jusqu'à l'inquiéter"), Paul le dandy perdu à la campagne, et aussi, au passage, Mme Koukchine, féministe, qui traite George Sand de "dépassée"...
Il y a, pour varier les plaisirs, des "scènes", le duel étant la plus magistrale.
Mais je me suis un peu demandé de koiksa causait, ce roman : le titre ne me semble pas résonner, ce n'est pas sur la transmission ou la rébellion. De quoi parle de ce livre ? On a bien sûr l'évolution de vies dans le contexte social et historique, mais je ne vois pas la résonance du titre. Et quand on le lit aujourd'hui, c'est difficile d'imaginer qu'il a fait scandale : ??? J'avais envie d'ouvrir aux deux tiers comme Sabine, mais prête à bouger...
La préface m'a déçue, étouffante, s'adressant plus à des spécialistes qu'à des lecteurs lambdas, divulgâchant l'intrigue, n'éclairant pas tant que ça la question des nihilistes dont on n'est pas censé connaître l'histoire. La chronologie est intéressante, mais en caractères microscopiques. Par contre, les notes sont vraiment réussies, valant le détour, c'est-à-dire ce va-et-vient infernal avec la fin du livre.
J'ai relu Premier amour, qui m'a vraiment beaucoup plu, c'est étrange, jouissivement malsain.
J'ai adoré tout ce que j'ai appris sur et autour de Tourguéniev et je n'arrive pas à ne pas modifier mon avis à cause de ça en 
¾.
Renée(venue de Narbonne)
Je vois autrement ce titre : la relation familiale certes entre les fils et leurs pères, mais aussi celle entre les paysans et les maîtres : "c'est vous qu'êtes nos pères. Et tant plus le maître est exigeant, tant plus il est aimé du paysan", dit un paysan à Bazanov.

Claire
J'avais pas du tout tilté : c'est très juste et ça éclaire et enrichit le titre.

Renée
Il y a l'amour inconditionnel des parents pour les enfants, mais ce qui m'a intéressée c'est l'aspect historique, l'incommunicabilité entre les paysans et le reste de la société, paysans qui ne veulent pas payer la redevance, qui ne veulent pas travailler, qui finalement préféraient rester des serfs. On le voit bien dans le dialogue de Bazarov avec les paysans : il n'a rien compris ! Ils n'ont pas conquis la liberté, ce sont les maîtres qui la leur ont donnée. Bazarov voudrait que les paysans prennent leur destin en main. Mais ça ne les intéresse pas. Ils ont peur du changement.
C'est étonnant que ce soient ces aristocrates qui voyagent qui aient introduit en Russie ces idées progressistes.
J'ouvre aux ¾, j'ai beaucoup aimé, j'ai pris beaucoup de plaisir.
Catherine

Je n'avais jamais lu de romans de Tourguéniev et j'avais envie de lire Pères et fils après avoir vu une adaptation au théâtre de Platonov où on retrouve le thème de la faillite des pères et où le livre de Tourguéniev est évoqué.
J'aime moi aussi beaucoup les romans russes. Ici, on s'y croirait, les parents de Bazarov, on les voit ! J'aime les paysages et le vocabulaire : télégue, tarantass, staroste, touloupe...
Le contexte historique, social et politique, est intéressant, c'est un moment de bascule de la Russie, on passe d'un univers de servage à un système de redevance compliqué à mettre en place. Les idées libérales ont circulé et les générations s'opposent, pères contre fils. J'ai été intéressée par les débats d'idées très présents, surtout dans la première moitié du roman, par la situation des paysans aussi, qui ne sont plus serfs, mais n'ont pas été préparés à la liberté et l'autonomie. La communication est difficile avec eux, pas seulement pour les aristocrates, mais aussi pour Bazarov. Comme l'a dit Renée, à la fin du roman, un des paysans dit, en parlant des maîtres, c'est vous qui êtes nos pères. Le conflit est double, pères et fils, maîtres et paysans.
Bazarov est un personnage assez insupportable car arrogant, insensible, tête à claques en un mot. Il est très péremptoire : "je ne partage les opinions de personne, j'ai les miennes ; un homme digne de ce nom n'a pas de temps à perdre à ces sottises (la compagnie des femmes), l'homme doit être féroce" ; mais finit par tomber fou amoureux d'Anne Serguéïevna et c'est elle qui garde la tête froide et repousse ses avances.
Les pères sont plus touchants que les fils : le père d'Arcade, son oncle aussi et particulièrement les parents de Bazarov, simples et totalement dévoués à leur fils. La fin est pleine de rebondissements, je ne m'attendais ni au duel ni au typhus. Elle est heureuse pour les personnages les plus modérés, Arcade et son père, dramatique pour Bazarov et triste pour Paul qui finit vieillit seul à Dresde.
Un vrai plaisir de lecture et une belle écriture. J'ouvre aux ¾.

Jérémy(qui avait proposé le livre)
Avant la lecture : Je n'avais jamais lu Tourguéniev. Je ne suis même pas sûr que j'avais entendu parler de lui. Je ne sais donc pas comment ni pourquoi j'en suis arrivé à l'acheter et à le lire, si ce n'est par mon goût pour les auteurs russes du XIXe.
Après la lecture
: C'est un peu particulier car lorsque Claire a proposé de lire Tourguéniev, là non plus je ne sais plus ni pourquoi ni comment, j'ai dit que j'avais lu Pères et fils cet été, en vacances, dans les Alpes, dans le Queyras précisément, et que j'avais beaucoup aimé. Je sais que je l'ai lu entre le 26 juillet et le 10 août. Je l'ai donc commencé dans le train de nuit le soir de la cérémonie d'ouverture des JO. Et je l'ai fini la veille de la cérémonie de clôture. Je n'y avais même pas fait attention. Pères et fils aura donc été mon "livre JO".
Cela ne fait donc pas très longtemps que je l'ai lu, pas suffisamment pour que je veuille le relire. D'autant moins que de manière générale je n'aime pas beaucoup relire un livre que j'ai déjà lu. J'ai toujours un peu l'impression de perdre mon temps, de ne pas avancer en ne lisant pas un livre nouveau. Je ne l'ai fait que quelques fois, pour des livres qui m'avaient vraiment marqué ou que j'avais lu "il y a longtemps", comme pour L'insoutenable légèreté de l'être, Les Illusions perdues ou La Boîte noire de Oz.
Ici, je me souvenais que j'avais beaucoup aimé. Pour autant, au moment de rédiger quelque chose, de convoquer mes souvenirs, rien, la page blanche. J'avais bien en tête l'intrigue dans ses grandes lignes, mais dans le groupe il ne s'agit pas de raconter l'histoire que tout le monde connaît déjà, mais bien ce que le livre a suscité en nous. Je me suis alors dit que l'un des nombreux intérêts du groupe était bien de se "forcer", après avoir lu un livre, à en garder quelque chose, à inscrire noir sur blanc nos impressions. Je me suis également dit que les choses auraient certainement été différentes si au moment où j'ai lu le livre, j'avais su que je le lisais pour le groupe. J'aurais eu une lecture plus attentive, plus réflexive, moins "désintéressée", sur le mode "qu'est-ce que je vais bien pouvoir en dire ?".
Bref, comme rien ne venait, je me suis dit que j'allais ouvrir le livre et reprendre les passages que je marque dans la marge en lisant, parce que je les trouve beaux, intéressants ou justement parce que j'ai envie de les retrouver au moment où je rédige mon avis. Mais patatras, rien ou presque, un seul passage annoté. Est-ce que parce que je n'ai rien trouvé "d'intéressant" lors de la lecture ou parce que, là encore, je n'ai pas lu le livre "pour le groupe" ? Je me suis alors rabattu sur la préface, pensant que je ne l'avais pas lue, car je ne les lis presque jamais, me disant qu'elle allait me rafraîchir les idées. Mais je me suis rendu compte que je l'avais déjà lue et qu'elle n'était guère éclairante.
Finalement, je suis arrivé, tel un cancre, les mains vides, n'ayant rien préparé, me disant, comme les cancres, que j'allais pouvoir copier sur mes voisins et m'approprier leur travail. Cela a merveilleusement bien fonctionné et je vous remercie de m'avoir rafraîchi la mémoire et de m'avoir permis de me rappeler pourquoi j'avais tant aimé le livre :
- Comme Monique, moi aussi j'ai beaucoup aimé l'atmosphère et les descriptions de paysages, de fleurs, qui donnent l'impression d'y être alors qu'on n'y a jamais mis les pieds. Ah c'est autre chose que Les Yeux du Rigel et ses lacs à la surface "plate comme un plancher" ou ses chiens marron "comme le goudron" ! De manière générale, comme elle aussi j'aime les romans russes pour cette "atmosphère" si difficile à décrire, à objectiver, mais qui fait que l'on s'y sent bien, comme dans un cocon, comme chez soi. Et puis comme elle il y a cette langue aussi, classique certes, mais fluide, facile, élégante.
- Comme Claire, j'ai beaucoup aimé la description de la mère de Bazarov, très superstitieuse, et l'énumération de tous ses grigris. Je l'ai aussi trouvée émouvante, à toujours vouloir voir son fils, l'embrasser, le caresser, le cajoler, tant qu'elle le gêne, qu'elle se retient, que le père l'éloigne. N'est-elle pas l'exemple universel de toutes ses mères à l'amour envahissant et étouffant mais qui manquent tellement lorsqu'elles ne sont plus là ?
- Comme Catherine, j'ai trouvé le personnage de Bazarov mal aimable pour ne pas dire horripilant. Qu'il soit nihiliste, pourquoi pas, mais pour moi son nihilisme confine au cynisme et à l'irrespect pour ses hôtes, qu'il insulte pour ce qui est de l'oncle, et dont il séduit la compagne pour ce qui est du père d'Arcade.
- Comme dans Anna Karénine, j'ai été intéressé par les réflexions autour des questions agraires et du rapport entre les aristocrates, propriétaires terriens, et leurs serfs. J'ai trouvé intéressante la réflexion de Renée sur le fait que les pères et les fils ce sont aussi les aristocrates et les serfs, et sur le fait que les serfs auraient pour la plupart voulu rester des fils, ne pas être émancipés et qu'ils n'avaient rien demandé. Entre les serfs et la mère de Bazarov, c'est le portrait en creux d'une société arriérée qui se dessine, et n'ayant pas de forte aspiration à la liberté individuelle, mais préférant plutôt vivre sous le joug féodal. Cela ne dit-il pas aussi quelque chose de la Russie contemporaine ? Si ces questions m'intéressent, je sens pour autant que je suis un peu limité par mon manque de connaissances historiques et par ma méconnaissance du contexte dans lequel s'inscrivent ces réflexions, pour bien en saisir tous les tenants et aboutissants.
- Enfin, quelqu'un, je ne sais plus qui, a parlé du conflit intergénérationnel. Je le trouve finalement peu présent. Les pères sont dépassés, leurs fils les malmènent, mais ils ne se révoltent pas contre la rébellion des fils, ils sont un peu fatigués et surtout bienveillants. Ils font le dos rond, comme s'ils attendaient que l'orage passe ou comme s'ils étaient déjà des pères "déconstruits". Seul l'oncle se rebiffe et tient à défendre ses valeurs et ses principes. J'ai d'ailleurs trouvé ce personnage émouvant et attachant, fragile et pudique tout engoncé qu'il est dans ses manières, son style très soigné et ses vêtements impeccables, reliques d'une splendeur passée et masques d'une déchéance irrémédiable. S'il peut paraître, comme le mari d'Effi Briest, rigide et arc-bouté sur ses principes, ce sont pourtant ses principes qui lui permettent de se comporter convenablement vis-à-vis de son frère et de sa compagne dont il est épris, contrairement à Bazarov qui, lui, ne se gêne pas.
J'ouvre en grand !

Claire
Quelques jours après notre soirée, pour mieux comprendre la démarche nihiliste qui m'avait largement échappé, j'ai lu Une nihiliste de Sophie Kovalevskaïa : j'ai adoré ce livre que "j'ouvre en grand". Le style est extra, inattendu, le contenu formidable, on ne s'ennuie pas une minute, j'étais toute éberluée.
Le livre est en ligne, mais dans une traduction ancienne - je pense que ça vaut la lecture quand même. La longue introduction - très intéressante une fois qu'on a lu le livre - de l'auteur de la traduction de 2004 en Libretto, Michel Niqueux, est en ligne.


Plusieurs d'entre nous vont prochainement visiter la datcha de Tourguéniev à Bougival, ainsi que la maison de Pauline Viardot. À suivre...

                           DOC AUTOUR DU LIVRE
Voix au chapitre et le roman russe
Le roman Père et fils
: se plonger dans le roman, le situer parmi les œuvres de Tourguéniev, le nihilisme, le dédicataire du roman, les traductions, l'avis de Nabokov...
Quelle vie romanesque !
Radio, vidéo, parcours détaillé
Lire d'autres livres de Tourguéniev ?
Les collègues français de Tourguéniev

ENFIN UN ROMAN RUSSE !

Il était temps de lire un Russe ! Cela allait bientôt faire trois ans que nous n'en avions pas lu, alors que nos 33 lectures russes précédentes, de 1987 à 2022, montrent que nous lisons environ un livre russe par an.
L'invasion russe en Ukraine date de février 2022. Nous avons lu en avril
La Fille du capitaine de Pouchkine, puis juste après Nastassja Martin qui se fait attaquer par un ours aux confins de la Sibérie, et à la suite Andreï Kourkov, Ukrainien né en Russie. En 2023, nous lirons Le mage du Kremlin... Il était temps de lire un Russe, très européen : Tourguéniev !

Petit retour sur nos lectures :
- 1987 : Alexandre Soljenitsyne, Une journée d'Ivan Denissovitch
- 1988 : Fédor Dostoïevski, L'idiot
- 1989 : Nina Berberova, L'accompagnatrice
- 1990 : Anton Tchekov, Duel

- 1991 : Evguéni Zamiatine, Le pêcheur d’homme
- 1992 : Nicolas Gogol, Les Âmes mortes

- 1993 : Alexandre Pouchkine, La Dame de pique
-
1994 : Pasternak/Rilke/Tsvétaïeva, Correspondance à trois
- 1994 : Fédor Dostoïevski, Une Femme douce
- 1995 : Evguéni Zamiatine, L'inondation
- 1995 : Fédor Dostoïevski, Le Rêve d’un homme ridicule
-
1996 : Leon Tolstoï, Anna Karénine
- 1997 : Ludmila Oulitskaïa, Sonietchka
- 1998 : Mikaïl Boulgakov Morphine

- 2000 : Viktor Pelevine, Amon-Ra
- 2001 : Vassili Grossman, Vie et destin

- 2005 : Vassili Axionov, Les Oranges du Maroc
- 2006 : Svetlana Alexievitch, La Supplication

- 2007 : Nicolas Gogol, Le Journal d'un fou

- 2010 : Anton Tchekhov, La Dame au petit chien
- 2010 : Leon Tolstoï, Le Père Serge

-
2010 :
Mikaïl Boulgakov, Cœur de chien
- 2011 : Fédor Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol
- 2011 : Vladimir Sorokine, Journée d'un opritchnik
- 2012 : Nicolas Gogol, Les Âmes mortes
- 2013 : Zakhar Prilepine, San'kia
- 2013 : Ivan Gontcharov, Oblomov

- 2015 : Vladimir Nabokov, La Méprise

- 2016 : Svetlana Alexievitch La Fin de l'homme ro
uge
- 2018 : Andreï Guelassimov, La Soif

- 2022 : Fédor Dostoïevski, Le Joueur

- 2022 : Ludmila Oulitskaïa, Sonietchka

- 2022 : Alexandre Pouchkine, La Fille du capitaine

Nous avons lu de ces auteurs :
- un seul titre de Axionov, Berberova,
Gontcharov, Grossman, Guelassimov, Nabokov, Pasternak, Pelevine, Prilepine, Soljenitsyne, Sorokine, Tsvétaïeva
- mais parfois deux, de Alexievitch, Boulgakov, Gogol, Pouchkine, Tchekov, Tolstoï, Zamiatine
- voire cinq pour Dostoïevski !
Il nous est arrivé de relire un livre déjà lu :
Les Âmes mortes de Gogol, Sonietchka d'Oulitskaïa.
À noter le peu d'autrices : Berberova, Oulitskaïa et Tsvétaïeva, cette dernière en correspondance avec deux hommes. N'a pas été mentionnée une autre Russe, mais d'expression française, que nous avons lu à deux reprises, Irène Némirovsky, en 1996 avec Les chiens et les loups, en 2006 avec Suite française.

LE ROMAN PÈRE ET FILS

Se plonger dans le roman à la radio
"Pères et Fils", le chef-d'œuvre visionnaire de Tourguéniev", avec Guillaume Gallienne, Ça peut pas faire de mal, France Inter, 11 janvier 2020. Si le temps a quelque peu passé après la lecture du roman, l'émission permet parfaitement de s'y replonger en moins d'une heure.

• Situer le roman parmi les œuvres de Tourguéniev
Tourguéniev a écrit des poèmes, des pièces, des nouvelles, des romans. Mentionnons son premier grand succès, comportant 25 récits contre le servage :
- 1852 : Récits d'un chasseur - en ligne
Et ses 6 romans :
- 1856 : Dimitri Roudine - en ligne
- 1859 : Nichée de gentilhommes - en ligne
- 1860 : À la veille
- 1862 :
Pères et fils - en ligne
- 1867 : Fumée - en ligne
- 1871 : Les eaux printanières - en ligne
- 1877 : Terres vierges - en ligne

Voici l'introduction de Pierre Pascal au roman Père et fils qui situe les œuvres de Tourguéniev et le roman que nous lisons, par rapport au contexte et à l'opinion russe :
Car cet Empire autocratique possédait une opinion : sans prise directe sur le gouvernement, elle agitait l'élite pensante des deux capitales, élite qui depuis le règne d'Alexandre Ier allait s'élargissant. Et, chose curieuse, elle déplaçait massivement ses centres d'intérêt, de décade en décade. Tout le monde faisait du romantisme et de la poésie, de 1820 à 1830 ; tout le monde fit du réalisme et de la prose, de 1830 à 1840 ; dans "les années quarante", on s'adonna à la philosophie idéaliste allemande ; à partir de 1850, il ne fallut plus s'occuper que de la question paysanne ; "les années soixante" sont dévouées au culte optimiste et intolérant de la Science et de l'instruction populaire ; "les années soixante-dix" verront la plongée de la jeunesse intellectuelle dans la masse rurale, puis, après l'échec, le terrorisme, aboutissant au régicide du 1er mars 1881. Tourguéniev a été le chroniqueur génial et consciencieux de ces successifs mouvements de l'opinion.
Depuis 1847 jusqu'à 1851, il s'associa à la campagne pour l'abolition du servage, avec ses Récits d'un Chasseur. Propriétaire terrien, il n'avait qu'à laisser s'exprimer son amour de la nature et son âme poétique pour composer le cadre de ses petits drames villageois. Ayant rapporté de ses études à l'Université de Berlin et de ses voyages un sens aigu de la liberté et de la dignité de l'individu, il campait au centre de ces pittoresques tableaux des paysans qui parlaient et agissaient comme des personnes. C'était une nouveauté.
Le jeune auteur entra du coup dans la gloire. Cependant la grande réforme tardait à se réaliser. À l'étranger, les révolutions de 1848 avaient trompé bien des espoirs. Tourguéniev eut le sentiment qu'il y avait un abîme entre les nobles aspirations des "rêveurs" et la réalité. Ces "hommes inutiles", ces "Hamlet de province", animés des meilleures intentions, dévorés de scrupules, habiles à l'analyse et aux discours, mais incapables de décision, inaptes à la vie, perpétuels vaincus, il les connaissait d'autant mieux qu'il avait avec eux des affinités. Il en fit les héros de Roudine en 1856 et d'Une Nichée de Gentilshommes en 1859. Dans ce dernier roman, il opposait à ces déracinés, avec leur engouement inconsidéré pour l'Europe, les fidèles des vieilles mœurs russes. Il reprenait ainsi le débat des "années quarante", entre "occidentalistes" et "slavophiles", avec une sympathie avouée pour les seconds.
Sympathie éphémère : en effet, la Russie a évolué. Les rouages compliqués de la société moderne ont arraché le monopole de l'instruction à la noblesse. En 1855, l'Université de Moscou compte autant d'étudiants roturiers que de fils de la noblesse. Il y a maintenant un nombre important de moyens fonctionnaires, journalistes, écrivains, médecins, vétérinaires, qui sont des fils de paysans, d'artisans, de prêtres de campagne, de diacres, de sacristains. Ces "hommes nouveaux" ont les idées simples et les manières brusques, mais ils savent vouloir. Ils veulent entraîner tout leur peuple derrière eux vers la liberté. Tel est l'Insarov du roman À la Veille, que Tourguéniev publie en 1860. Si Insarov est Bulgare et si le pays qu'il veut libérer est la Bulgarie, ce n'est là qu'une transposition inspirée à l'auteur par une sage prudence.
Les choses vont vite en Russie. Bientôt cette prudence va être superflue. Nous sommes dans les "années soixante". Les "hommes nouveaux" l'ont emporté. Les dirigeants eux-mêmes leur emboîtent le pas. Les réformes vont se succéder : le servage est aboli le 19 février 1861. La censure se tait. C'est en pleine Russie que Tourguéniev situe en 1862 Pères et Fils, et ce roman qui restera son œuvre capitale et, mis à part les délicieux Récits d'un Chasseur, son chef-d'œuvre, est l'exact reflet de l'opinion du moment.
Avec une clairvoyance étonnante, l'auteur a saisi dans l'actualité même les diverses nuances de pensée qui s'exprimaient dans la société et jugé leur importance relative. Il a défini d'un nom qui existait déjà, mais qui grâce à lui a fait fortune, tant il était bien appliqué, la tendance dominante, le type de l'époque : le "nihiliste". (Suite =>ici)
• Essayer de cerner le nihilisme
La définition du dictionnaire CNRTL fait froid dans le dos, dans son acception politique : "Doctrine, apparue en Russie dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, qui n'admettait aucune contrainte de la société sur l'individu et qui aboutit au terrorisme radical ; mouvement terroriste se réclamant de cette doctrine, qui passa à l'action vers 1870." Deux citations illustrent cette définition :
- de Gaston Leroux dans Rouletabille chez le tsar (1912) : "Quelle aventure étrange et redoutable et ahurissante que celle du nihilisme et de la police russe !"
- de Camus dans L'homme révolté (1951) : "Le terme même de nihilisme a été forgé par Tourguéniev dans un roman Pères et enfants dont le héros, Bazarov, figurait la peinture de ce type d'homme [l'individu-roi]".

Le roman est en effet célèbre pour avoir entraîné une grande diffusion au mot "nihiliste" qui, jusque-là, n’intéressait qu’un petit nombre de philosophes. 17 occurrences dans le livre !
Le nihilisme de Bazarov semble être un contrisme systématique - contre tout -, un anti-romantisme et une sorte de matérialisme associé à un scientisme : "Un honnête chimiste est vingt fois plus utile que n’importe quel poète".
Pères et Fils suscita une intense polémique : une certaine jeunesse se sentant offensée, des étudiants organisèrent des manifestations, publièrent des résolutions, accusèrent et injurièrent l'auteur.

Père et fils est publié en 1862. Le nihilisme désignera une mouvance politique, et notamment un groupuscule terroriste russe qui, en 1881, organise l'assassinat d'Alexandre II. Ça se termine mal pour certains nihilistes en 1881 à Saint-Pétersbourg... (pendaison) :

Pour entrer dans la peau d'UNE nihiliste, on peut lire Une nihiliste de Sophie Kovalevskaïa, trad. du russe Michel Niqueux, Libretto : roman partiellement autobiographique : à Saint-Pétersbourg, l'héroïne se rapproche des mouvements nihilistes, bien déterminée à se dévouer corps et âme à "la cause", à l'image des martyrs chrétiens auxquels elle voue une admiration passionnée...

Approfondissant l'histoire de cette passion de la rupture et de la destruction, François Guery publie Archéologie du nihilisme (Grasset, 2015). Une interview de l'auteur ne peut faire l'impasse sur notre livre...
Le roman Pères et fils (1862), de Tourguéniev, a le premier popularisé le terme. En quoi le personnage de Bazarov devient-il l'archétype du nihiliste ?
C'est ainsi qu'on nommait alors les étudiants radicalisés : un terme un peu péjoratif, comme on dira plus tard "zazous". Ces étudiants ne veulent rien et n'acceptent rien dans les valeurs du passé - ils font exception pour les sciences naturelles, qui sont assimilées à la vérité. Tourguéniev est à la fois fasciné par cette nouvelle génération et inquiet, car il sent qu'il y a quelque chose qui monte et qui pourrait être dangereux. On y trouve déjà un trait marquant du nihilisme : la rupture. Ces jeunes gens estiment être les éducateurs de leurs pères, qu'ils rejettent comme les représentants d'un ordre injuste et inacceptable. Un avant-goût de la Révolution culturelle maoïste, dans laquelle on battra les parents et on les obligera à revenir sur leurs préjugés bourgeois... (extrait de l'interview
"Nihilisme et terrorisme sont liés", propos recueillis par Thomas Mahler, Le Point, 22 janvier 2015)

Damned ! C'est la première fois que dans ce site est cité un article d'Eric Zemmour, rendant compte de l'ouvrage de François Guery :
Il nous plonge aux sources intellectuelles et historiques du nihilisme. Au commencement, l'eau est glacée, le sabir de l'auteur est abscons, comme un premier de la classe qui veut en mettre plein la vue. Et puis, la prose s'apaise, se fait plus didactique. On saisit la trilogie germano-russe des pères du nihilisme : Tourguéniev-Dostoïevski-Nietzsche. Curieux phénomène historique que ce nihilisme, où l'on ne sait pas qui invente qui, si c'est l'art qui imite la nature, ou la nature qui imite l'art. Dans son célèbre Père et fils, Tourguéniev, progressiste libéral et idéaliste, proche des révolutions ratées de 1848, dépeint avec un brin d'effroi, la génération de ses enfants, qui ne croient en rien, ne respectent rien, refusent tout, rejettent tout, nient tout : les nihilistes.
Dans Les Démons, Dostoïevski fait du nihiliste un criminel amoral, persuadé qu'en tuant à profusion il deviendra un héros, et même le héros suprême du XIXe siècle : Napoléon. Les nihilistes sortent de la littérature pour rentrer dans l'Histoire en faisant exploser le carrosse du tsar Alexandre II qui avait pourtant aboli le servage.
Et puis vint Nietzsche. L'Allemand reprend le concept des géniaux russes, et le complexifie, le dédouble : le nihiliste n'est plus seulement un destructeur sans foi ni loi, il devient également le symbole d'une lassitude de vivre, d'un ramollissement moral et mental. Une fin de civilisation.
Guery nous promène avec brio dans cette histoire, nous montre à quel point nos trois génies furent les prophètes du XXe siècle, avec sa cohorte de nihilistes armés et fanatisés, anarchistes, fascistes, nazis et communistes. Guery poursuit même sa quête dans les décombres nihilistes de la modernité, en nous baladant avec une rare pertinence dans les méandres de l'art contemporain, de la mode, jusqu'à notre machine de santé qui n'a pas échappé à la contagion nihiliste. [...]
Nos djihadistes ne sont pas des nihilistes au sens de Tourguéniev - ils ne peuvent renier l'héritage occidental et français qu'ils ne connaissent pas ; ni au sens de Nietzche : ils n'incarnent nullement un avachissement fin de siècle.
Les enrôler sous la bannière nihiliste, c'est vouloir les englober dans une histoire européenne à laquelle ils se veulent obstinément étrangers. [...] ("Nous sommes tous des nihilistes russes", Éric Zemmour, Le Figaro, 5 février 2015)

Il est temps de voir à quoi ressemble un nihiliste...
Ainsi que Tourguéniev.
Voici des portraits par le célèbre Ilja Repine (voir l'expo du Petit Palais de 2022 "Ilya Répine (1844-1930) : peindre l’âme russe"
Portrait d'un étudiant russe nihiliste (1883) extrait de l'article "Le nihilisme russe") Portrait de Tourguéniev (1874)
1,91m, ne passait pas inaperçu...
Parenthèse artistico-psychologique : la conception du portrait de Tourguéniev sera si difficile qu'elle sera qualifiée de "naissance sous la torture". Répine est enthousiasmé de la commande d'un portrait de la part Pavel Tretiakov, entrepreneur russe, mécène et collectionneur d'art et créateur de la galerie Tretiakov de Moscou. La première séance de pose semble bien se passer, cependant, il reçoit le lendemain une lettre l'informant que cette première version a été mise au rebut par Pauline Viardot, amie de l'écrivain. Cette réaction lui fait perdre l'inspiration. Répine confiera par la suite : "Quelle a été ma bêtise ! Dans mon emportement, j'ai retourné à l'envers l'esquisse, pourtant bonne, et j'ai suivi une autre direction... Hélas, le portrait en est sorti sec et ennuyeux". Pavel Tretiakov, après avoir intégré dans sa collection le portrait de Tourguéniev, ne cache pas son déplaisir. La toile est cédée à la galerie de Kozma Soldatenkov, puis passe à Savva Mamontov et ensuite au musée Roumiantsev, et ce n'est que dans les années 1920 qu'elle retourne à la galerie Tretiakov. En 1879, quand Ivan Tourguéniev arrive à Moscou, Tretiakov, qui n'a pas abandonné l'idée d'avoir un bon portrait de l'écrivain, organise chez lui une rencontre entre Ilia Iefimovitch et Ivan Sergueïevitch.
Les séances reprennent, et, au printemps, la toile est terminée. Mais son accrochage à la 7e exposition des Ambulants apporte au peintre de nouvelles déceptions : les critiques voient sur la tête de l'écrivain du "savon à barbe" et ils qualifient le personnage de "sorte de vieux Céladon". Le critique d'art Stassov, à la deuxième tentative également infructueuse, déclare : "Ce que connut Répine à cette occasion n'est que le lot commun : tous ceux qui ont peint le portrait de Tourguéniev ont échoué, aucun de nos peintres n'est arrivé à rendre le visage et l'apparence de ce remarquable écrivain russe" (voir l'article "Repine" sur wikipédia).
Trop mignon ! =>
(16 ans avant le portrait précédent)

• Qui est donc le dédicataire du livre Pères et fils ?
"Dédié à la mémoire de Visssarion Grigoriévitch BIÉLINSKI" ; qui est-ce ?
C'est est un des grands critiques littéraires russes du XIXe siècle.
Un pont de Saint-Pétersbourg porte son nom, ainsi qu'un astéro
ïde...
Voir sa présentation=> wikipédia.
Insolite : le site français "Vive le maoïsme" en fait une présentation très politique, voir=>ici

Pères et fils : quatre traductions
On ne va pas simplement les citer, non mais...

- En 1863 : première traduction française du roman, un an après sa publication, sous le titre Pères et enfants, sans nom de traducteur - une traduction que Tourguéniev trouvait "excellente". Mérimée qui sera toute sa vie très lié à Tourguéniev et qui s'est proposé pour corriger les épreuves de la traduction, se fait tirer l'oreille pour rédiger une préface : "Quant à une préface, paresse à part, cela ne me paraît pas nécessaire et en outre cela me semble inconvenant. Quand on va donner un bon spectacle, il est inutile de commencer par mettre en scène un gracioso qui vous dit du bien de la pièce."

Finalement, c'est une "lettre à l'éditeur" qui fera office de préface de Mérimée :
Monsieur,
Le roman que vous allez publier a excité des tempêtes en Russie. Ni les critiques passionnées, ni les calomnies, ni les injures de la presse, rien n’a manqué à son succès [...]
En Russie, comme ailleurs, on ne dit pas impunément des vérités à ceux qui ne vous en demandent pas [...] en prenant pour objet de son étude deux générations de ses compatriotes, il [Tourguéniev] a fait la faute de n’en flatter aucune. Chaque génération trouve le portrait de l’autre fort ressemblant, mais crie que le sien est une caricature. [...] Les pères ont réclamé, mais les enfants, encore plus susceptibles, ont jeté les hauts cris en se voyant personnifiés dans le positif Bazarof.
Vous savez, monsieur, que depuis longtemps la Russie emprunte à l’Occident ses modes et ses idées : ce sont des modes aussi, bien souvent. La France lui envoie des robes et des rubans, l’Allemagne est en possession de la fournir d’idées. Naguère on pensait à Saint-Pétersbourg d’après Hegel ; présentement, c’est Schopenhauer qui a la vogue. Les adeptes de Schopenhauer prêchent l’action, parlent beaucoup et ne font pas grand’chose, mais l’avenir, disent-ils, leur appartient. Ils ont leurs théories sociales qui effrayent fort les gens de l’ancien régime ; car pour un peu ils vous proposent de faire table rase de toutes les institutions existantes. Au fond, je ne les crois pas dangereux : d’abord parce qu’ils ne sont pas plus méchants que leurs pères, puis ils sont en général paresseux ; enfin, jusqu’à présent, le peuple, seul faiseur de révolutions durables, n’a rien compris à leurs théories, et eux-mêmes n’ont jamais pris la peine de faire son éducation.
(Toute la préface =>ici)

Cette première traduction anonyme a été rééditée trois fois, en 1876, 1884 et 1898, chez le même éditeur Gustave Charpentier. En ligne =>sur wikisource ; à écouter =>ici.

Mais de qui peut être cette traduction ? De Louis Viardot et Tourguéniev lui-même ? De Henri-Hippolyte Delaveau ? Voir notre modeste enquête =>là.

- En 1947 : traduction de Robert Rodov, aux éditions en langues étrangères de Moscou.

- En 1953 : traduction de Marc Semenoff, sous le titre Pères et fils, éditée par le Club bibliophile de France

Extrait d'une intéressante introduction, dans cette édition, de Pierre Pascal "Le Roman-miroir des années 60" :
Un critique radical accusera plus tard Pères et Fils d'être "un roman didactique, un traité scientifique écrit en forme de dialogues". Rien n'est plus faux : Tourguéniev a échappé à l'écueil du roman à thèse parce que, pour lui, les idées n'existent que chez les individus, avec les nuances qu'elles tiennent des caractères et du milieu. Il a fait le tour des philosophies et des politiques, il les a éprouvées sur lui-même. Lui-même, comme Paul Kirsanof, est imprégné de libéralisme occidental et défend contre les conceptions grégaires des novateurs la dignité de la personne humaine, seule fondation sur laquelle on puisse édifier solidement. Il estime aussi que le rôle de la noblesse n'est pas terminé. Comme Nicolas Kirsanof, il s'efforce de marcher avec son temps : il a essayé d'organiser dans ses biens le travail libre, contre salaire, et il s'est heurté aux difficultés qu'il décrit dans son roman. Et lui non plus n'a pas perdu l'espoir dans une évolution pacifique et raisonnable.
Malgré tout, la rupture vient d'être déclarée entre les libéraux et les démocrates, les réformistes modérés et les radicaux, qui jusque-là travaillaient ensemble. Tourguéniev, en 1858 encore, était le bienvenu au Kolokol (la Cloche), le journal édité à Londres par les émigrés antiabsolutistes, Herzen et ses compagnons. Maintenant il est violemment attaqué par la grande revue pétersbourgeoise d'avant-garde, le Contemporain. Tchernychevski, Dobrolioubov et les jeunes qui ont pris possession de la rédaction répudient l'Occident bourgeois, ses "principes" et ses abstractions, prônent le socialisme national de la commune rurale, attendent tout de la révolte et raillent les "sages vieillards" avec leur prudence et leurs demi-mesures. Pères et Fils est la riposte à ces attaques. Tourguéniev donne son œuvre à l'organe modéré, bientôt "réactionnaire", la Revue russe, et lance son Bazarof à la face des radicaux ; "Le voilà, votre héros, celui que vous nous proposez !"
On a dit que Bazarof était Dobrolioubov, ou tel médecin fréquenté par Tourguéniev dans l'île de Wight, ou un autre médecin rencontré en Russie. En réalité, les Bazarof étaient légion alors. C'étaient tous ces jeunes roturiers frais émoulus du collège ou du séminaire, éblouis de leurs lumières, enivrés de Buchner, Vogt et Moleschott, qui rejetaient fièrement religion, amour, art, politesse, famille, société, traditions, bref tout ce qu'ils ne trouvaient pas dans "deux fois deux quatre" ou dans "la dissection des grenouilles". Le vieux monde était à détruire : ils n'avaient pour lui que sarcasmes. À l'égard de leurs aînés, nul respect, mais des paroles provocantes et cyniques. Et que proposaient-ils pour leur part, ces négateurs, ces "nihilistes" ? Un matérialisme absolu : non pas même la Science, mais les sciences conçues comme des techniques aboutissant à des résultats pratiques ; un état social si bien organisé que disparaîtraient les différences artificiellement créées entre sots et intelligents, bons et méchants, l'homme n'étant qu'un mécanisme toujours identique; et, en attendant, le mépris, la sécession, la révolte. Les nihilistes se considéraient comme l'élite appelée à imposer au peuple inculte ce programme de bonheur.
Le Bazarof de Tourguéniev sembla à certains critiques radicaux une caricature (tandis qu'à droite on lui reprochait d'avoir ridiculisé les "pères" !). En réalité, l'habile romancier avait seulement indiqué que l'attitude nihiliste était impossible à tenir : Bazarof était démenti dans ses doctrines par l'amour, obligé de céder au préjugé du duel, déçu et abandonné par ses disciples, incompris par le peuple, isolé dans son orgueil et défait prématurément par la mort.
Mais le portrait était vrai, et dans Bazarof la jeune génération se reconnut bientôt. Elle insultait parfois le romancier qui condamnait son idéal, mais elle s'efforçait d'imiter le héros. Bazarof n'avait-il pas, en effet, avec son désintéressement, sa franchise, son énergie farouche, sa passion du travail, une sombre grandeur ? N'était-ce pas lui le chef attendu, le chef à la volonté d'acier capable de conduire la foule vers la cité nouvelle? Tourguéniev avait bâti son personnage avec tant d'adresse - ou tant d'art - que plus tard, voulant de nouveau plaire aux milieux avancés, il pourra prétendre que Bazarof était le plus cher de ses enfants et que, sauf sur l'art, il partageait toutes ses idées.
Pères et Fils eut ce rare privilège de n'être pas seulement le reflet d'un état de l'opinion, mais de durcir cette opinion et de l'orienter. Par Bazarof, le nihilisme prit conscience de lui-même, en Bazarof une génération se trouva un modèle. De Bazarof sortiront ceux pour qui la révolution ne doit pas provenir du bas, de la masse populaire, mais être suscitée et commandée d'en haut, par une minorité agissante. Leur généalogie est facile à établir, par Tkatchev et Netchaev, l'ami de Bakounine, jusqu'à Lénine. (
L'introduction complète en ligne=>ici)

- En 1982 : traduction de Françoise Flamand, La Pléiade ; rééd. Folio, 2007.

- La traduction joue-t-elle un rôle ? Comparons la première page de trois traductions disponibles :

Traduction de 1863 anonyme
"Eh bien ! Pierre, rien ne vient encore ?" demandait, le 20 mai 1859, un homme de quarante-cinq ans environ, vêtu d'un paletot et d'un pantalon à carreaux couvert de poussière, debout, nu tête, sur le seuil d'une auberge de la grand'route de X, en Russie. Le domestique auquel il adressait cette question était un jeune blondin aux joues pleines, aux petits yeux ternes, au menton rond, couvert d'un duvet incolore.
Ce domestique, chez lequel tout, depuis ses cheveux pommadés et ses boucles d'oreilles en turquoises, jusqu'à ses gestes étudiés, révélait un serviteur de la nouvelle génération du progrès, jeta les yeux sur la route par égard pour son maître et lui répondit avec gravité :
- On ne voit absolument rien !
- Rien ? demanda le maître.
- Absolument rien ! répéta le domestique.
Le maître soupira et s'assit sur un banc. Pendant qu'il se tient là, les jambes repliées et promenant les yeux autour de lui d'un air pensif, profitons-en pour le présenter au lecteur.
Il se nomme Nicolas Petrovitch Kirsanof, et possède, à quinze verstes de l’auberge, une propriété de deux cents paysans, et possède, à quinze verstes de l’auberge, une propriété de deux cents paysans ; là, pour parler comme il le fait depuis qu’il s’est arrangé avec eux, conformément aux nouveaux règlements, il s’est monté une "ferme" comprenant deux mille deciatines.
Traduction de 1953 de Marc Semenoff
- ALORS, Pierre, on ne voit toujours rien ?
Ainsi parlait, le 20 mai 1859, un homme âgé de quarante-cinq ans environ, vêtu d'un pardessus poussiéreux et d'un pantalon à carreaux, debout, nu-tête devant une auberge de la route de ... Il interrogeait son domestique, jeune garçon joufflu, au menton couvert d'un léger duvet blond et aux petits yeux ternes. Tout chez ce serviteur, depuis ses boucles d'oreilles en turquoises et ses cheveux luisant de pommade jusqu'à ses gestes onctueux, révélait l'homme évolué de la "jeune génération". Il jeta un regard condescendant sur la route et répondit :
- On ne voit absolument rien.
- Rien ? répéta le barine.
- Rien, dit encore le serviteur.
Le barine soupira et s'assit sur un banc. Présentons-le tandis qu'il se repose, les jambes repliées sous lui, promenant sur les choses un regard circulaire et pensif.
Il se nomme Nicolas Pétrovitch Kirsanof. À quinze verstes de l’auberge, il possède une belle propriété de deux cents âmes, ou plutôt, depuis son entente avec les paysans et l’organisation d’une "ferme", il appelle cette propriété "mon domaine de deux mille dessiatines".
Traduction de Françoise Flamand de 1982
"Alors, Pierre, toujours rien ?" Le "monsieur" qui, nu-tête, interpellait ainsi son domestique le 20 mai 1859 depuis le petit perron bas d'une auberge située sur la grand-route de *** devait avoir un peu plus de quarante ans ; il portait un paletot poussiéreux et un pantalon à carreaux ; le domestique était un jeune gaillard joufflu au menton couvert d'un duvet blanchâtre et aux petits yeux sans éclat.
Ce domestique, dont toute l'apparence, boucle d'oreille en turquoise, mèches pommadées de couleurs différentes, gestes étudiés, révélait un produit parfait de la génération moderne, ce domestique, donc, jeta par complaisance un coup d'œil sur la route et déclara : "Non, monsieur, toujours rien.
- Toujours rien ? répéta le maître.
- Toujours rien", répondit une seconde fois le domestique.
Le maître soupira et s'assit sur un banc. Présentons-le au lecteur, tandis qu'il attend, là, les jambes repliées sous son siège, le regard vagabond et pensif.
Il s'appelle Nicolas Pétrovitch Kirsanof. Il possède, à quinze verstes de la petite auberge, une jolie propriété de deux cents âmes, ou plutôt de deux mille dessiatines, comme il dit lui-même depuis qu'il a partagé ses terres avec ses paysans et qu'il a créé une "ferme".

Pères et fils : l'avis d'un Russe, Nabokov

Les cours de littérature de Nabokov aux USA, publiés en français, sont une mine de non-conformisme ; en effet, il ne mâche pas ses mots, a parfois la dent dure, ce qui est assez rigolo. Un de ses cours est consacré à Tourguéniev et le livre choisi est justement Pères et fils !
Il alterne les compliments et les critiques. "Pères et Fils est à la fois le meilleur roman de Tourguéniev et l’un des plus brillants du XIXe siècle." Il souligne d'admirables descriptions et critique des "procédés simplistes" : "L’art du passage d’un thème à un autre est pour un auteur la technique la plus difficile à maîtriser, et même un artiste de premier ordre, comme Tourguéniev à son apogée, est tenté de recourir à des expédients traditionnels pour favoriser le passage d’une scène à l’autre (à cause de l’idée qu’il se fait de son lecteur : un individu pragmatique, habitué à certaines méthodes). Les transitions de Tourguéniev sont très simples, voire banales."

Plus général et vache, il affirme : "Tourguéniev n’est pas un grand écrivain, mais un auteur agréable à lire. Il n’a jamais réussi à écrire quelque chose de comparable à Madame Bovary, et il est totalement ridicule de dire que Flaubert et lui appartiennent à la même école littéraire. Ni l’empressement avec lequel Tourguéniev s’attaque à n’importe quel problème social qui se trouve être "à la mode", ni sa façon banale de mener une intrigue (en optant toujours pour la solution de facilité) ne permettent d’établir un parallèle avec l’art rigoureux de Flaubert."

Il montre en tout cas bien les conséquences du roman Pères et fils en Russie : "Quoique Tourguéniev eût une certaine admiration pour Bazarov, les radicaux qu’il pensait flatter en la personne de ce jeune activiste engagé s’indignèrent du portrait qu’il avait fait de lui et ne virent dans le héros qu’une simple caricature destinée à plaire à leurs détracteurs. On déclara que Tourguéniev était un homme fini, qu’il avait épuisé son talent. Tourguéniev en fut abasourdi. Lui, la coqueluche des cercles progressistes, se voyait soudain transformé en un spectre détestable."

Le clou ? Il classe les écrivains : "Tolstoï est le plus grand des romanciers et nouvellistes russes. En écartant Pouchkine et Lermontov, ses précurseurs, on pourrait distribuer les prix de la façon suivante : premier, Tolstoï ; deuxième, Gogol ; troisième, Tchekhov ; quatrième, Tourguéniev. Mais j’ai un peu l’impression de noter des copies d’élèves, et je suis sûr que Dostoïevski et Saltykov m’attendent à la porte de mon bureau pour me demander des explications sur leurs piètres résultats."

Pour découvrir tout le chapitre consacré à Tourguéniev et le roman Pères et fils, cliquez =>ici (Littératures II : Gogol, Tourguéniev, Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov, Gorki, Fayard, 1985, p. 107-148).


QUELLE VIE ROMANESQUE !

• Présentée à la radio
- "Ivan Tourguéniev le poète vagabond", Marianne Vourch, France Musique, 26 janvier 2020, 10 min. Une rapide biographie de l'homme Tourguéniev, très agréable à écouter.
- "Ivan Tourguéniev (1818-1883)", Une vie, une œuvre, par Laetitia Le Guay et Jean-Claude Loiseau, France Culture, 27 octobre 2009, 57 min. Un parcours beaucoup plus développé, avec des points de vue divers, dont la traductrice de notre livre.
- "Le fabuleux destin de Pauline Viardot : Pauline Viardot et Ivan Tourguéniev", Charlotte Landru-Chandès, France Musique, 29 août 2021, 58 min.
- "À Bougival chez Ivan Tourguéniev et Pauline Viardot", L'Air des lieux, Stéphane Grant, France Musique, 24 mai 2015, 60 min.

• Un passionnant documentaire sur Arte
"Une saga de l'Europe culturelle : au cœur du XIXe siècle"
, évoque la culture cosmopolite et humaniste qui a contribué à forger l'Europe, autour d'un triangle amoureux au destin romanesque – la cantatrice Pauline Viardot, son mari journaliste Louis et l'écrivain Ivan Tourguéniev. Disponible jusqu'en février 2025, 53 min.

• L'identité européenne ?
Si, en Européen accompli, Tourguéniev voyage incessamment dans toute l'Europe, parlant aisément plusieurs langues, qu'en est-il aujourd'hui d'une identité européenne ?

Lors de la dernière interview-bilan d'Helmut Schmidt, à 95 ans, on lui demande :
Et l'identité européenne ?
L'identité européenne... Vaste programme ! Il y a bien une "idée" européenne commune. Mais c'est un concept plein de contradictions. Je pense qu'en Pologne, en Espagne, en France, en Allemagne, vous avez dix idées différentes. Quant à l'"identité européenne"... Les Européens ont une histoire et des valeurs communes. Mais les histoires nationales restent fondamentales. Mais pour essayer de répondre à votre question de l'"identité", on la trouve dans la peinture et la musique, par exemple : Verdi, Mozart, Beethoven, Sibelius, etc.

Pas la littérature ?
En ce qui me concerne, les grands écrivains russes, par exemple, ont joué un rôle important. Que serions-nous si Tourguéniev n'avait pas écrit Pères et fils ? Mais, globalement, la littérature ne joue pas le même rôle que la musique ou la peinture, à cause de la barrière de la langue. Si la musique est l'unité européenne, la langue, c'est sa diversité. C'est comme cela, il faudra faire avec. En revanche, il faut souligner la place des Lumières [Aufklärung, en allemand, ce qui ne recouvre pas exactement la même chose, NDLR] dans notre identité européenne. Les Français les ont diffusées sur le continent, les Britanniques nous ont donné John Locke... Ce n'est pas facile de répondre à cette question. Qu'aurait dit de Gaulle si vous la lui aviez posée ? Je pense qu'il aurait dit que c'est trop vague... Je crois même qu'il n'aurait pas utilisé ce concept d'identité européenne. Pour lui, il s'agissait avant tout de six États voisins... (
Extrait de "Les dernières confessions de Helmut Schmidt", propos recueillis par Romain Gubert et Étienne Gernelle, Le Point, 10 novembre 2015)

• Le parcours de Tourguéniev de 1818 à 1883
- 1818 : Naissance à Orel du deuxième fils d’un aristocrate peu fortuné, Serge Nikolaïevitch, et de Barbe Pétrovna, propriétaire d’un très vaste domaine, sensiblement plus âgée que son mari.
- 1821 : La famille s’installe au village de Spasskoïé, sur le domaine maternel. Au cours des deux années suivantes, grand voyage en Europe. L’enfance de Tourguéniev n’est peut-être pas très heureuse : ses parents ne s’entendent guère et sa mère se comporte en tyran avec ses enfants ou ses serfs.
- 1833 : L’été, en villégiature, Tourguéniev tombe amoureux d’une voisine, qui devient la maîtresse de son père – cet épisode inspirera la nouvelle Premier amour.
-
1833 : Il entre à l’Université de Moscou pour y étudier la philologie.
- 1834 : Il rédige un poème imité de Manfred. Mort de son père.
- 1835 : Tourguéniev entre à l’Université de Saint-Pétersbourg. Il suit un cours d’histoire donné par Gogol.
- 1838 : Il prend la mer pour Stettin, accompagné de Porphyre Timoféïévitch, qu’il considère comme son secrétaire et son ami et qui est un serf, fils naturel de son père. Il arrive à Berlin où il étudie la philosophie hégélienne. Il publie une nouvelle dans Le Contemporain.
-
1839 : Il a une liaison avec Mme Tiouttchev, mère de quatre enfants, qui meurt. Il rend visite à sa mère et passe la fin de l’année à Saint-Pétersbourg.
- 1840 : Voyage en Italie puis retour à Berlin où il se lie avec Michel Bakounine.
- 1841 : Après la fin de son second semestre à l’Université de Berlin, il revient à Spasskoïé, se querelle fréquemment avec sa mère qui refuse d’émanciper Porphyre Timoféïévitch. Il devient l’amant d’Avdotia Ivanov, couturière de sa mère. Cette dernière finit par la chasser. Il séjourne chez les Bakounine, près de Moscou, et s’éprend de Tatiana, la sœur de Michel.
- 1842 : Relations platoniques et tumultueuses avec Tatiana Bakounine. À Saint-Pétersbourg, il prépare sa maîtrise de philosophie. Avdotia Ivanov, la couturière accouche d’une fille, Pélagie. Renonçant à sa maîtrise, il passe l’été à Berlin.
- 1843 : En avril, parution de Paracha, long poème narratif. Rupture avec Tatiana Bakounine. Il fait la connaissance de Louis Viardot. Ils traduiront ensemble plusieurs œuvres de Tourguéniev. Il s’éprend de Pauline, la femme de Viardot, célèbre cantatrice et sœur de la Malibran.
- 1844 : Tourguéniev occupe un poste au ministère de l’Intérieur. Publication d’André Kolossov dans Le Contemporain.
-
1845 : Ayant démissionné du Ministère, il gagne la France et séjourne à Courtavenel (Seine-et-Marne), dans le château des Viardot. De retour à Saint-Pétersbourg, il rencontre Dostoïevski.
- 1846 : Travaille avec ardeur et publie en revue poèmes, nouvelles, comptes rendus et traductions. Il entame une correspondance avec Pauline Viardot.
- 1847-1849 : De retour à Paris auprès de Pauline Viardot, on lui présente Sand, Mérimée, Musset, Chopin et Gounod. En février 1848, il assiste à la chute de Louis-Philippe. En juin, il devient l’amant de Pauline Viardot. Sa mère cesse de lui envoyer de l’argent. Il écrit et travaille davantage, publiant des poèmes, des chroniques, des comptes rendus.
- 1850 : Il termine le Journal d’un homme de trop. Après trois ans d’absence, il est de retour en Russie, au chevet de sa mère malade et se brouille avec elle. Il retrouve sa fille Pélagie, à laquelle il n’avait jamais accordé d’attention. Il l’appelle désormais Pauline et la confie à Pauline Viardot, qui l’élèvera avec ses enfants. Mort de sa mère : il est, au moins pour un temps, à l’abri de difficultés financières.
- 1851 : Vie mondaine active à Moscou et Saint-Pétersbourg. Liaison avec une servante de ses cousins, qu’il rachète et libère.
- 1852 : Mort de Gogol. L’article nécrologique qu’il rédige est jugé trop subversif. Tourguéniev est envoyé en exil sur ses terres. Parution et grand succès de Mémoires d’un chasseur, qui contient des descriptions de la très dure condition des serfs.
- 1853 : Séjour clandestin à Moscou où il retrouve Pauline Viardot. Leur correspondance cesse après cette rencontre. Il se lance dans un grand roman, Deux générations, dont il détruira le manuscrit quatre ans plus tard. En décembre, il est autorisé à gagner Moscou et Saint-Pétersbourg.
- 1854 : Au printemps, brève idylle avec la fille de son cousin, Olga, qui inspirera le personnage de Tatiana dans Fumée. Il publie Moumou, portrait inspiré de sa mère, dans Le Contemporain.
- 1855 : Parution de sa pièce Un mois à la campagne. Il héberge le jeune Léon Tolstoï, qu’il contribue à lancer.
- 1856 : Publication de Roudine dans Le Contemporain. Première brouille avec Tolstoï. En juin, autorisé à gagner l’étranger, il se rend en France auprès des Viardot et rencontre Hugo, Lamartine et Leconte de Lisle. Après deux mois idylliques, Pauline Viardot lui annonce une autre liaison. Ils rompent pour six ans.
- 1857 : Souffrant moralement et physiquement, Tourguéniev détruit en février tous ses travaux en cours. En mars, il va à Dijon avec Tolstoï ; Odile, dijonnaise, est chargée d'aller se recueillir devant cette plaque. À Londres, il rencontre Carlyle, Thackeray et Disraëli. Il gagne l’Italie où il termine son roman Nid de gentilhomme.
-
1858 : Son état de santé s’améliore. Il retourne à Saint-Pétersbourg. Ses relations se détériorent à nouveau avec Tolstoï, qui lui reproche ses opinions progressistes.
- 1859-1860 : Vie nomade entre l’Europe et la Russie. Tourguéniev, qui publie Premier amour et commence à travailler à Pères et fils, est au sommet de sa carrière. Rupture avec Le Contemporain qui, devenu la tribune des jeunes radicaux, lui est hostile.
- 1861 : En février, abolition du servage. Il retourne en Russie pour l’été, puis revient à Paris. Une nouvelle dispute avec Tolstoï manque de se terminer par un duel.
- 1862 : Réconciliation avec Tolstoï, suivie d’une amitié distante. À Londres, il retrouve Bakounine, évadé de Sibérie, auquel il fournit une aide financière. La publication de Pères et fils, en mars, lui attire des réactions hostiles de la part des étudiants russes et de la critique progressiste ; Dostoïevski est enthousiaste.
- 1863 : Ses sympathies politiques lui valent d’être impliqué en Russie dans le procès des "trente-deux". Il est notamment compromis par l’aide qu’il a apportée à Bakounine, mais sera mis hors de cause l’année suivante. Il rompt en revanche avec Bakounine, Herzen et leur entourage. Les controverses qui l’opposent à eux inspireront une part importante de Fumée, des discours de Potouguine à la description du cercle de Goubariov.
- 1864 : Il rejoint les Viardot à Baden-Baden.
- 1865 : Problèmes financiers consécutifs à la constitution de la dot de sa fille, à la construction d’une maison à Baden et à la mauvaise gestion par son oncle du domaine de Spasskoïé. Il entame la rédaction de Fumée, qui l’occupe pendant plus d’un an.
- 1867 : La parution de Fumée lui aliène les milieux religieux et patriotes, mais aussi slavophiles ou révolutionnaires… L’auteur a alors perdu beaucoup de son audience en Russie. Brouille définitive avec Dostoïevski.
- 1868 : Travaille à des Souvenirs littéraires et compose des opérettes avec Pauline Viardot.
- 1870 : La guerre éclate entre la France et la Prusse. Tourguéniev suit les Viardot à Londres.
- 1871 : Il s’installe avec les Viardot à Paris, où il se lie avec Zola, les Goncourt et Flaubert, qui devient son ami intime.
- 1874 : Publication de Terres vierges, son dernier grand roman, qui est un échec en Russie : on lui reproche d’avoir perdu le contact avec la réalité du pays. Traduit en huit langues, ce roman connaît un immense succès dans le reste de l’Europe.
- 1875 : Malgré une quasi-ruine, Tourguéniev achète avec Louis Viardot une villa à Bougival. Il rencontre Henry James, qui l’admire.
- 1878 : Rédaction de poèmes en prose qui ne paraîtront qu’à titre posthume.
- 1879 : À l’occasion d’un séjour en Russie, il est salué par de jeunes écrivains et ovationné après la représentation d’une de ses pièces. Il s’éprend de la jeune actrice Marie Savine. En mai 1880, l’annonce de la mort de Flaubert lui cause un chagrin très vif. En juillet, il est de retour à Bougival.
- 1881 : Au printemps, il séjourne une dernière fois en Russie.
- 1882 : Il commence à souffrir d’un cancer de la moelle épinière. Les Viardot sont auprès de lui durant le développement de sa maladie.
- 1883 : Le 5 mai, décès de Louis Viardot. Le 3 septembre, Tourguéniev, veillé par Pauline Viardot, s’éteint à Bougival. Le 9 octobre, ses obsèques à Saint-Pétersbourg rassemblent une foule considérable, en dépit de l’opposition des autorités. (Chronologie largement inspirée du site des éditions Sillage)

LIRE D'AUTRES LIVRES DE TOURGUÉNIEV ?

Pères et fils ne vous suffit pas. Que lire d'autre ?
Il y a le choix parmi les traductions disponibles !


Le Livre de poche
- Premier amour
- Le Journal d'un homme de trop

Folio
- Le Journal d'un homme de trop
- Les Eaux tranquilles
- Clara Militch
- Premier amour précédé de Nid de gentilhomme
- Un mois à la campagne
- Mémoires d'un chasseur

Folio bilingue
- Assia
- La montre

Librio
- Premier amour

Mercure de France
- Moumou
- Deux amis

Sillage
- Dimitri Roudine
- Fumée
- L'exécution de Troppmann
- Un roi Lear des steppes
suivi de L'auberge de grand chemin et de Moumou

L'Arche
- Un mois à la campagne
- Le Pain d'autrui et autres pièces
- La Provinciale et autres pièces
- Le Célibataire / Le fil rompt où il est mince

La Pléiade
- Romans et nouvelles complets : Tome I - Tome II - Tome III

La Part commune
- Mon chien Pégase suivi de Le Chien et Les Nôtres

Stock
- Le Roi Lear des steppes
- L'abandonnée

LES POTES DE TOURGUÉNIEV

• "Le Groupe des Cinq"
Dans les années 1870, alors qu'il est installé définitivement en France, Tourguéniev se lie d'amitié avec plusieurs collègues de plume français. En avril 1874 a lieu le premier dîner du "Groupe des Cinq" ou du "Groupe des auteurs sifflés", comme Tourguéniev l'avait lui-même baptisé, c'est-à-dire : Tourguéniev, Zola, Edmond de Goncourt, Daudet et Flaubert. Ces cinq hommes de lettres avaient chacun vécu un échec cuisant dans le domaine de la dramaturgie. Ils se réunissaient tous les mois au Café Riche ou dans d'autres établissements similaires de Paris, pour discuter à bâtons rompus autour d'un bon repas. Les hommes s'appréciaient mutuellement… tout en ayant parfois des avis assez tranchés les uns au sujets des autres.

• Gustave Flaubert
Gustave Flaubert fut très certainement l'ami le plus cher de Tourguéniev en France. Les deux hommes se rencontrèrent en février 1863 à un des "dîners Magny", fondés une année plus tôt par un groupe d'écrivains et d'artistes, parmi lesquels on retrouvait notamment le dessinateur Paul Gavarni, Sainte-Beuve et les frères Goncourt. Peu de temps après, Flaubert envoyait à Tourguéniev un premier mot : "Depuis longtemps, vous êtes pour moi un maître. Mais plus je vous étudie, et plus votre talent me tient en ébahissement". Le début d'une longue et sincère relation fut ainsi établi. "Mon cher ami […] il y a peu d'hommes, de Français surtout, avec lesquels je me sente si tranquillement à mon aise et si éveillé en même temps", avoue Tourguéniev dans une de ses lettres, cinq ans plus tard. Initialement attirés l'un envers l'autre par une réciproque admiration littéraire, les deux écrivains partagèrent, durant près de dix-sept ans - jusqu'à la mort de Flaubert en 1880 - , une sympathie profonde, un amour fraternel qui trouva son expression également dans une collaboration régulière : Tourguéniev traduisit plusieurs œuvres de Flaubert - deux des trois Contes, Hérodias et La Légende de Saint Julien l'Hospitalier, en vue de leur publication en Russie, dans le Messager de l'Europe de Stassioulévitch. La disparition de Flaubert, en 1880, sera un coup dur pour Tourguéniev. "Je n'ai pas besoin de vous parler de mon chagrin : Flaubert a été l'un des hommes que j'ai le plus aimé au monde", écrira-t-il à Émile Zola à la mort de son grand ami, qu'il apprendra lors de son séjour en Russie, en pleine préparation de la cérémonie d'inauguration du monument à la gloire de Pouchkine. "Ce n'est pas seulement un grand talent qui s'en va, c'est un être d'élite, et un centre pour nous tous", ajoutera-t-il. Après le départ de Flaubert, Tourguéniev mit tout en œuvre pour honorer la mémoire du brillant écrivain : il fonda un Comité en vue de récolter des fonds pour un monument à Flaubert et n'hésita pas à solliciter la participation des admirateurs russes de l'auteur de Madame Bovary à cette entreprise, au prix parfois de critiques virulentes.

• Alphonse Daudet
Alphonse Daudet s'éprit d'admiration pour les écrits de Tourguéniev dès sa jeunesse, lorsqu'il découvrit les Récits d'un seigneur russe, la version des Mémoires d'un chasseur proposée par Charrière. Il se laissera ensuite inspirer par la prose tourguénievienne dans la rédaction de certaines des Lettres de mon moulin, et dédiera aussi à Tourguéniev un essai biographique rendant hommage au sens esthétique et à la maîtrise professionnelle de l'écrivain russe, à l'étonnante capacité de son ami et maître de ressentir la nature dans sa plénitude. Tourguéniev, quant à lui, aida Daudet à se faire publier en Russie : l'écrivain signa pas moins de vingt-sept correspondances dans la revue littéraire Temps nouveau entre 1878 et 1879.

Émile Zola
Émile Zola considérait Tourguéniev comme un maître, doublé d'un guide spirituel : l'écrivain russe appuya la candidature de l'auteur de La Faute de l'abbé Mouret auprès de l'éditeur russe Stassioulévitch, ce qui fournit à Zola du travail au moment où sa réputation littéraire était encore balbutiante.

• Guy de Maupassant
Un autre écrivain proche de Tourguéniev durant les années 1870 fut sans aucun doute Guy de Maupassant. Plus jeune que la plupart des collègues de plume que l'écrivain russe fréquentait à Paris, Maupassant compte parmi les écrivains sur lesquels Tourguéniev exerça l'influence la plus importante. C'est à la fin de l'année 1878 que Tourguéniev rencontra le futur auteur de Boule de suif, jeune journaliste protégé de Flaubert. Après l'avoir longuement côtoyé, Maupassant consacra plusieurs articles à l'homme de lettres russe, dont le premier fut publié dans Le Gaulois sous le titre "L'Inventeur du mot "nihilisme"" (1880). Dans ce billet, Maupassant retrace le parcours littéraire de Tourguéniev et met en exergue le caractère percutant et contemporain de son œuvre. Lorsque, encouragé par Flaubert, Maupassant se lança lui-même dans l'aventure littéraire et publia son premier récit, Boule de suif, Tourguéniev fut parmi ceux qui reconnurent et saluèrent le talent narratif du jeune auteur. Maupassant s'étant retrouvé orphelin à la disparition de Flaubert, Tourguéniev reprit la mission de mentor de ce dernier, guidant et conseillant Maupassant lorsque cela était nécessaire. Reconnaissant, Maupassant lui dédiera son premier recueil La Maison Tellier, en 1881. Tourguéniev fit également beaucoup pour promouvoir les œuvres de son jeune protégé en Europe de l'Est et en Russie : c'est grâce à sa recommandation que le récit En famille fut traduit en russe et publié dans le journal de Stassioulévitch, Le Messager de l'Europe.

• George Sand
Tourguéniev rencontre George Sand en 1845 à Courtavenel, chez les Viardot. Après cette première entrevue, l'autrice de Consuelo et l'écrivain russe eurent peu de contacts et ne se revirent que dans les années 1870. Tourguéniev rendit alors plusieurs visites à George Sand à Nohant, parfois en compagnie des Viardot, parfois seul. Malgré une opinion mitigée sur ses œuvres, Tourguéniev nourrit pour l'écrivaine un grand respect doublé d'une indéniable sympathie pour la personne elle-même.

• Victor Hugo
Impossible de dénicher le moindre compliment à l'égard de Victor Hugo dans l'ensemble de la correspondance de Tourguéniev. Des tempéraments littéraires trop différents ? La rencontre personnelle des deux hommes eut lieu au milieu des années 1870, même si tout porte à croire que les écrivains se connaissaient déjà bien par écrits interposés. Leur réputation littéraire n'est plus à faire à l'époque. Gustave Flaubert admirait Hugo, ce qui put influencer favorablement Tourguéniev. Hugo et Tourguéniev nouent enfin des liens et se découvrent des affinités dans leurs opinions politiques. Tourguéniev adhère notamment à l'idée des Etats-Unis d'Europe prônée par le célèbre Français. En 1878, les deux hommes se côtoient au Congrès littéraire international de Paris sur les droits d'auteur, présidé par Victor Hugo, et avec Tourguéniev à la vice-présidence.

• Prosper Mérimée
Ivan Tourguéniev et Prosper Mérimée se rencontrent en 1857. Mais les deux hommes se connaissaient déjà par leurs œuvres. Il ne s'agit pas à proprement parler d'une grande amitié mais plutôt d'admiration et de respect réciproques, les deux hommes ayant beaucoup de choses en commun. Intellectuels, polyglottes, passeurs de cultures, ils multiplieront leurs collaborations. Tourguéniev fera découvrir à Mérimée certaines perles de la littérature russe : en 1865, ils traduisent ensemble "Le Novice", poème de Mikhaïl Lermontov. Mérimée traduira plus tard certains récits de Tourguéniev ("Apparitions", "Chien"…), préfacera Pères et fils, paru en France en 1863, fera un travail de rédaction remarquable à la traduction du roman Fumée. "Nous les Russes devons saluer ici un homme qui nourrissait un attachement sincère et chaleureux pour notre peuple, notre langue et tout notre mode de vie, un homme qui révérait Pouchkine, comprenait et mesurait vraiment en profondeur la beauté de sa poésie. À titre personnel, je pleure la perte d'un ami…" écrira Tourguéniev dans sa nécrologie de Mérimée en 1870.
(Extraits du Guide du visiteur de l'exposition "Ivan Tourguéniev : passeur de cultures et visionnaire pour la paix", 2022-2023, Maison Losseau à Mons, en Belgique)
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